Tribune

« Ces 12 propositions vont dans le sens de ce que proposait le Président de la République en janvier dernier : plus de radicalité pour sauver notre système de soins »

3 juillet 2023

Christophe Jacquinet
Fondateur de Santéliance Conseil, ancien Directeur Général des Agences Régionales de Santé Picardie et Rhône-Alpes, membre du think tank CRAPS

Il y a tout juste dix ans, en juin 2013, je décidais de quitter la direction générale de l’Agence régionale de santé (ARS) Rhône-Alpes. Les inégalités d’accès aux soins se développaient, je pensais qu’il fallait faire beaucoup plus pour préserver la force de notre modèle d’accès aux soins, mais cela ne semblait pas être une priorité politique. Dix ans plus tard, je crois plus que jamais qu’il est urgent d’agir différemment pour agir en profondeur.

La santé est un monde qui me passionne : s’y retrouvent la souffrance physique et psychique, l’engagement et l’empathie des professionnels, la solidarité individuelle et collective, le progrès scientifique et technique, la politique, l’économie et les questions éthiques. Les débats y sont souvent vifs et les propositions que je présente ici en susciteront certainement !

Parmi ces différents domaines du monde de la santé, je me suis intéressé assez tôt lors de mes études de médecine au fonctionnement du système de santé. Au cours de mon externat, je me suis dit que prendre soin des malades nécessite aussi de prendre soin du système de soins et de ses professionnels.

Médecin gestionnaire ? À l’époque, cela apparaissait comme une drôle d’idée ! Les deux mondes de la médecine et des sciences dures d’un côté et de la gestion et des sciences humaines de l’autre étaient plus cloisonnés qu’aujourd’hui. À l’exemple de Sciences Po Paris qui autorisait les diplômés en maîtrise de droit à se présenter au concours de 2e année, mais qui ne s’était jamais demandé à partir de quelle année de médecine cela était possible ! Après un poste de faisant fonction d’interne en chirurgie en 6e année, j’ai obtenu cette autorisation et j’ai donc choisi cette voie.

Depuis, je n’ai jamais opposé la médecine à la gestion, ni la gestion privée à la gestion publique : ce qui compte avant tout, selon moi, c’est la meilleure façon de soigner un malade. Mais j’ai constaté dès le début de ma carrière que les conditions de prise en charge des malades étaient très différentes dans le secteur public et le secteur privé. Je pense toujours que si on veut faire progresser le monde de la santé, il faut additionner le meilleur des deux.

Ainsi, après seize années comme dirigeant de cliniques et d’hôpitaux privés dans un groupe, puis à la tête d’une fondation médico-sociale non lucrative, j’ai souhaité en 2009 travailler pour le secteur public en rejoignant le ministère de la santé.

À la fin de ces années 2000, le monde de la santé était en effet à un tournant : de nombreux acteurs commençaient à prendre conscience que les deux atouts de notre système de santé, la solidarité dans l’accès aux soins médicaux et l’excellence de leur réalisation, vacillaient.

J’avais alors une conviction forte et celle-ci n’a pas changé : l’amélioration de la performance de l’ensemble de l’offre de soins est la meilleure façon de lutter contre cette double dégradation. Pas la performance comme un but en soi, mais bien comme la solution pour que notre pays puisse continuer de se payer la solidarité et l’excellence de ses soins, notre bien commun. Comme bien d’autres, je pensais que ce gain de performance pouvait être obtenu par une meilleure organisation des hôpitaux publics et par celle des parcours de soins des patients.

Sur ces deux sujets, la nouvelle majorité politique élue en 2007 venait de prendre des positions fortes. Lors de son premier déplacement dans un hôpital public en octobre 2007, le nouveau président de la République avait proposé une vaste réforme de la santé « autour d’un double objectif de qualité des soins et d’optimisation des moyens ». Cette réforme s’est traduite en juillet 2009 dans la loi de santé « hôpital, patients, santé, territoires » (loi HPST) qui a aussi créé les Agences régionales de santé (ARS).

Pour toutes ces raisons, j’ai donc candidaté au poste de directeur général pour ces nouvelles ARS et le gouvernement m’a nommé à la tête de celle de Picardie. Des vingt-six premiers directeurs généraux de ces agences, futurs compagnons de route particulièrement unis dans leur engagement, j’étais le seul à n’avoir jamais travaillé ni pour l’État, ni pour la Sécurité sociale. Un défi, tant pour moi que pour mon employeur et pour mes proches collaborateurs ! J’ai beaucoup appris, nous avons apprivoisé nos différences de visions et de fonctionnement et cela a fonctionné. Un peu plus de deux ans plus tard, j’ai été nommé à la tête de la deuxième ARS de France, en Rhône-Alpes, et j’y suis resté jusqu’en février 2014.

Depuis dix ans, la maladie et les coups de la vie m’ont amené à rencontrer plus personnellement des professionnels de santé, en privé comme en public. Dans ces situations, ma famille et moi avons eu la chance de bénéficier de l’excellence médicale française et de l’attention de professionnels toujours disponibles.

« Comme de nombreux professionnels de ma génération, j’ai donc évolué avec le système de soins de notre pays : bardé des certitudes et de la confiance propres à la jeunesse, j’ai ensuite été confronté aux réalités pas si simples et j’y ai appris l’humilité »

Lors de cette période, une autre raison m’a fait prendre davantage conscience de cette chance : je me suis fréquemment déplacé pour mon activité professionnelle dans plusieurs pays d’Afrique. La grande faiblesse de leur système de soins m’a conduit à chacun de mes retours en France à me dire que j’avais beaucoup de chance d’y être né !

Mais, pendant ces dix ans, j’ai aussi vu de plus près l’autre face de notre système de soins, en accompagnant des directeurs, des présidents de commissions médicales et des médecins d’hôpitaux publics. Leur incompréhension profonde et communicative face à la dégradation de leurs conditions d’exercice, ainsi que les nombreux témoignages sur la difficulté d’accéder « comme avant » à des soins primaires, secondaires ou spécialisés à l’hôpital, ont été un choc ! Face aux situations dont j’ai été témoin en sortie de crise Covid – par exemple, un chirurgien en larmes de ne pouvoir opérer plusieurs patients atteints de tumeurs graves faute de médecins anesthésistes en nombre suffisant, par exemple plus d’une centaine de patients âgés en attente d’une opération de leur fracture du col du fémur au-delà du délai sans perte de chance – notre pays m’est alors apparu divisé entre ceux qui sont privilégiés en termes d’accès aux soins et ceux qui ne le sont plus.

Comme de nombreux professionnels de ma génération, j’ai donc évolué avec le système de soins de notre pays : bardé des certitudes et de la confiance propres à la jeunesse, j’ai ensuite été confronté aux réalités pas si simples et j’y ai appris l’humilité. Face au désarroi réel de ces professionnels, s’il m’arrive de douter de ce que j’ai fait, le goût de la vie et la reconnaissance pour ce que m’a apporté mon pays me poussent à me questionner sur la meilleure façon de préserver ce qui fait la valeur de notre système de soins. Avec cette interrogation : comment faire concrètement pour que la chance que nous avons, ma famille et moi, d’accéder facilement à des soins de qualité, soit la même pour tous les Français ?

1. Politique de soins et politique électorale, un couple toujours en tension ! 

Entre 2009 et 2012, la politique de soins du gouvernement et de sa ministre de la santé, Roselyne Bachelot, reposait sur 4 objectifs : 1) La rationalisation de l’offre de soins hospitalière ; 2) La convergence des tarifs entre les hôpitaux publics et privés avec quatre années successives de baisses des tarifs des hôpitaux publics ; 3) L’incitation à une offre de soins de premier recours davantage coordonnée ; 4) La plus forte participation financière directe des assurés sociaux à l’augmentation de la dépense de soins.

Pour mener à bien les deux objectifs relatifs à l’organisation de l’offre hospitalière et de l’offre de premier recours, le gouvernement avait décidé de donner le plus d’autonomie possible à ses nouvelles Agences régionales de santé. Il attendait de leurs directeurs généraux qu’ils agissent selon les spécificités des territoires de leur région, en lien avec les élus locaux et les représentants des acteurs de santé. Ce qu’on commençait à appeler « la démocratie sanitaire ».

À partir de juin 2012, cette politique de soins a connu un virage complet avec l’arrivée d’une nouvelle majorité politique. Mais pas le virage attendu par ses électeurs !

La nouvelle majorité élue en 2012 a commencé par décider de ne plus augmenter les restes à charge pour les ménages. Cette affirmation du principe de la solidarité nationale dans l’accès aux soins était un geste politique d’autant plus fort qu’elle voulait aussi continuer de réduire le déficit de l’Assurance maladie. Cela avait un prix : puisque les paiements directs des patients n’augmenteraient plus, il fallait augmenter les cotisations à l’Assurance maladie et/ou trouver davantage d’économies au sein du système de soins.

Les électeurs de cette nouvelle majorité attendaient eux que soit mis fin à ce qu’ils considéraient comme un rationnement des soins engagé par la loi HPST. Ils furent déçus : le gouvernement a retenu la seconde solution, la plus difficile. C’est alors que le grand paradoxe en matière de régulation publique des soins a commencé.

Le sujet le plus épineux a porté sur la politique hospitalière.

Si, dès 2013, la nouvelle majorité a mis fin à la convergence des tarifs entre les hôpitaux publics et les hôpitaux privés, elle a continuellement baissé les tarifs de ces deux secteurs et quasiment abandonné la rationalisation de l’offre hospitalière publique et privée. Ce que nous payons lourdement aujourd’hui.

En effet, ces baisses annuelles des tarifs des hôpitaux publics et privés entre 2013 et 2018 ne résultaient pas d’une diminution des coûts de ces deux secteurs, bien au contraire. Elles étaient la simple application du mécanisme de régulation prix-volume consistant à moduler le niveau des tarifs pour l’année à venir en fonction du niveau d’activité anticipé. L’objectif était d’ajuster la dépense hospitalière publique et privée à l’enveloppe allouée aux hôpitaux, l’Ondam hospitalier. Ainsi, sa progression a atteint son point historiquement le plus bas en 2016.

« Si, dès 2013, la nouvelle majorité a mis fin à la convergence des tarifs entre les hôpitaux publics et les hôpitaux privés, elle a continuellement baissé les tarifs de ces deux secteurs et quasiment abandonné la rationalisation de l’offre hospitalière publique et privée »

Ces baisses annuelles de tarifs ont eu pour effet d’obliger les hôpitaux publics et privés à améliorer leur gestion interne. Mais sans allégement des contraintes de fonctionnement interne spécifiques aux hôpitaux publics et sans économies en termes d’offres dans ce secteur (ce que j’appelais alors des « leviers externes d’économies » par rapport aux leviers internes aux hôpitaux, mobilisés à la suite des baisses des tarifs), ces baisses de tarifs annuelles devenaient très risquées, en particulier pour les hôpitaux publics.

Lorsque j’étais à la tête de l’ARS Rhône-Alpes, les collaborateurs de l’agence et moi avions donc la conviction que notre action au niveau régional devait contribuer à éviter que la seule source d’économies dans ce secteur soit la baisse annuelle de ses tarifs pénalisant indifféremment les bons comme les moins bons hôpitaux.

Pour cela, les régulateurs nationaux (État et Assurance maladie) et les ARS disposaient de trois leviers alternatifs, ces leviers externes sur lesquels les directions d’hôpitaux n’avaient pas la main : 1) L’autonomie des hôpitaux publics vis-à-vis des enjeux électoraux locaux ; 2) La suppression des séjours hospitaliers non pertinents et des offres publiques et privées inutilement redondantes ; 3) La concentration de certaines activités très spécialisées sur les plateaux techniques les plus coûteux, à la condition de ne pas modifier la qualité de l’accès à ces activités.

Ces leviers à la main des régulateurs nationaux et régionaux n’avaient pas seulement un intérêt en termes d’économies. Ils devaient, selon nous, permettre aussi d’engager des nouvelles organisations à la fois plus efficientes et plus sécuritaires pour les offres hospitalières publiques et privées concernées.

Si tout n’a pas été parfait dans mon action à la tête de l’ARS, nous avons tout fait pour mettre en œuvre dans le secteur hospitalier de la région ces trois types de leviers externes.

Mais les opérations de fermetures ou de regroupements d’activités hospitalières ne sont jamais faciles : elles touchent toujours les intérêts des professionnels en poste, souvent des intérêts financiers et bien souvent des intérêts électoraux.

Ainsi, malgré le soutien constant et précieux de la conférence régionale de santé et de l’autonomie (CRSA) de la région Rhône-Alpes, nous avons été confrontés à l’opposition assez forte de plusieurs grands élus de la majorité à ces restructurations. Y compris quand il s’agissait de fermer des activités très spécialisées réalisées par le secteur privé lucratif !

Les oppositions politiques locales de ce type ne peuvent être régulées que par un pouvoir politique central fort, au moyen d’un soutien politique manifeste et d’un accompagnement financier conséquent à ces réorganisations.

Mais à partir de juin 2012, les conditions n’étaient pas réunies pour cela : la majorité politique précédente avait perdu toutes les élections locales, même le Sénat ; le nouveau pouvoir exécutif issu des élections de 2012 s’est donc retrouvé en situation de plus grande faiblesse vis-à-vis de nombreux élus locaux de son camp à qui il devait le succès aux élections présidentielles et législatives. Par ailleurs, les dissensions sur les questions sociales au sein de la nouvelle majorité ont accentué sa faiblesse. Cette situation l’a empêché de mener cette politique alternative vis-à-vis du secteur hospitalier, la plus difficile.

Ainsi, la nouvelle majorité de 2012 a préféré la baisse annuelle des tarifs de la totalité des hôpitaux, avec ses effets immédiats sur l’équilibre des comptes de l’Assurance maladie, aux autres leviers de réorganisation de l’offre hospitalière publique et privée. Leurs désavantages électoraux sont eux immédiats et leurs bénéfices économiques beaucoup plus lointains !

Les inquiétudes des directeurs généraux d’ARS relatifs aux effets de cette politique hospitalière ont été confirmées par la suite. L’accumulation des coups de rabot précédents sur le financement des hôpitaux publics est devenue critique à partir de 2019/2020 : le gouvernement Philippe a alors été obligé de réinjecter une dizaine de milliards d’euros dans leur financement (« Ségur de la santé »). Toutes les économies factices obtenues dans ces hôpitaux par ces baisses de tarifs – factices car transférées en grande partie dans l’accroissement de leur déficit et la réduction de leurs investissements – , ont été effacées d’un seul coup !

Deuxième pilier de la politique relative aux soins à partir de juin 2012 : l’accès à la médecine de premier recours.

La politique menée par la nouvelle majorité de 2012 dans ce domaine poursuivait celle de la majorité précédente. L’objectif était d’anticiper la baisse à venir du nombre de médecins généralistes et la baisse de l’attractivité de nombreux territoires éloignés des grandes villes vis-à-vis des nouveaux diplômés.

Pour cela, les ARS devaient soutenir des innovations organisationnelles, par exemple les nouvelles maisons et centres de santé pluriprofessionnels sur l’ensemble des territoires. En Rhône-Alpes, l’ARS a aussi développé un soutien important spécifique à certains de ses territoires, par exemple un réseau de médecins généralistes correspondants du Samu ou la création de centres et maisons de santé avec des petits plateaux techniques pour les territoires les plus isolés.

Mais toutes ces actions nécessitaient des financements plus importants pour ce secteur. Or, avec un budget de l’Assurance maladie (l’Ondam) particulièrement contraint comme on l’a vu, ces financements supplémentaires pour la médecine de premier et de second recours ne pouvaient venir que d’un transfert des économies réalisées par la rationalisation de l’offre hospitalière publique et privée et des économies réalisées sur les médicaments.

La réussite de la politique en termes d’accès aux soins ambulatoires dépendait donc en grande partie de la réussite de la politique d’économies hospitalières à l’échelle de l’ensemble du pays. Car seuls les régulateurs nationaux avaient le pouvoir de décider des transferts financiers en faveur de l’accès aux soins de premier et second recours : le niveau national de l’État maîtrise 98 % des dépenses publiques de santé – les ARS n’ayant à leur main qu’environ 2 % de ces dépenses – et l’Assurance maladie maîtrise les conventions avec les professionnels de santé.

Plus facile à formuler qu’à réaliser, cette politique que je défendais à l’égard du secteur hospitalier public et privé, dans son intérêt comme dans l’intérêt du secteur ambulatoire, était donc un défi à l’ordre établi ! Dans un système aussi complexe que celui des soins, gérer différemment pour anticiper sur le long terme, c’est en effet forcément toucher à l’ordre établi. Ce qui paye rarement dans les urnes sur le court terme !

« Dans un système aussi complexe que celui des soins, gérer différemment pour anticiper sur le long terme, c’est en effet forcément toucher à l’ordre établi. Ce qui paye rarement dans les urnes sur le court terme ! »

Si j’avais bien conscience de cette difficulté de nature politique lors de ces cinq années à la tête de ces deux ARS, je voulais rester fidèle à la mission qui m’avait été donnée après ma nomination. Je tentais donc d’agir sur le système, à mon niveau de responsabilité, et pas seulement de l’administrer.

Après avoir quitté mes fonctions en février 2014, j’ai partagé dans une interview mon inquiétude pour l’avenir proche du système de soins et ce qui me semblait la clé de ses difficultés : « Ce dont souffre fondamentalement le système de santé actuel et ce qui cause des difficultés aux professionnels de santé et aux hôpitaux publics en particulier, ce ne sont pas tellement les problématiques économiques ou la prise en charge des maladies chroniques, même s’il s’agit d’enjeux essentiels. C’est d’abord la souffrance d’un manque chronique de décisions efficaces et sincères de la part des autorités de tutelles et de régulation. Tous les professionnels le disent. Nous sommes dans un système de santé qui est compliqué, avec une gouvernance hyper-atomisée, c’est-à-dire beaucoup de personnes qui décident et interviennent : l’État, l’Assurance maladie, des élus, le cabinet des différents ministres, les fédérations hospitalières… Tout cela est très bien, c’est démocratique. Mais le système a néanmoins besoin d’autorité, pas au sens d’autoritarisme, mais au sens de prises de décisions. […] Sans ces décisions qu’il faut prendre, l’offre hospitalière publique en général va se trouver en très grande difficulté dans les années à venir. »

2. L’abandon de nombreux territoires pour l’accès aux soins

Que s’est-il passé depuis dix ans ?

Beaucoup a été fait par les gouvernements successifs : dix lois de financement de la Sécurité sociale, le Pacte de confiance avec l’Hôpital, le Pacte territoire santé, deux lois de santé, le plan Ma santé 2022, le Ségur de la santé, etc.

Malgré tout cela, l’institut Elabe a dévoilé en janvier dernier une étude pour Le Figaro dans laquelle un Français sur deux déclare avoir un accès compliqué, long ou partiel aux services de soins. « Un chiffre en forte hausse sur un an », selon cette étude. « En octobre 2021, il n’y avait “que” 32 % des personnes interrogées à déclarer la même chose. Pire, 12 % de ces personnes pointent aujourd’hui n’avoir aucun accès aux services de soins. À l’inverse, “seuls” 31 % des personnes interrogées (-19 points) déclarent avoir un accès facile et rapide à tout ce dont ils ont besoin. »

Cette difficulté tient en grande partie à la déstabilisation de l’offre de soins hospitalière et de premier recours.

Dans les hôpitaux publics, près de 30 % des postes de médecins hospitaliers titulaires sont vacants, soit environ 15 000 postes.

L’intérim médical, dont on parle beaucoup depuis le début de cette année, est le symptôme le plus apparent de cette situation : grâce à ces médecins intérimaires et aux nombreux médecins à diplômes étrangers, de nombreux services hospitaliers publics continuent de fonctionner. Sans eux, ce serait près de 30 % de tous ces services qui fermeraient.

« Grâce à ces médecins intérimaires et aux nombreux médecins à diplômes étrangers, de nombreux services hospitaliers publics continuent de fonctionner. Sans eux, ce serait près de 30 % de tous ces services qui fermeraient »

Le nombre de postes vacants d’infirmières et d’infirmiers est à peu près le même que celui des médecins.

Cette situation de pénurie permanente a accéléré le cercle vicieux auquel tous les hôpitaux sont confrontés : plus il y a de postes vacants, plus les conditions de travail sont instables, plus les médecins et soignants quittent les hôpitaux.

Mais les services d’urgences des hôpitaux publics, en crise permanente depuis 2020, sont aussi plus sollicités parce que l’accès à la médecine de premier recours et de second recours va mal.

« Il y en a partout des déserts médicaux »
François Braun Ministre de la Santé et de la Prévention, 3 mai 2023, France Inter

C’est l’autre volet de la difficulté d’accès aux soins. Il y a 10 ans, les responsables politiques, ministres et directeurs généraux d’ARS n’avaient pas le droit de parler de « déserts médicaux ». Aujourd’hui, cette expression est passée dans le débat public et même le ministre de la Santé et de la Prévention a déclaré le 3 mai dernier sur France Inter : « Il y en a partout des déserts médicaux ! » Cela traduit un énorme changement !

Mais cette affirmation du ministre pourrait faire croire que les Français sont tous égaux devant ces déserts médicaux. C’est le contraire !

Certains territoires sont de plus en plus déserts par rapport à d’autres. Certaines catégories de la population au sein d’un même territoire ressentent de plus en plus le désert médical par rapport à d’autres.

C’est le principal défi pour la cohésion sociale auquel notre pays est aujourd’hui confronté.

Prenons, par exemple, l’écart de densité médicale pour la médecine générale, la pédiatrie et la psychiatrie libérales entre les 10 départements de métropole les mieux dotés en médecins et les 10 départements les moins bien dotés (sur 96 départements en métropole).

Les 10 départements ayant la plus forte densité de médecins généralistes par habitant ont en moyenne un médecin généraliste pour 883 habitants. Dans les 10 départements ayant la plus faible densité de médecins généralistes par habitant, ce chiffre est de 1 850 habitants. Dans ces 10 derniers départements, les médecins généralistes ont donc à leur charge 2 fois plus de personnes que leurs autres collègues.

Facteur aggravant souligné par l’étude Que Choisir/DRESS d’avril 2023 : « Les départements les moins bien dotés en généralistes sont aussi ceux où la moyenne d’âge de ces praticiens est la plus élevée ! Ainsi, tendanciellement, les départements qui étaient déjà les moins dotés en généralistes en 2020 connaîtront au cours des prochaines années le plus de départs à la retraite. »

L’inégalité territoriale en termes de densité médicale est pire pour les psychiatres libéraux. Dans les 10 départements ayant la densité de psychiatres libéraux par habitant la plus faible, il y a environ 9 fois plus d’habitants par psychiatre libéral par rapport aux 10 départements ayant la densité la plus forte !

Cet écart très élevé au sein des 20 départements les mieux et les moins dotés est encore plus important pour les pédiatres libéraux : le nombre d’habitants par pédiatre libéral entre les 10 départements ayant la densité par habitant la plus faible et les 10 autres ayant la densité la plus forte est multiplié par 12 ! La plupart des départements ayant la densité de pédiatres la plus faible sont pourtant dans la moyenne nationale en termes de proportion de mineurs dans leur population.

On retrouve ces écarts très élevés entre départements dans la plupart des spécialités médicales. Et ils augmentent plus fortement encore si on compare ces densités de médecins entre territoires de soins, à un niveau infradépartemental.

L’inégalité d’accès aux soins réside donc bien dans ces écarts très élevés de densité médicale entre territoires.

Personne ne peut dire en effet quel est le nombre optimum de médecins généralistes, de psychiatres libéraux ou de pédiatres libéraux par habitant, même si on standardise les besoins selon l’âge de la population. Par exemple, un médecin généraliste peut travailler à un rythme différent d’un autre ou collaborer différemment avec les autres professionnels de santé.

Ce nombre optimum de médecins généralistes par habitant est aussi variable selon les pays, en fonction de leur réglementation, de la formation des professionnels de santé et des habitudes de travail avec les autres professionnels. Par exemple, dans certains pays, comme au Canada ou en Espagne, le médecin généraliste suit beaucoup plus de patients que chez nous parce que les autres professionnels de santé pratiquent de nombreux actes qui restent du ressort des médecins généralistes en France.

Mais le fait que des médecins généralistes aient à leur charge en moyenne 1 850 personnes dans certains départements ne peut être accepté. Avec la façon actuelle dont chaque professionnel de santé intervient, il n’est pas possible pour les médecins généralistes de ces territoires d’être disponibles à la fois pour prendre en charge correctement tous ces patients, effectuer des permanences de soins la nuit, le week-end, les jours fériés et conserver une vie personnelle.

Nous ne sommes pas dans un système de libre financement des médecins de premier et de second recours. Les actes de ceux-ci étant majoritairement financés par l’Assurance maladie nationale à laquelle tout le monde cotise, ces inégalités aussi importantes en termes de ressources médicales entre les territoires ne sont plus acceptables !

« On ne peut plus […] parler d’inégalités d’accès aux soins médicaux de premier et de second recours entre les territoires de la République, mais plutôt d’une séparation de ces territoires de la République. Même d’un abandon de nombreux territoires par la République en termes d’accès aux soins médicaux »

Dans notre système de soins national dit « solidaire », on ne peut plus en effet parler d’inégalités d’accès aux soins médicaux de premier et de second recours entre les territoires de la République, mais plutôt d’une séparation de ces territoires de la République. Même d’un abandon de nombreux territoires par la République en termes d’accès aux soins médicaux. La conséquence est majeure sur les personnes les plus vulnérables et les plus éloignées des services de soins.

Cette difficulté dans l’accès aux soins médicaux de premier recours va continuer de s’aggraver.

Selon une étude d’Iqvia pour l’Express, en avril 2022 : « Si rien n’est fait pour inverser la tendance rapidement, les Français pourraient être 20 millions de plus d’ici à la fin du prochain quinquennat à vivre dans un désert médical. Soit 27 millions de personnes au total privées d’un accès simple à un médecin généraliste. »

Environ 40 % de la population serait donc bientôt en difficulté pour consulter un médecin généraliste, quand plus de 20 % de la population aura plus de 65 ans ! Un choc pour notre grand pays développé.

Quelles seront les conséquences de ces pénuries et inégalités d’accès sur la santé de la population ?

De nombreux experts considèrent qu’elles seraient mesurées, car l’impact du système de soins sur l’augmentation de l’espérance de vie ne serait que de 25 % (cela signifie que sur les 30 années d’espérance de vie gagnées au cours du siècle dernier, 8 années seraient attribuables à l’amélioration du système de soins). L’impact des autres déterminants de santé comme l’environnement social et économique, les caractéristiques génétiques, les comportements individuels et l’environnement physique serait lui de 75 %.

Mais si le lien entre la politique de soins, sujet de cet article, et la santé de la population n’est donc pas automatique, deux alertes nous font prendre conscience que le progrès en termes de santé dans notre pays n’est pas acquis : L’espérance de vie des Françaises et des Français est redescendue en 2022 au niveau où elle était en 2014, indépendamment du Covid ; Les mortalités périnatale et néonatale, indicateurs sentinelles pour la santé publique, ont augmenté très significativement en métropole sur les dix dernières années.

Nous ne sommes pas encore dans un scénario à l’américaine où l’espérance de vie baisse tous les ans depuis 2014 (elle est revenue au niveau de 1996), mais peut-être en prenons-nous le chemin.

3. Des grands privilégiés d’un côté, des déclassés sanitaires d’un autre côté

La séparation de nombreux territoires de la République pour l’accès aux soins engendre une fracture bien plus grave encore.

Dans les territoires les moins bien dotés en médecins, les personnes les plus fortunées, les grands élus, les professionnels du monde de la santé et leurs entourages s’en sortent mieux que les autres : cette catégorie des grands privilégiés, dont je fais partie, a des moyens financiers et/ou le pouvoir et/ou le réseau personnel pour faire ouvrir la porte d’un médecin ou d’une prise en charge à l’hôpital ou en clinique. Plus facilement ou plus rapidement que ne peuvent le faire la plupart des Français.

La question de l’accès aux soins est donc d’abord une question d’acceptabilité sociale.

Nous ne sommes pas en effet les États-Unis, ni un ex-pays d’Europe de l’Est ou un pays du continent africain. Parmi les 10 types d’inégalités sociales répertoriées par l’OCDE, les Français acceptent par exemple plus que d’autres l’inégalité devant l’héritage patrimonial familial. Mais, à l’inverse, nous sommes le pays de l’OCDE qui accepte le moins l’inégalité sociale en termes d’accès aux soins.

Les Français non privilégiés acceptent d’autant moins cette inégalité sociale qu’ils cotisent de façon obligatoire à l’Assurance maladie, avec un taux de cotisation équivalent quel que soit l’âge ou le territoire. Même si leur lieu de vie est beaucoup moins bien doté en services de santé qu’un autre !

Les Français sont donc tous égaux face à l’obligation de cotiser et inégaux face à l’accès aux soins ! Ce déclassement sanitaire à cotisations obligatoires est propice à fracturer profondément notre cohésion sociale.

Les Français l’expriment très clairement dans les enquêtes d’opinion. Par exemple, dans le sondage OpinionWay réalisé pour Le Printemps de l’économie en avril dernier. Les personnes interrogées considèrent que la préservation du système de santé est le premier domaine pour lequel il leur semble important de s’engager, bien avant la lutte en faveur de l’environnement et la préservation de la paix. Selon Olivier Passet de Xerfi Canal : « Ce sondage montre que les questions de vie et de survie sont aux premiers rangs des préoccupations des Français, alors que les questions du vieillissement sont reléguées à la 10e place. Entre le gouvernement et l’opinion, il y a donc d’abord un conflit de priorités. »

Ce conflit de priorités entre les non-privilégiés pour l’accès aux soins et les dirigeants politiques se retrouve dans le vote des Français.

J’avais été très frappé, lorsque j’étais directeur général de l’ARS de Picardie, du lien apparent entre la prépondérance du vote en faveur du Front national dans les territoires sujets à élections locales ou législatives partielles et la faiblesse de la densité de médecins dans ces territoires.

Depuis, le vote contestataire vis-à-vis des partis de gouvernement s’est fortement développé : au premier tour de la présidentielle 2022, 54,6 % des votants (soit 19,6 millions de personnes) ont voté pour le parti communiste, l’extrême gauche ou l’extrême droite. Trois familles politiques qui portaient des programmes santé beaucoup plus radicaux que ceux des partis de gouvernement. Par ailleurs, 26 % des inscrits (12,9 millions de personnes) se sont abstenus. Une forme de renoncement à la vie citoyenne pour les uns ou un sentiment d’abandon pour les autres. En additionnant ces deux catégories d’inscrits, on constate qu’environ 65 % des inscrits ne se sentent plus inclus dans le système politique dirigé par les partis de gouvernement et qui a conduit à la situation actuelle en termes d’accès aux soins.

4. Les soins, un monde complexe et sensible

Pourquoi avons-nous laissé l’accès aux soins se dégrader à ce point ? Par désintérêt ? Incompétence ? Impuissance ?

Nous sommes nombreux à partager ce sentiment de profond gâchis, alors que notre pays dispose de tous les atouts pour réussir dans la santé : L’attachement très fort à la solidarité sociale ; Une des prises en charge des dépenses par une Assurance maladie publique parmi les plus élevées du monde ; La qualité des formations médicales et paramédicales et donc la qualité et l’engagement des professionnels ; La rigueur, le dévouement à l’intérêt général et l’absence de corruption de l’administration ; Les succès dans la recherche et l’innovation médicale et scientifique ; Le réseau d’hôpitaux parmi les plus denses du monde ; La bonne performance de tous les acteurs du soin et de l’accompagnement des personnes dépendantes, au regard de nos résultats de santé (à titre d’exemple, la dépense de santé par habitant de l’Allemagne est 21 % supérieure à la nôtre).

Que nous a-t-il donc manqué ?

La réponse est difficile. Certainement la pleine conscience que nous allions dans le mur, mais pas seulement. Essayer de répondre à cette question, c’est d’abord parler de « nous ». Selon moi, ce « nous » est collectif. Je ne crois pas en effet qu’il y ait un coupable en particulier ou une catégorie d’acteurs qui aurait failli plus qu’une autre.

« Que nous a-t-il donc manqué ? « La réponse est difficile. Certainement la pleine conscience que nous allions dans le mur. Mais pas seulement » »

Contrairement à d’autres pays, nous sommes dans un système de soins administré. Cela veut dire que rien ne s’y fait sans l’intervention de l’État ou de l’Assurance maladie nationale, les deux garants de la solidarité nationale en matière d’accès aux soins. Ces deux régulateurs nationaux réglementent, contrôlent et décident d’environ 80 % du financement du système de soins. La facilité serait donc de nous tourner vers les dirigeants politiques responsables de la politique conduite par ces deux régulateurs nationaux, pour leur demander ce qu’ils ont fait ces dix dernières années.

« Je ne crois pas […] qu’il y ait un coupable en particulier ou une catégorie d’acteurs qui aurait failli plus qu’une autre »

Mais après avoir travaillé pour trois ministres de la santé et quatre secrétaires d’État à la santé ou aux personnes âgées et handicapées, et après avoir rencontré beaucoup de parlementaires, je crois pouvoir dire que ces dirigeants politiques nous ressemblent.

Comme nous, les élus ont en effet beaucoup de mal à appréhender le monde de la santé, tant il apparaît complexe et sensible.

Un monde complexe dans son fonctionnement, parce que les engrenages pour le faire fonctionner sont nombreux et très intriqués : Statuts différents des acteurs publics et privés ; Coexistence d’un service hospitalier public et d’une offre concurrente privée commerciale, capitalistique et performante ; Innovations médicales très rapides et de plus en plus coûteuses ; Représentants des patients et des usagers plus exigeants sur leur rôle et plus vigilants sur le fonctionnement du système de soins ; Réglementations nombreuses dans un secteur sujet aux risques collectifs et aux crises sanitaires, donc aux crises politiques ; Multiples rouages pour le pilotage des secteurs sanitaires et médico-sociaux ; Emplois en nombre considérable ; Dépenses de santé entrant dans le budget de la Nation à un niveau proche des dépenses de l’État pour tous les autres secteurs !

Un monde sensible, parce qu’il répond à un besoin primaire essentiel, la vie. La rationalité scientifique ne fait pas tout dans l’art d’exercer la médecine et les soins, ni dans l’art de les recevoir. La relation soignant-soigné est une relation unique, non standardisable.

Par ailleurs, de plus en plus homo œconomicus dans une société de plus en plus anxiogène, nous, les patients-consommateurs, sommes de plus en plus exigeants.

Dans cette situation de grande complexité et de grande sensibilité, les dirigeants politiques constatent que les risques d’instabilité de notre système de soins sont importants : la modification d’un engrenage peut vite déstabiliser un autre engrenage et dérégler l’ensemble de la mécanique.

D’ailleurs, nous ne sommes pas le seul pays à vivre cette crise de l’accès aux soins. La plupart des pays développés sont confrontés à cette difficulté. Parfois, c’est l’ensemble de leur système de santé qui flanche, comme aux États-Unis, malgré une dépense de santé par habitant la double de la nôtre !

5. Un mélange d’optimisme et de fatalisme chez de nombreux décideurs

Le pire serait la submersion de notre système de soins par l’amplification des vagues actuelles.

Nous connaissons les risques qui nous menacent : Croissance forte des personnes très dépendantes dans les années à venir (quasi-doublement du nombre de seniors de plus de 95 ans entre 2015 et 2028) et risque d’un abandon de celles-ci par manque de personnes pour s’en occuper ; Baisse du nombre de médecins de premier et de second recours entraînant la saturation de leur activité, moins d’humanité dans leur exercice et donc risque d’un accroissement des violences à l’égard de ces médecins ; Perte supplémentaire d’attractivité médicale des territoires les plus éloignés des grandes villes et risque d’un abandon supplémentaire de populations ; Coût exorbitant des innovations thérapeutiques de précision, en particulier contre les cancers et risque que seuls les plus fortunés puissent y accéder à l’étranger ; Pression plus forte des prêteurs de la dette de l’État sur les finances publiques et risque que les dirigeants politiques soient obligés de basculer tous les soins dits de « base » (actuellement financés à environ 60 % par l’Assurance maladie nationale) sur la protection sociale privée, solution d’ailleurs proposée par le candidat de la droite à la présidentielle de 2017.

Mais ces inquiétudes ne sont pas toujours partagées par les décideurs politiques, parfois plus enclins à suivre la recommandation du président du conseil en 1948, le Corrézien et docteur Queuille : « La politique, ce n’est pas de résoudre les problèmes, mais c’est de faire taire ceux qui les posent ! »

Ainsi, depuis dix ans, j’entends parfois cette réponse à mon inquiétude au sujet de l’évolution de l’accès aux soins : « Ça ne va pas si mal. La situation n’est pas pire qu’avant. Nous n’avons jamais eu autant de médecins et, de toute façon, le secteur de la santé s’est toujours plaint ! Les soins sont un combat que les soignants finissent toujours par perdre, c’est donc normal qu’ils soient insatisfaits. Comme toujours, ils s’adapteront, ce secteur est résilient ! ».

Cela me fait penser au dialogue entre Cassandre et Andromaque dans la tragédie de Jean Giraudoux La guerre de Troie n’aura pas lieu. Dès le début, Cassandre y affirme que la guerre aura lieu et Andromaque ne veut pas la croire. Elle lui rétorque : « Cela ne te fatigue pas de ne voir et de ne prévoir que l’effroyable ? »

« Aucune réforme ne permettra jamais de rendre les gens malades heureux, ni les professionnels complètement satisfaits. Les vraies décisions qu’il faudrait prendre pour que ça marche mieux engendreraient des réactions tellement fortes des professionnels de santé et des citoyens qu’il vaut mieux regarder ailleurs »
Remarque d’un élu à propos de la frilosité d’agir pour le système de santé

Depuis dix ans, j’ai aussi entendu des responsables politiques théoriser cette impuissance à agir. Voici ce qu’ils disaient :

– Les hôpitaux publics sont impossibles à réformer, un peu comme l’URSS avant la chute du mur de Berlin. Ils demanderont toujours plus. Nous ne pouvons les laisser couler, pour des raisons politiques, en particulier à cause de l’emploi. Ce qu’il faut, c’est surtout s’occuper de ce qui est le plus visible, par exemple la situation des urgences dans les hôpitaux.

– Le secteur hospitalier privé, lui, gère très bien ce qu’il fait, même s’il ne fait pas tout. Il faut le soutenir, car notre pays a des groupes privés à vocation internationale dans ce secteur. Ils sont utiles d’un point de vue économique et de soft power.

– Avec les médecins, la relation n’est jamais facile : les grands professeurs et les libéraux sont encore un peu les sorciers du village. Ils ont des pouvoirs magiques auxquels la population croit encore, alors le chef du village ne doit pas trop les contrarier.

– La dépense socialisée de soins, elle, est un puits sans fond, surtout avec le vieillissement de la population. On est obligé de contrôler cette dépense parce que notre taux de prélèvements obligatoires rapporté au PIB est le plus élevé d’Europe et surtout, parce que l’État a besoin d’emprunter tous les jours pour fonctionner. Avec cette contrainte, si l’augmentation de la dépense publique de santé venait à empêcher l’augmentation des dépenses d’autres besoins collectifs comme l’éducation, la sécurité et la justice, nous, élus, ne pourrions plus rien faire !

– Finalement, aucune réforme ne permettra jamais de rendre les gens malades heureux, ni les professionnels complètement satisfaits. Les vraies décisions qu’il faudrait prendre pour que ça marche mieux engendreraient des réactions tellement fortes des professionnels de santé et des citoyens qu’il vaut mieux regarder ailleurs. Et puis, on n’a jamais vu des millions de personnes défiler dans la rue pour se plaindre de l’accès aux soins !

– Mais viendra un jour, en effet, où la situation des finances publiques d’une part et la réaction de la population d’autre part ne laisseront plus le choix à nos successeurs : une partie importante des soins devra être gérée et financée par la protection sociale privée. Cela viendra comme une évidence. Mais ce sera un autre jour et pour nos successeurs !

Au sujet de l’impact de la montée de l’inégalité d’accès aux soins sur la représentation politique, j’ai aussi souvent entendu : « Oui, la santé va mal, c’est vrai ! Mais les forces progressistes seront toujours assez fortes pour que les extrêmes n’arrivent pas au pouvoir ! »

Face à cet optimisme, Cassandre pourrait répondre, comme elle le fait à Andromaque dans La guerre de Troie n’aura pas lieu : « Tu as vu le destin s’intéresser à des formes négatives ? Le destin, c’est simplement la forme accélérée du temps, c’est épouvantable. »

Ainsi, empêchés par la crainte du risque politique de court terme à agir en profondeur, les dirigeants des partis de gouvernement préfèrent traiter les difficultés du système de soins de façon défensive. C’est-à-dire presque uniquement en réaction à des situations critiques.

Les exemples sont nombreux. On peut citer la réponse à la crise des services d’urgences des hôpitaux publics en 2014 et en 2022, le Ségur de la santé en 2020 du fait de la fuite des professionnels des hôpitaux publics et leur quasi-faillite, l’augmentation soudaine à l’automne 2022 du financement de la pédiatrie hospitalière en crise.

Seule la promotion de la santé au moyen de la prévention a fait l’objet de décisions réellement proactives par les ministres de la santé successifs. Par exemple, la lutte contre le tabagisme (paquet neutre), la lutte contre l’obésité avec le nutri-Score, les vaccinations obligatoires, la gratuité de la pilule du lendemain, la gratuité des préservatifs pour les moins de 26 ans et bien d’autres mesures.

La quasi-absence de débats lors de la dernière campagne électorale nationale à propos des programmes des candidats pour améliorer le système de soins est l’illustration manifeste de l’absence de bénéfices politiques immédiats à vouloir anticiper.

Pourtant, nous sortions de deux ans de crise sanitaire Covid-19. Pourtant, tous les professionnels de santé constataient des pertes de chance de nombreux patients du fait de retards de prises en charge. Cela aurait pu conduire à mettre en débat l’accès aux soins. Mais cela n’a pas suffi.

6. Le plus important : la cohésion nationale

Cet état d’impuissance vis-à-vis des difficultés du système de soins n’est pas partagé par tout le monde.

De nombreux élus et citoyens refusent qu’une caste de privilégiés sanitaires laisse aux non-privilégiés le fardeau de subir cette inégalité. Ils n’acceptent pas le risque de voir détruit, pas à pas, le ciment de la cohésion sociale et au bout du compte, ce qui fait selon nous la République. Ils refusent donc d’être pris pour des Cassandre.

Car dire que l’inégalité d’accès aux soins va encore s’aggraver si nous ne prenons pas des mesures très fortes, dire que les conséquences de ne rien faire de fondamental seraient graves, bien au-delà des seules questions de santé et pas seulement pour les non-privilégiés mais aussi pour nous les grands privilégiés, n’est pas une prophétie. C’est une réalité déjà sous nos yeux !

Dire cela ne revient pas non plus à croire que c’est une fatalité contre laquelle nous ne pourrions lutter ! Bien au contraire, dire cela signifie qu’il est de la responsabilité de ceux qui en ont le pouvoir de tout faire pour éviter ce pire. Comme le disait le président de la République lors de ses vœux aux acteurs de la santé le 6 janvier dernier, « Aujourd’hui, on doit aller beaucoup plus vite, beaucoup plus fort, prendre des décisions radicales ! ».

« Aujourd’hui, on doit aller beaucoup plus vite, beaucoup plus fort, prendre des décisions radicales ! »
Disait le Président de la République lors de ses vœux aux acteurs de la santé le 6 janvier dernier

Vous avez dit « décisions radicales » ?

Si nous pensons vraiment que la solidarité dans l’accès aux soins et dans l’éducation à la santé font le ciment de notre cohésion sociale, nous pourrions le prouver par des décisions politiques à fort impact.

Est-il possible pour autant de renverser la table d’ici 2027, c’est-à-dire revenir à l’égalité dans l’accès aux soins d’avant les années 2010 ? Non, pas dans un délai aussi court.

Est-il possible de prouver aux non-privilégiés et aux nombreux professionnels inquiets de l’avenir des soins que tout est fait, tout, pour inverser le courant qui pousse à exclure des dizaines de millions de Français d’un accès normal à ceux-ci ? Oui, si on le veut. Pour cela, il faut en effet, comme le disait le président de la République, prendre des décisions radicales.

Agir au moyen de décisions radicales ne remettrait pas en cause ce qui est fait aujourd’hui dans la santé. Nos dirigeants politiques actuels ont pour objectif de mettre en œuvre des mesures concrètes, compréhensibles et rapidement visibles par tous les Français.

Aucun professionnel du monde de la santé ne peut en effet contester qu’il faut alléger le plus possible le temps de travail non clinique des médecins, développer les collaborations sur des territoires de proximité entre professionnels de santé, tout faire pour que les malades chroniques puissent avoir accès à un médecin traitant, améliorer la tarification des activités hospitalières de court séjour, revaloriser les rémunérations des professionnels des hôpitaux et celles des médecins libéraux, aider ces derniers pour qu’ils puissent consulter sur plusieurs territoires, etc.

Mais, si ces nombreuses mesures concrètes sont nécessaires – et pas simples à déployer –, je crois qu’elles sont insuffisantes face à l’inacceptabilité de la situation actuelle par les professionnels et les citoyens. Elles sont encore plus insuffisantes au regard du risque de déferlantes qui pourrait submerger dans l’avenir notre système de soins.

Avant d’être une forme d’action, le but premier de la radicalité des décisions à prendre serait de servir une vision.

Il n’est pas facile aujourd’hui pour les dirigeants politiques d’être audibles quant à leur vision du système de soins à dix ans, alors que leur fonction apparaît si dévalorisée.

Mais quand on dépense environ 244 milliards d’euros d’argent public pour les soins chaque année – 4 fois plus que pour l’éducation nationale et 3,5 fois plus que pour la sécurité intérieure et extérieure – et que les besoins de financements publics supplémentaires sont partout, ça vaut le coup de savoir quel est le sens politique fondamental que l’on veut donner à cette dépense et à ces investissements.

« Quand on dépense environ 244 milliards d’euros d’argent public pour les soins chaque année – 4 fois plus que pour l’éducation nationale et 3,5 fois plus que pour la sécurité intérieure et extérieur – et que les besoins de financements publics supplémentaires sont partout, ça vaut le coup de savoir quel est le sens politique fondamental que l’on veut donner a cette dépense et a ces investissements »

Nous avons donc plus que jamais besoin que les leaders en charge de notre système de soins administré éclairent le chemin pour savoir où on va. Pas seulement par des solutions concrètes pour réparer ce qui ne fonctionne plus, mais d’abord par l’expression de ce qu’ils pensent être le plus important.

Selon moi, le plus important pour nous tous aujourd’hui est de tout faire pour resserrer le lien social. Parmi tous les objectifs d’une politique de santé, le plus important c’est de privilégier la solidarité publique dans l’accès aux soins, sans discrimination liée au lieu de résidence, à l’état de santé, à l’âge ou à la particulière vulnérabilité économique des usagers.

Mais quel impact sur les finances publiques ?

Nos dirigeants politiques ont pour obligation de réduire le déficit du budget de la Nation (toutes les dépenses publiques de l’État, des collectivités locales et de la Sécurité sociale) du fait de l’attente de nos partenaires européens et des créanciers de l’État. Dans cette situation, ce message de solidarité pour tous dans l’accès à des soins toujours plus coûteux n’est pas facile à exprimer.

Mais je ne crois pas que laisser penser que les dépenses de santé pourraient augmenter grâce à leur financement par les assurances complémentaires privées serait plus rassurant pour nos partenaires européens et nos créanciers. Si cela était en effet plus facile à réaliser – la presque totalité des Français disposant d’une assurance santé complémentaire, obligatoire en entreprise –, l’augmentation des dépenses de santé non socialisées aurait un effet délétère : elle ponctionnerait le pouvoir d’achat. Solution impossible dans une période de faible croissance économique et de baisse inquiétante de la productivité du travail.

Il faut donc lever définitivement cette interrogation : le renforcement de la solidarité nationale en termes d’accès aux soins n’est pas antagoniste avec la maîtrise des dépenses de santé. Bien au contraire, il en est le socle.

« Le renforcement de la solidarité nationale en termes d’accès aux soins n’est pas antagoniste avec la maîtrise des dépenses de santé. Bien au contraire, il en est le socle »

En effet, sans ce renforcement, les dépenses de santé exploseraient comme aux États-Unis depuis vingt ans. Alors que l’absence de régulation sur la totalité des dépenses de santé a produit, dans ce pays, non seulement des dépenses incontrôlées mais aussi des résultats de santé très dégradés.

Par ailleurs, sans l’affichage d’une détermination politique à développer la solidarité en matière de soins, il ne serait pas possible de demander des efforts supplémentaires aux citoyens et aux professionnels de santé. Enfin, comme l’a rappelé l’agence de notation Fitch dans la prise en compte des différents critères d’évaluation du risque de la dette de notre pays, le contexte politique et social est important pour la confiance des prêteurs de l’État.

Nous avons donc besoin d’une cohésion sociale forte pour être économiquement forts. Si ce n’est pas nouveau, le risque que l’inégalité croissante dans l’accès aux soins fait maintenant peser sur notre cohésion sociale est majeur.

Alors agissons en profondeur !

Comme on l’a vu ci-dessus, le système de soins solidaires de notre pays est plein d’atouts. Mais tous ses atouts semblent entravés par un fonctionnement qui n’est plus adapté aux vagues actuelles et aux risques de déferlantes.

Agir par des décisions radicales, ce serait donc nous attaquer aux entraves profondes du système de soins. C’est-à-dire le plus difficile, le plus long à réaliser et le plus long pour recueillir des premiers résultats ! Mais pour obtenir des résultats durables et significatifs dans l’avenir, il faut commencer par éradiquer les gangrènes qui empêchent notre système de soins de répondre à ses grands défis.

« L’harmonie au sein de notre système de soins repose sur trois fondements : l’optimisation permanente de son fonctionnement, la responsabilisation des décideurs au niveau le plus proche possible des patients, la considération apportée aux professionnels »

L’harmonie au sein de notre système de soins repose sur trois fondements : l’optimisation permanente de son fonctionnement, la responsabilisation des décideurs au niveau le plus proche possible des patients, la considération apportée aux professionnels.

Il suffit qu’un ou plusieurs de ces trois fondements soient atteints, isolément ou au détriment d’un des autres, pour que la crise survienne. Nous y sommes.

Les 12 propositions radicales ci-dessous visent donc à rétablir cette harmonie en optimisant davantage le système de soins, en responsabilisant davantage ses décideurs à un niveau plus déconcentré et en considérant mieux ses professionnels.

7. Prendre des décisions radicales pour optimiser davantage l’accès aux soins

Le premier objectif d’une politique de soins audacieuse serait de limiter la croissance de ses dépenses au même niveau que la croissance de la richesse de notre pays.

Je comprends que ce soit difficile à accepter, alors que les besoins de soins vont continuer d’augmenter naturellement plus vite que la croissance du PIB (en raison de l’augmentation des maladies chroniques, des nouvelles pandémies mondiales comme on l’a vu avec la Covid-19, du vieillissement de la population et du progrès médical).

Comme les financements des autres services d’intérêts collectifs (éducation, défense extérieure, sécurité intérieure, justice) ne peuvent être réduits pour financer ces nouveaux besoins de soins, il reste deux solutions.

La première serait de faire payer davantage les Français pour leurs soins, directement par l’augmentation des tickets modérateurs et des franchises ou indirectement par l’augmentation de leurs cotisations à l’Assurance maladie nationale et aux assureurs complémentaires.

Dans les deux cas, ces paiements supplémentaires auraient pour effet de réduire le pouvoir d’achat et de renforcer les inégalités actuelles en termes d’accès aux soins, selon le statut de l’emploi ou selon les revenus.

Nous avons la chance d’avoir un haut niveau de prise en charge publique de ces dépenses (près de 80 % de toutes les dépenses de santé) et une dépense de santé annuelle par habitant 40 % plus élevée que la moyenne de cette dépense dans la zone Euro (derrière l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche et le Luxembourg). Mais si seulement 3,6 % de la population se trouve sans complémentaire santé, ce pourcentage monte à 11 % chez les retraités pauvres et à 20 % chez les personnes sans emplois. Tout transfert de l’augmentation des dépenses de soins aux assurances santé serait donc pénalisant pour ces personnes particulièrement vulnérables.

Quant à la solution d’augmenter les dépenses de l’Assurance maladie nationale, rappelons que nous avons le niveau de prélèvements obligatoires rapporté à notre PIB le plus élevé d’Europe (d’ailleurs si les cotisations obligatoires aux assurances santé complémentaires d’entreprises ne sont pas comptabilisées dans ces prélèvements obligatoires, elles sont dans les faits obligatoires… ce qui alourdit la part de ces prélèvements obligatoires).

Quelle est la raison principale du poids de ces prélèvements obligatoires et des dépenses sociales dans notre PIB ? Assez peu du fait du montant des dépenses publiques elles-mêmes, excepté les pensions de retraite. La véritable raison est la faiblesse de notre niveau de PIB par habitant. Notre pays s’est en effet appauvri depuis 20 ans : il a régressé à la 19e place des 38 pays de l’OCDE pour sa richesse par habitant. Par exemple, les PIB/habitant de l’Allemagne et de la Suède sont respectivement supérieurs de 15 % et de 17 % au nôtre. Nous avons donc une protection sociale collective d’un pays riche, quand notre richesse nationale par habitant est modeste. Nous sommes obligés de nous adapter à cette réalité.

Si on ne veut pas baisser le pouvoir d’achat, ni réduire les dépenses dans d’autres services publics tout aussi importants, la solution restante serait de continuer à fortement contrôler la croissance de la dépense de soins.

Mais la question de la ressource n’est pas que financière, elle est aussi humaine. Ce pourrait être le second objectif de l’optimisation du système de soins et du secteur médico-social.

Les ressources humaines en médecins et soignants, tant pour les soins de premier recours et de second recours que dans les hôpitaux, en EHPAD ou à domicile, vont cruellement manquer. Or, au même moment, les besoins de soins vont continuer d’augmenter. Comme dans la plupart des pays, c’est un défi considérable !


L’entrave n° 1 à l’optimisation du système de soins : La rente résultante des actes et séjours hospitaliers inutiles.

La solution radicale n° 1 : passer de l’actuel renouvellement d’autorisations accordées à des établissements hospitaliers à missions différentes à des concessions d’activité d’intérêt collectif disposant des mêmes obligations en termes de soins pour tous les établissements hospitaliers attributaires (publics et privés).


Oui, il y a encore des actes et des séjours hospitaliers inutiles ! Cela peut paraître surprenant ou contradictoire avec les difficultés d’accès aux soins évoquées ci-dessus.

Mais de nombreuses comparaisons intranationales et internationales montrent qu’il existe encore des recours inutiles aux actes médicaux et séjours hospitaliers, en particulier pour certaines activités nécessitant un plateau technique et en particulier dans nos métropoles.

Un exemple : le département du Rhône et la métropole de Lyon disposent de 31 plateaux techniques de chirurgie et de cardiologie interventionnelle, dont le deuxième plus gros CHRU de France, pour environ 1 900 000 habitants. Cela fait 1 plateau technique hospitalier de ce type pour 61 300 habitants ! Compte tenu de la présence dans cette région de 3 autres CHRU, de plusieurs grands centres hospitaliers publics et d’un réseau dense d’hôpitaux privés, ceci ne se justifie pas par une activité de recours de la métropole de Lyon pour la région dans toutes ces activités.

En comparaison, la Suède dispose pour tout le pays de 67 plateaux techniques hospitaliers de ce type, soit une moyenne de 1 pour 155 000 habitants. C’est 2,5 fois moins de plateaux techniques hospitaliers de ce type par habitant que la plupart de nos métropoles ! Les Suédois sont-ils moins bien soignés ?

Oui, brisons ce tabou, ce que les élus de ces métropoles ne veulent pas entendre ! La redondance de plateaux techniques hospitaliers dans nos grandes villes et métropoles est un facteur de réalisation excessive d’actes et de séjours financés par l’Assurance maladie nationale !

Il est donc nécessaire de réduire ces dépenses inutiles en concentrant davantage un certain nombre d’activités hospitalières sur les plateaux techniques les plus coûteux. Cela aurait aussi pour effet de réduire les concentrations excessives de médecins très spécialisés dans certaines métropoles, alors qu’ils seraient plus utiles dans d’autres villes. Le second objectif en termes d’optimisation de notre système de soins. Un énorme défi !

Pour réussir cela, le régime des autorisations des activités hospitalières publiques et privées devrait évoluer selon le principe qu’aucune autorisation pour les activités hospitalières ne serait définitivement acquise. Car dans les faits, sauf non-conformité majeure, c’est ce qu’il se passe aujourd’hui.

Il faudrait donc mettre en œuvre une forme de concession de missions d’intérêt collectif pour la totalité des activités hospitalières relatives aux soins : les autorités de régulation procéderaient à des appels d’offres fondés sur des cahiers des charges pour chaque catégorie d’activités hospitalières par territoire de soins relatifs aux moyens, à l’organisation, aux services attendus et aux tarifs cibles. Les territoires de soins objets de ces appels d’offres seraient par exemple plus grands (en nombre d’habitants et en géographie) pour les activités de chirurgie cardiaque que pour la cardiologie interventionnelle ou les activités de chirurgie de 1er niveau.

La durée de ces attributions de concessions pourrait être variable selon les activités, de 6 à 15 ans.

Face au besoin de maîtriser la dépense publique de soins, le choix effectué par les régulateurs ne se ferait que sur des critères de service à la population, de garanties sur les moyens engagés et de position des tarifs proposés par rapport aux tarifs cibles. Et non plus sur des critères de statut, de poids politique ou d’emplois. Soit un modèle assez proche de celui de la Suède. Sur ce dernier point, compte tenu des pénuries importantes de médecins et de soignants, la suppression de certaines activités n’aurait pas d’effet trop lourd.

De cette façon, les hôpitaux publics ne seraient plus les seuls hôpitaux sur lesquels pèserait l’obligation d’assurer certaines missions, comme la permanence des soins territoriale de nuit, de week-end et de jours fériés. Intégrée dans le cahier des charges de chaque activité d’hospitalisation, cette permanence des soins serait assurée par tous les établissements attributaires pour ces activités, quel que soit leur statut, public, privé non lucratif ou privé lucratif.

Cette façon de « dépolitiser » la gestion des activités hospitalières et de donner les mêmes obligations à tous les hôpitaux publics et privés attributaires serait une décision particulièrement radicale ! Pour être réalisable, cette réforme nécessiterait d’autres réformes indissociables tout aussi radicales en termes de conditions de gestion et de contrôle des groupes privés et les hôpitaux publics (voir propositions ci-dessous).

Cette procédure d’attribution de concessions pour les activités hospitalières comporterait un dernier intérêt : elle mettrait fin aux rentes relatives aux autorisations d’activités hospitalières privées lucratives donnant lieu parfois à des valorisations financières très excessives par des investisseurs privés (voir la proposition n° 3 ci-dessous).

Enfin, le corollaire de ce type de procédure d’attribution d’autorisations hospitalières serait le développement des conventions de formation des externes et internes en médecine entre les unités de formation et de recherche (UFR) de médecine avec tous les établissements attributaires, quel que soit leur statut, et donc une plus grande autonomie de ces UFR vis-à-vis des CHRU.


L’entrave n° 2 à l’optimisation du système de soins : L’appauvrissement en médecins des hôpitaux publics.

La solution radicale n° 2 : harmoniser les rémunérations nettes de charges de tous les médecins hospitaliers publics et privés, afin que les hôpitaux publics puissent continuer d’exercer des activités non réalisées par les hôpitaux privés ou concurrentes des hôpitaux privés.


Si la décision radicale précédente (concessions d’activités hospitalières) était appliquée, les hôpitaux publics seraient en situation d’égalité avec les hôpitaux privés en termes de missions fixées par les régulateurs du système de soins. Ils ne devraient donc plus se trouver entravés dans leurs missions par les inégalités considérables de revenus de leurs médecins avec ceux des hôpitaux privés.

L’appauvrissement actuel des hôpitaux publics en médecins titulaires – plus important dans les spécialités médicales en concurrence avec les hôpitaux privés lucratifs – est en effet principalement dû à cette différence importante de rémunération entre leurs médecins. Injustifiables, ces différences de rémunération font courir le risque de rendre les Français de plus en plus dépendants des activités privées pour la réalisation d’actes médicaux simples comme celle d’actes plus spécialisés. On observe déjà que des activités uniquement réalisées par les CHU, en raison de leur faible volume, sont en grande difficulté pour être réalisées dans les délais souhaitables.

Qui fixe aujourd’hui les rémunérations des médecins dans le secteur hospitalier ? L’État, pour les rémunérations nettes des médecins hospitaliers publics et des médecins intérimaires ; L’Assurance maladie, de façon indirecte pour les rémunérations brutes des médecins libéraux via la nomenclature des actes médicaux, les forfaits et la valeur des lettres clés appliquées aux actes ; Leur convention collective et les directions des établissements privés d’intérêt collectif pour les rémunérations brutes de leurs médecins salariés.

Aucune activité médicale financée par la solidarité nationale – par exemple la pédiatrie et la psychiatrie privées ou l’anesthésie et la radiologie publiques –, n’étant moins indispensable qu’une autre, les régulateurs nationaux devraient harmoniser ces rémunérations nettes de charges entre médecins publics et privés. Seuls deux critères devraient être pris en compte : le coût local de la vie et le temps de travail réellement effectué.

Pour réussir cela, une autre décision radicale devrait être prise : l’unification de ces deux pouvoirs de décision sur les rémunérations des médecins hospitaliers publics et privés (voir la proposition ci-dessous n° 5).

Cette décision radicale nécessiterait aussi que les dépassements d’honoraires pratiqués par les médecins publics et les médecins libéraux dans le cadre de la convention avec les régulateurs du système de soins soient plafonnés. Les médecins qui n’accepteraient pas ce plafonnement pourraient quitter les hôpitaux publics ou sortir de la convention médicale libérale pour exercer hors réseau de soins de l’Assurance maladie nationale.

Enfin, les écarts incompréhensibles de rémunérations entre spécialités médicales libérales, comme si certaines avaient plus de valeur que d’autres, devraient eux aussi être corrigés.


L’entrave n° 3 à davantage d’optimisation du système de soins : La financiarisation de la gestion des groupes privés dans l’offre sanitaire et médico-sociale.

La solution radicale n° 3 : donner à l’État le pouvoir de contrôle et d’opposition aux cessions de titres des groupes à capitaux privés afin de protéger les professionnels et les usagers des groupes privés de ces deux secteurs.


Si on voulait, comme proposé ci-dessus, confier davantage de missions d’intérêts collectifs aux hôpitaux privés lucratifs, il serait nécessaire de s’assurer de la stabilité de leurs activités et donc de la compatibilité des attentes de leurs actionnaires avec ces missions.

Les hôpitaux privés lucratifs, les EHPAD, les activités d’imagerie médicale et de biologie sont particulièrement concernés par cette situation.

C’est un défi immense pour l’avenir de notre système de soins !

Je crois qu’il ne faut pas remettre en cause le capitalisme financier au sein des secteurs de l’offre de soins et de l’offre médico-sociale. Je crois, par ailleurs, qu’il n’y a pas a priori des investisseurs financiers meilleurs ou pires que d’autres. Un seul investisseur financier dans ce type de groupe, même un médecin ou un autre professionnel de santé, peut être plus avide de rentabilité qu’un fonds d’investissement international.

L’appel de plusieurs de ces groupes privés à des fonds d’investissement, en particulier via un mécanisme de leveraged buy-out (LBO, un montage financier permettant le rachat d’une entreprise en ayant recours à beaucoup d’endettement) a permis de très grandes avancées en termes de qualité et d’investissements dans les établissements et les activités concernées.

Ces groupes ont aussi été très utiles aux régulateurs publics : la concentration au sein de ces groupes d’offres précédemment atomisées, donc des groupes avec des projets d’entreprise structurés, une meilleure gestion, des fortes mutualisations de coûts fixes et une bonne prévention de leurs risques ont permis aux régulateurs publics de maîtriser beaucoup plus facilement l’évolution des dépenses publiques de soins dans ces deux secteurs. Ces groupes privés ont donc été une chance pour notre pays !

Mais…, car il y a un « mais ». La pratique de LBO et de reventes successifs a pour effet, à chaque changement d’investisseur majoritaire, de pousser toujours plus haut la valorisation financière de ces groupes. Or, si les arbres ne montent pas jusqu’au ciel, la valeur des entreprises non plus !

Au-delà d’un certain niveau de valorisation financière décorrélé des marges financières réalisées, ces opérations financières peuvent avoir pour conséquence de mettre une pression économique très élevée sur les professionnels au sein de ces groupes. Afin d’atteindre la valorisation future promise aux investisseurs, elles peuvent aussi s’accompagner d’une dégradation du service aux patients et aux résidents.

Les enjeux financiers sont alors tellement importants pour les actionnaires de ces groupes et pour leurs dirigeants à titre personnel (ils sont associés aux montages LBO) que toute décision des régulateurs publics visant à optimiser le système de soins peut perturber très fortement leur trajectoire financière.

On l’a vu dans l’affaire du groupe de maisons de retraite et d’établissements sanitaires Orpéa : les règles de gestion raisonnable de la valeur financière de ce groupe ont sauté, au prix d’un endettement considérable et de pratiques de gestion contraires à la réglementation et à l’éthique.

Sans régulation financière efficace, cette dérive survenue dans le groupe Orpéa pourrait aussi survenir dans d’autres groupes privés au sein de ces deux secteurs.

Si nous voulons préserver le caractère solidaire du système de soins, la course à la valorisation financière de ces actifs privés n’est plus compatible avec notre système de soins financé par une Assurance maladie nationale fortement déficitaire. Dans cette situation, la dissociation entre les intérêts privés et l’intérêt général devient trop forte.

« Si nous voulons préserver le caractère solidaire du système de soins, la course à la valorisation financière de ces actifs privés n’est plus compatible avec notre système de soins financé par une Assurance maladie nationale fortement déficitaire. Dans cette situation, la dissociation entre les intérêts privés et l’intérêt général devient trop forte »

Pour toutes ces raisons, le capitalisme sauvage ne devrait plus être accepté dans ces deux secteurs si fragiles. Il doit simplement être davantage régulé.

Une mesure radicale susceptible de protéger les intérêts des professionnels de ces groupes comme des patients qui leur font confiance, serait que chaque opération de cession de leurs titres soit soumise à l’accord de l’État : avant de donner son accord à une opération, l’État pourrait analyser les hypothèses de développement des activités et des marges opérationnelles et donc, la pertinence des valorisations futures envisagées.

Face à ce qui serait vécu par les dirigeants de ces groupes comme une intrusion de l’État dans les conditions de propriété, ces derniers invoqueraient très certainement le secret des affaires.

Mais l’État le fait bien avec d’autres activités considérées comme stratégiques pour l’indépendance énergétique ou militaire de notre pays ! Les entreprises privées d’une certaine taille avec une certaine position stratégique au sein des secteurs de l’offre de soins et de l’offre médico-sociale pourraient donc en faire partie. Pour cela, l’État pourrait activer le Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), dont la mission opérationnelle est de protéger des actifs stratégiques de l’économie française. Avec la direction générale des entreprises (DGE), l’État pourrait apporter une réponse efficace à certaines opérations, dont la possibilité d’interdire certaines cessions si nécessaire.

Là encore, osons cette décision radicale dans l’intérêt de notre pays !


L’entrave n° 4 à l’optimisation du système de soins : Le dispositif du médecin traitant.

La solution radicale n° 4 : assouplir le dispositif du médecin traitant (le plus souvent un médecin généraliste ou un pédiatre), non pour remettre en cause le rôle de coordination du parcours de soins de celui-ci, mais au contraire pour l’alléger, au moment où la charge de son activité devient critique.


Le dispositif du parcours de soins coordonnés par le médecin traitant (dans la plupart des cas des médecins généralistes ou des pédiatres) a été instauré par la réforme de l’Assurance maladie de 2004. Ce dispositif visait à confier à un médecin généraliste ou spécialiste, exerçant en ville ou à l’hôpital, un rôle plus central dans l’orientation et le suivi des patients tout au long de leur parcours de soins.

Ce dispositif conclu entre le médecin traitant conventionné, l’Assurance maladie et l’assuré comporte plusieurs aspects : 1) L’assuré doit déclarer à l’Assurance maladie le médecin traitant qu’il a choisi ; 2) Le patient doit être orienté par son médecin traitant pour toute consultation d’autres médecins, y compris pour les consultations dans les hôpitaux. Les patients qui ne le font pas ou qui consultent directement un médecin spécialiste sans passer par leur médecin traitant sont moins remboursés, soit une forme de malus ; 3) Cette obligation d’adressage formel du patient par le médecin traitant n’est pas obligatoire pour accéder aux gynécologues, ophtalmologues, psychiatres et stomatologues, ainsi que pour une liste d’actes spécifiques. Dans ce cas, l’accès direct à ces médecins ou pour ces actes n’entraîne pas de baisse de remboursement ; 4) Le médecin traitant a l’obligation de tenir à jour le dossier médical de son patient, comportant un projet thérapeutique et les échanges avec les autres professionnels de santé.

Ce dispositif adopté il y a près de 20 ans correspondait à un moment où le nombre de médecins généralistes était adapté aux besoins. Il a aussi été mis en place pour réguler l’accès aux médecins de second recours, alors en nombre important, afin d’éviter des surconsommations d’actes médicaux. Ces deux situations n’existent plus aujourd’hui.

Les inconvénients de ce dispositif sont maintenant supérieurs aux avantages envisagés lors de son adoption. Quels sont-ils ?

De l’avis de tous les médecins généralistes, ce dispositif provoque une embolisation de leurs consultations par des demandes nombreuses de courriers d’adressage à d’autres médecins spécialistes, même pour les spécialités à accès direct (en effet, ces derniers ont intérêt à demander un courrier d’adressage aux patients avant de les recevoir, car cela leur permet de tarifer deux consultations).

Par ailleurs, les courriers d’adressage aux autres médecins spécialistes sont souvent rétroactifs ou purement formels, par exemple en dermatologie. Pour la petite traumatologie, par exemple, cette obligation d’adressage par le médecin traitant conduit le patient à préférer aller directement dans un service d’urgences hospitalières qui l’adressera peut-être ensuite directement en traumatologie ! Cette surcharge inutile des urgences hospitalières est pourtant ce que l’on veut éviter !

Dans tous les cas, les patients qui cotisent à l’Assurance maladie ne sont pas responsables de la désorganisation de l’accès aux soins. Ils n’ont donc pas à être pénalisés financièrement quand il leur est plus difficile d’obtenir auprès de leur médecin traitant débordé, un courrier d’adressage à un autre médecin spécialiste !

Au moment où les médecins généralistes sont eux aussi surchargés de demandes de consultations de leur patientèle, comme de demandes de patients n’ayant plus de médecins traitants, et alors que leur nombre va se réduire drastiquement sur certains territoires, toute consultation inutile doit être impérativement supprimée.

Cet enjeu de meilleure fluidité dans l’accès aux soins est encore plus important pour les personnes en situation de précarité et éloignées du soin, un enjeu majeur ! Toute barrière à l’accès direct à des consultations de médecins spécialistes devrait donc être levée afin de leur donner davantage de chances d’être suivies par un médecin, quel qu’il soit !

Enfin, les patients verront de plus en plus rarement le même médecin traitant. Avec la montée en charge des Maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) dans tous les territoires comportant bien souvent des médecins à temps partiel et un dossier médical totalement partagé, ce dispositif est devenu une contrariété dans la prise en charge collective par l’équipe des médecins généralistes. Même si en cas d’absence de son médecin désigné, le patient peut consulter l’ensemble des médecins du groupe sans pénalisation financière (si le médecin remplaçant l’indique sur la feuille de soins), la flexibilité sans contrainte administrative fait partie des attentes principales des médecins généralistes.

Alors que les jeunes médecins veulent fonctionner davantage en équipe médicale, toutes les mesures radicales permettant de répondre à cette attente devraient donc être impérativement activées. Comme nous l’avons vu ci-dessus, nous aurons tous besoin d’eux, encore plus demain qu’aujourd’hui !

Évitons une incompréhension : le rôle du médecin traitant – coordinateur du parcours de soins du patient à la tête d’une équipe de soins – est indispensable au bon fonctionnement de notre système de soins. Il doit être renforcé. Il faut donc maintenir l’obligation du patient de déclarer à l’Assurance maladie son médecin traitant ou son équipe de médecins traitants. Mais il faudrait donc aussi supprimer le malus de prise en charge financière si le patient consulte quelques fois par an un médecin généraliste ou un pédiatre qui n’est pas son médecin traitant.

Cette inscription des assurés à un médecin traitant devrait rester obligatoire afin que l’Assurance maladie puisse aussi conserver les moyens lui permettant d’animer son réseau de soins conventionnés. Par exemple, pour le management des objectifs de santé publique fixés aux médecins et l’attribution des rémunérations correspondantes. Dans ce cas, les Rémunérations sur objectifs de santé publique (ROSP) pourraient être attribuées à une équipe de médecins traitants, si ceux-ci le demandaient.

8. Prendre des décisions radicales pour responsabiliser davantage les décideurs au plus près des patients

La principale cause de la détérioration de l’accès aux soins vient selon moi de la façon dont le système de soins est piloté. Au moment où la solidarité et l’excellence des prises en charge sont atteintes, nous devrions par conséquent changer de façon radicale ses règles du jeu.

« La principale cause de la détérioration de l’accès aux soins vient selon moi de la façon dont le système de soins est piloté. Au moment où la solidarité et l’excellence des prises en charge sont atteintes, nous devrions par conséquent changer de façon radicale ses règles du jeu »

On ne peut en effet ni tout décider dans le bureau de la première ministre ou du ministre de la santé et de la prévention, ni laisser autant d’acteurs intervenir dans les décisions fondamentales. Pour mettre en œuvre les décisions radicales proposées ci-dessus au sujet de l’optimisation du système de soins, il faudrait modifier de façon radicale son pilotage : le rendre plus à l’écoute, plus rapide et plus efficace.

Cela pourrait commencer par une clarification des responsabilités des pilotes et par une plus grande subsidiarité dans la délégation de pouvoir aux acteurs les plus à même de prendre les meilleures décisions.


L’entrave n° 5 à davantage de responsabilisation des décideurs du système de soins : La confusion des responsabilités dans le pilotage du système de soins.

La solution radicale n° 5 : déléguer tous les pouvoirs de décisions relatifs à l’organisation des soins (dans les secteurs sanitaire et médico-social) à l’Assurance maladie nationale, à partir d’un cadrage stratégique pluriannuel de santé publique sous la responsabilité de l’État.


La responsabilité du pilotage entre les deux principaux régulateurs nationaux, l’État et l’Assurance maladie, devrait donc être clarifiée.

Pour cela, l’État devrait renforcer son rôle de stratège en termes de santé publique (animation des débats nationaux à ce sujet, cadrage des objectifs, budget, évaluation des résultats, contrôle de ses opérateurs) et de responsable au premier chef de la sécurité sanitaire (pouvoirs régaliens de l’État). L’Assurance maladie devrait, elle, disposer de davantage de pouvoir de décision sur l’ensemble de l’organisation et du financement des soins.

La Cnam et la MSA sont des opérateurs de l’État pour gérer l’Assurance maladie nationale. Mais leur responsabilité sur le système de soins est très limitée. Elles n’ont, par exemple, aucune responsabilité sur la régulation du secteur hospitalier public et privé, ce qui crée des entraves importantes pour l’efficience de leurs décisions.

Un exemple en cancérologie : de plus en plus de prises en charge thérapeutiques, précédemment réalisées dans les services d’oncologie médicale des hôpitaux publics et privés, se développent en ambulatoires (traitements per os en dehors de ces services de chimiothérapie). Dans ce cas, c’est l’Assurance maladie qui fixe le financement de cette prise en charge médicale et du traitement en ambulatoire. Mais ces transferts d’activité des hôpitaux vers la médecine ambulatoire remettent en cause l’équilibre financier des hôpitaux publics et privés, bien rémunérés pour ces activités de chimiothérapie. Dans ce cas, c’est l’État et pas l’Assurance maladie qui doit gérer cette question !

Ces cloisonnements de responsabilité sont contraires à la nécessité d’une diffusion rapide des innovations organisationnelles, thérapeutiques et digitales, ainsi qu’à la nécessité de répondre au mieux aux besoins des patients et des professionnels. Il faut y mettre fin parce qu’ils entravent l’agilité de notre système de soins.

Pour cela, l’État pourrait déléguer à l’Assurance maladie nationale la totalité de ses pouvoirs de régulation des soins et de la prévention dans la sphère des soins. L’extension des missions de l’Assurance maladie pourrait conduire à un changement de nom, pour l’appeler par exemple « France Assurance santé ».

Sous l’autorité stratégique de l’État et avec une gouvernance de sa surveillance constituée des partenaires sociaux et des représentants des usagers, l’Assureur santé national s’appuierait sur ses relais régionaux et locaux, les ARS et les CPAM actuelles.

Pour mieux répondre aux besoins de soins des Français et pour prendre des décisions efficaces, le champ de responsabilité de l’Assureur santé national devrait être le plus large possible : Organisation et financement de toutes les activités de soins dans le secteur sanitaire (donc y compris les hôpitaux publics et privés) et le secteur médico-social (personnes dépendantes âgées et handicapées) ; Organisation et financement de toutes les activités de promotion de la santé dans le cadre des soins.

Les différents leviers d’actions correspondants à ces missions devraient aussi être confiés à l’Assureur santé national  : Financement ; Encadrement et contrôles du fonctionnement des acteurs  ; Responsabilités de la négociation conventionnelle avec ces acteurs ; Animation du réseau national de soins à l’échelon national, régional et local.

Pour cela, l’Assureur santé national intégrerait tous les agents actuellement chargés de ces missions au ministère de la santé, à la Cnam, à la CNSA et dans les ARS. La suppression des postes redondants de ces différents organismes servirait l’objectif précédent d’optimisation des dépenses. Oui, une décision radicale ! Un ministère des Solidarités nationales au sens large continuerait entre autres missions d’assurer les missions fondamentales de l’État dans le secteur de la santé au moyen des personnels actuellement attachés à ces fonctions : La mission régalienne de santé publique, de sécurité sanitaire et de santé environnement, pour laquelle les moyens seraient renforcés ; La tutelle d’un groupe hospitalier public ; Le pilotage des comptes de la Sécurité sociale.


L’entrave n° 6 à davantage de responsabilisation des décideurs : L’actuel carcan administratif, juridique et managérial des hôpitaux publics.

La solution radicale n° 6 : accorder davantage d’autonomie et de pouvoir aux dirigeants administratifs et médicaux des hôpitaux publics en créant un groupe hospitalier public national piloté à l’échelon local par les CHRU et disposant d’une autonomie de contractualisation avec les Régions.


Comme nous l’avons vu ci-dessus, les hôpitaux publics devront mieux répondre aux nouveaux besoins des patients et de leurs professionnels et relever le défi de la concurrence avec les hôpitaux privés, dans certaines spécialités médicales.

Mais il faut d’abord tirer les conséquences de la responsabilité de l’État dans l’impasse actuelle dans laquelle se trouvent les hôpitaux publics. On n’améliorera pas le fonctionnement des hôpitaux publics par des demi-mesures ou des replâtrages : là aussi, des décisions radicales seraient nécessaires.

Il faudrait commencer par les libérer de ce qui les empêche d’effectuer de façon satisfaisante leurs missions. Selon tous les hospitaliers, le processus de décision actuel est trop centralisé, trop administré et souvent plein de contradictions dans ses directives. À l’exemple de la décision récente relative au plafonnement de la rémunération de l’intérim médical ou celle prise par la ministre de la santé fin 2014 sur le temps de travail des médecins urgentistes dans les hôpitaux publics, contre l’avis des directeurs et des représentants des commissions médicales.

La meilleure façon de répondre à la désaffection de nombreux médecins hospitaliers publics serait donc d’accorder davantage de pouvoir de décision aux dirigeants administratifs et médicaux des hôpitaux publics. Il faudrait, par exemple, commencer par leur déléguer la responsabilité des nominations des médecins hospitaliers, de la gestion des carrières, des rémunérations et de l’organisation du temps de travail. Je peux, en effet, comme bien d’autres, témoigner du fait que les exigences des hôpitaux exprimées vis-à-vis de l’implication des médecins sont bien supérieures dans le secteur privé non lucratif et dans le secteur privé lucratif par rapport à celles des hôpitaux publics. Dans ces derniers, l’indépendance des médecins en termes d’implication au travail y est plus forte, pour le meilleur du meilleur… mais aussi pour le pire du pire. Si nous voulons sauver les hôpitaux publics, commençons par oser dire cela !

« La meilleure façon de répondre à la désaffection de nombreux médecins hospitaliers publics serait donc d’accorder davantage de pouvoir de décision aux dirigeants administratifs et médicaux des hôpitaux publics »

Donner plus d’autonomie aux dirigeants médicaux et administratifs des hôpitaux publics sur tous ces sujets, c’est donner plus de chance à l’intelligence collective des directeurs, des directoires et des représentants médicaux. Comme la SNCF ou n’importe quelle grande entreprise privée multi-sites le fait dans le dialogue social !

Appliquer ce principe de subsidiarité à la gestion des 1 340 hôpitaux publics actuels nécessiterait que deux réformes soient engagées :

– la modification du cadre de leur gouvernance et de leur gestion, en prenant exemple sur celui appliqué à d’autres services nationaux d’intérêt collectif.

– la création d’un premier niveau d’autonomisation vis-à-vis du pouvoir politique et étatique, au moyen de la création d’un groupe hospitalier public national.

Ce groupe public pourrait être dirigé par des hospitaliers publics et organisé en circonscriptions hospitalières publiques pilotées par les 32 Centres hospitaliers universitaires (CHU) et intégrant les Groupements hospitaliers publics de territoires (GHT) actuels ou modifiés pour mieux correspondre aux bassins de santé.

Chefs de file territoriaux de ce groupe hospitalier public, ces CHU auraient un objectif prioritaire : mieux organiser l’activité des médecins publics dans l’ensemble de leur circonscription hospitalière pour mieux optimiser ces ressources et les parcours de soins des patients.

Cette organisation sous forme d’un groupe national et de circonscriptions hospitalières publiques permettrait par ailleurs aux Régions de conclure des contrats de performance avec les directions territoriales de ce groupe, comme elles le font avec la SNCF.

Pour réussir cette subsidiarité, la mission des régulateurs nationaux (ministère de la santé, ministère du budget et Assurance maladie) vis-à-vis des hôpitaux publics devrait aussi être clarifiée :

1) Elle devrait porter en priorité sur le cadrage stratégique des hôpitaux publics : Les besoins de soins auxquels ils doivent spécifiquement répondre ; Les conditions de leur coopération avec les autres acteurs de soins pour répondre aux autres besoins ; Les conditions de sécurité pour la réalisation de leurs activités ; Le budget pluriannuel de l’ensemble de ce secteur. 2) L’intervention directe des régulateurs publics dans la gestion des hôpitaux publics ne devrait, elle, concerner que des sujets à fort impact sur ces hôpitaux et pour lesquels leurs dirigeants administratifs et médicaux n’ont aucun pouvoir de décision, ni aucune solution co-construite en interne. Par exemple, les différences considérables et injustifiées de revenus entre les médecins libéraux des cliniques privées lucratives et les médecins de même spécialité dans les hôpitaux publics, mentionnées dans la proposition n° 2 ci-dessus.


L’entrave n° 7 à davantage de responsabilisation des décideurs : L’insuffisance de pouvoir des professionnels de santé intervenant dans certains parcours de soins de malades chroniques.

La solution radicale n° 7 : déléguer à des fédérations territoriales de communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) la création de plateformes territoriales de gestion de parcours chroniques prioritaires. Ces plateformes gérées par des médecins généralistes disposeraient du pouvoir et des financements pour la totalité des acteurs de soins ambulatoires et hospitaliers intervenant sur la prise en charge de ces pathologies chroniques.


Davantage responsabiliser, c’est demander au délégataire de la responsabilité de proposer des objectifs en termes de résultats de santé, les négocier avec lui et lui donner davantage de pouvoir sur l’organisation, le choix des services de soins et le financement de ces derniers.

Beau programme !

Avec des ressources financières et humaines toujours plus limitées et l’augmentation à venir des malades chroniques, la gestion de certaines de ces pathologies va devenir plus difficile. Et pourtant, nous n’avons jamais eu autant besoin d’un chef d’orchestre pour coordonner tous les intervenants du soin auprès des patients. C’est le rôle magnifique du médecin généraliste !

Cela fait trente ans que nous parlons de l’hospitalocentrisme comme d’une difficulté insurmontable au sein de notre système de soins, au moment où les pathologies chroniques et la dépendance des personnes âgées se développent. Trente ans que nous ne savons pas bien comment sortir de ce réflexe acquis de certains hospitaliers, élus locaux et patients qui consiste à croire que l’hôpital est la meilleure solution.

Je crois depuis longtemps, comme bien d’autres, à la nécessité de recentrer le management des parcours de soins, en particulier pour les pathologies chroniques, sur les équipes de soins de premier recours, animées par les médecins généralistes.

Mais passons aux travaux pratiques ! Pour faire évoluer notre modèle d’organisation des soins, il faudrait aller beaucoup plus loin que ce que nous avons fait jusqu’à maintenant. Nous pourrions nous inspirer des organisations existantes au Canada, en Hollande, en Espagne, en Italie ou dans les pays nordiques qui confient beaucoup plus de responsabilités aux médecins de famille dans la gestion – et pas seulement la coordination – des parcours de soins chroniques.

« Nous pourrions nous inspirer des organisations existantes au Canada, en Hollande, EN Espagne, en Italie ou dans les pays nordiques qui confient beaucoup plus de responsabilités aux médecins de famille dans la gestion – et pas seulement la coordination – des parcours de soins chroniques »

Je crois que la jeune génération de médecins généralistes, très bien formée, est prête à relever ce défi pour prendre davantage de responsabilités. Pas seulement donc dans la gestion clinique de leurs patients, mais aussi dans la gestion organisationnelle des parcours de leurs patients. Beaucoup de jeunes médecins généralistes se sentiraient plus valorisés par cette délégation de responsabilité.

Il faudrait donc aller plus loin que le dispositif actuel de plateforme d’appui aux professionnels de santé pour les malades complexes.

Ainsi, dans le cadre des coalitions territoriales de professionnels de santé envisagées actuellement par le ministère de la Santé et de la Prévention, des plateformes territoriales pour la gestion des parcours de soins chroniques prioritaires (en termes de santé publique) pourraient être gérées par des médecins généralistes. Ces coalitions territoriales réuniraient les Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), les acteurs du secteur médico-social et les acteurs du secteur social. Ces plateformes pourraient couvrir des territoires de 175 000 à 350 000 habitants.

Les pathologies chroniques prioritaires managées par ces plateformes territoriales avec l’aide de solutions digitales adaptées pourraient être le diabète, l’insuffisance cardiaque, la maladie rénale chronique et certaines affections mentales.

Pour réussir cela, l’Assurance santé nationale déléguerait à ces plateformes la responsabilité des parcours et aussi les financements leur permettant de rémunérer la totalité des acteurs ambulatoires et hospitaliers intervenant dans la prise en charge des patients concernés. Ces prestataires de soins signeraient des conventions de prestations avec ces plateformes pour chacune des maladies chroniques prioritaires retenues. Les financements de ces prestataires de soins intégreraient bien évidemment des objectifs de performance.

Donner le pouvoir de gestion de parcours de soins prioritaires, y compris financier, à la médecine générale serait, n’ayons pas peur du mot, une petite révolution dans l’organisation des soins. Une révolution tant pour les médecins généralistes eux-mêmes que pour les hôpitaux publics qui dépendraient des acteurs des soins de premiers recours pour une partie de leur financement !

Engager cette révolution serait la meilleure façon d’inscrire dans les faits les médecins généralistes et les équipes de premier recours comme le meilleur niveau de coordination des parcours de soins complexes.

9. Prendre des décisions radicales pour mieux considérer les différents acteurs


L’entrave n° 8 à la considération portée aux patients :  L’inégalité territoriale dans l’accès aux soins de premier et de second recours.

La solution radicale n° 8 : faire de l’accès aux soins médicaux de premier et second recours une grande cause nationale, avec une mesure phare : la transformation de la liberté totale d’installation des médecins libéraux en une régulation de leur installation négociée selon les besoins prioritaires des territoires.


Comme on l’a vu ci-dessus, cette inégalité conduit des Français parmi les non-privilégiés à errer de façon souvent dramatique en dehors de tout parcours de soins coordonnés.

Pour cette raison et compte tenu des risques sociaux énumérés en introduction, le président de la République pourrait faire de cette situation une grande cause nationale, comme le président Chirac l’avait fait de la lutte contre le cancer. Et ça a marché : la France est devenue une référence mondiale en termes d’organisation des parcours de soins en cancérologie !

Cette inégalité de densité médicale ne peut en effet être traitée en faisant peser sur les seuls internes en dernière année de médecine générale l’exigence de pallier le manque de médecins dans les territoires défavorisés. Ne peut-on pas demander aux médecins libéraux qu’ils prennent, eux aussi, mieux en compte les besoins de la population dans le choix de leurs lieux d’exercice afin d’harmoniser progressivement les densités médicales des territoires de soins ?

Pour bâtir un nouveau dispositif négocié avec leurs représentants, ne pourrait-on pas prendre exemple sur les pharmaciens, les kinésithérapeutes et les infirmiers qui adaptent avec succès leurs installations aux besoins des territoires ? Comme le font d’ailleurs tous les hôpitaux publics et privés et toutes les entreprises de France pour les besoins de leurs patients et de leurs clients !

Je ne dis pas qu’il faut contraindre par la force des jeunes médecins à s’installer dans les territoires qui manquent le plus de médecins dans leur spécialité. Mais je crois que les régulateurs nationaux devraient mettre sur la table la limitation de la liberté totale d’installation, tant pour les médecins généralistes que pour les médecins spécialistes, tant en libéral en cabinet et maisons de santé de ville qu’en centres de santé ou dans les hôpitaux publics et privés.

« Inégalité territoriale dans l’accès aux soins : le Président de la République pourrait faire de cette situation une grande cause nationale, comme le Président Chirac l’avait fait de la lutte contre le cancer »

La détermination des dirigeants politiques sur cette grande cause nationale et le dialogue avec les représentants des médecins permettraient de trouver des solutions radicales à cette problématique.

Oui, ce type de conventionnement pour la médecine libérale et les créations de postes de médecins en centres de santé, dans les hôpitaux publics et privés, conditionné aux besoins relatifs des territoires d’intérêt collectif, heurterait les jeunes médecins attachés à la liberté totale d’installation !

Oui, cette décision ne réglerait pas tout. Il faut, par exemple, continuer de gagner du temps médical et développer la collaboration entre professionnels de santé !

Mais, comme indiqué ci-dessus, le plus important est bien de maintenir l’adhésion de tous les Français au système de santé solidaire auquel ils sont obligés de cotiser pour bénéficier d’un égal accès à un médecin conventionné.

De leur côté, les médecins libéraux pourraient voir leur intérêt à accepter cette évolution : elle éviterait que l’opinion publique se retourne contre eux ; elle pourrait aussi être la clé du maintien des médecins généralistes en tant que coordinateurs des équipes médicales et soignantes et la clé de l’augmentation significative de leur rémunération (voir la proposition n° 11 ci-dessous).


L’entrave n° 9 à la considération portée aux patients et aux professionnels : Le facteur économique dans les prises en charge des séjours hospitaliers de court séjour en secteur public et privé.

La solution radicale n° 9 : commencer par corriger les distorsions entre l’échelle des tarifs des séjours et l’échelle de leurs coûts dans l’actuelle tarification à l’activité pour les activités hospitalières de court séjour, afin de mettre fin aux différences non éthiques de marges financières réalisées entre ces différents séjours.


La tarification à l’activité des activités de court séjour de Médecine, Chirurgie et Obstétrique réalisée par les hôpitaux publics et privés (T2A MCO) a été souvent décriée depuis son application au cours de la décennie 2 000.

Plus encore que les critiques relatives au productivisme et à la concurrence entre établissements qu’elle générerait, la façon dont cette tarification à l’activité a été appliquée heurte les valeurs éthiques de très nombreux professionnels.

Il s’agit d’un sujet technique : en effet, la marge financière unitaire de certains de ces courts séjours est plus élevée que celle d’autres séjours, quand parfois des séjours sont même réalisés à perte ! Cela est dû à un défaut d’origine lors de l’application de cette tarification à l’activité : l’échelle qui positionne les tarifs des séjours les uns par rapport aux autres n’est pas la même que l’échelle qui positionne les coûts des séjours les uns par rapport aux autres.

Cette dissociation entre le positionnement relatif des séjours en termes de tarifs et de coûts conduit à des patients rentables, des patients qui le sont moins et des patients même financièrement désavantageux ! Cette classification économique avec des « bons patients » et des « mauvais patients » (la pression économique est le plus souvent implicite) est économiquement stupide et éthiquement inacceptable. Lorsque la pression financière au sein d’un hôpital devient très forte en raison de son déficit, le risque avec une telle tarification est de ne plus avoir le soin comme seule valeur de l’activité mais d’intégrer la rentabilité de certains séjours par rapport à d’autres.

On ne le dit pas beaucoup, mais ces distorsions de marges financières entre les différents courts séjours sont un des principaux facteurs latents de désaffection des professionnels vis-à-vis des hôpitaux.

À enveloppe financière équivalente, il faudrait donc progressivement corriger ces distorsions entre l’échelle des tarifs de ces séjours et l’échelle de leurs coûts.

Cette décision éthique serait particulièrement difficile, car elle modifierait les comportements économiques de tout le secteur hospitalier, public comme privé. Mais si l’on veut réintroduire de la valeur humaine dans l’engagement des professionnels, en particulier dans les hôpitaux publics, cette décision radicale est indispensable.


L’entrave n° 10 à la considération des médecins : L’absence de sanction des usagers en cas de comportements non solidaires vis-à-vis des professionnels de santé.

La solution radicale n° 10 : mettre en place un malus solidarité soins, c’est-à-dire la possibilité de pénaliser financièrement des assurés sociaux dans les cas de comportements non solidaires, par exemple des absences répétées aux rendez-vous médicaux.


Dans le cadre du contrat social qui nous lie les uns aux autres dans le système de soins, nous avons abondamment traité ci-dessus les droits des assurés.

« Dans le cadre du contrat social qui nous lie les uns aux autres dans le système de soins, nous avons abondamment traité […] les droits des assurés. Mais il s’agit aussi, comme tous les professionnels l’attendent, de faire reconnaître de nouveaux devoirs pour les assurés »

Mais il s’agit aussi, comme tous les professionnels l’attendent, de faire reconnaître de nouveaux devoirs pour les assurés.

Cette question est sensible, mais aucune décision radicale dans le système de soins ne pourra être prise sans un équilibre entre les droits et les devoirs, ni sans assurer une certaine cohérence entre ces décisions.

Un Assureur santé national plus fort, comme proposé ci-dessus, devrait aussi soutenir le plus possible les professionnels de santé de son réseau de soins.

Concrètement, il pourrait commencer à habituer les Français à être pénalisés financièrement lorsqu’ils ne respectent pas les règles de comportement nécessaires au maintien de la solidarité que l’on veut défendre au sein du système de soins.

Un dispositif de sanction financière en termes de remboursement de soins – un malus solidarité soins – pourrait être enclenché lorsque seraient signalés des manquements d’un assuré à des obligations de base à l’égard du système de soins solidaire, y compris pour les patients en Affection de longue durée (ALD).

Par exemple, le fait de ne pas se présenter plusieurs fois à des rendez-vous de soins organisés.

Pour afficher vis-à-vis de tous que la préservation de la solidarité au sein de ce système est une valeur cardinale de notre pays, ce dispositif pourrait ensuite être étendu à d’autres devoirs incontournables des assurés sociaux.


L’entrave n° 11 à la considération portée aux médecins généralistes : L’insuffisance de leur rémunération.

La solution radicale n° 11 : revaloriser de façon significative la rémunération des actes médicaux en médecine générale, sans condition.


Le temps de travail des médecins généralistes de notre pays est un des plus élevés de l’Union européenne et leur rémunération est une des plus faibles. On constate par ailleurs qu’à temps de travail équivalent, leur niveau de vie a fortement baissé depuis 10 ans.

Accepter cette double peine, c’est mettre l’ensemble de notre système de soins en difficulté. Nous ne dirons jamais assez que nous avons besoin non seulement de nouveaux médecins généralistes mais aussi des médecins généralistes actuellement en exercice. Nous avons besoin de leur motivation à tous pour que les jeunes s’engagent dans ce métier, en particulier là où il en manque le plus.

Alors que les exigences et la lourdeur des situations médicales de la patientèle continuent d’augmenter, nous n’arriverons pas à provoquer un sursaut de motivation dans cette profession en première ligne sans augmenter leur rémunération.

Le principe du donnant-donnant dans une négociation entre l’Assurance maladie nationale et les représentants des médecins libéraux est un réflexe de bonne gestion. Je crois cependant que nous sommes arrivés à un tel niveau de risque et à un tel niveau de difficulté d’exercice pour cette profession que tout élément de conditionnalité dans la négociation avec elle peut avoir l’effet inverse à l’effet de bonne gestion recherché. Il faut donc savoir faire confiance a priori à tous ces médecins généralistes dont la très grande majorité ne comptent ni leurs heures ni leur engagement.

La future Assurance santé nationale devrait donc intégrer des mesures financières audacieuses relatives à leurs rémunérations.

« Si ces propositions suscitaient des débats, des réactions et les oppositions de ceux dont les intérêts seraient les plus bousculés, qu’elles soient discutées ! Mais agissons vraiment, vite et en profondeur ! Faisons-le pour la majorité silencieuse des patients, des personnes dépendantes et de leurs proches, les non-privilégiés ! Faisons-le pour notre pays dans son ensemble ! »

Si les représentants des médecins généralistes libéraux sont attachés à la rémunération à l’acte, je crois qu’il faudrait maintenir la proportion actuelle de cette rémunération dans leur rémunération totale. N’oublions pas que c’est aussi un facteur positif d’activité de ces médecins dans l’intérêt du pays, alors que leur nombre va fortement baisser dans les cinq années à venir.

La perspective d’un tarif à 50 euros pour les consultations les plus complexes, comme le réclamaient certains d’entre eux pour l’ensemble des consultations, devrait être posée comme un objectif à atteindre rapidement, sans conditions trop restrictives.

Mais une décision radicale avec les représentants des médecins de premier et de second recours à propos de leurs conditions financières d’exercice pourrait aussi comporter un financement nettement plus élevé pour le recrutement d’Infirmiers de pratiques avancées (IPA) et d’assistants administratifs.

Enfin, le tarif des actes réalisés par les médecins généralistes et les médecins d’autres spécialités qui réaliseraient des consultations avancées en cabinet secondaire dans les territoires en difficulté devrait être fortement revalorisé.


L’entrave n° 12 à la considération des médecins hospitaliers publics : L’insuffisance de la rémunération de leurs sujétions les plus pénibles.

La solution radicale n° 12 : revaloriser d’au moins 50 % la rémunération de leurs sujétions médicales de week-end, jours fériés, astreintes et gardes afin de pouvoir recruter davantage de médecins titulaires.


Après avoir aligné les rémunérations nettes de base entre médecins publics et médecins privés (selon la proposition n° 2 ci-dessus), la rémunération des sujétions les plus pénibles, comme les gardes et astreintes de nuits, de week-end et de jours fériés restent un élément essentiel pour les médecins hospitaliers.

Les temps ont en effet changé : le poids de ces sujétions devient plus difficile pour les médecins hospitaliers, des plus jeunes aux plus âgés.

Alors qu’on manque de médecins hospitaliers publics partout, on ne peut plus attendre d’un médecin qu’il travaille de nuit, un dimanche ou un jour férié dans un hôpital public avec une rémunération de seulement 277,19 euros ou une demi-nuit ou un samedi après-midi pour 138,59 euros.

Un effort important devrait être fait pour augmenter d’au moins 50 % ces rémunérations, voire le double à une échéance de trois ans.

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Nous sommes aujourd’hui face à un choix majeur pour l’évolution de notre système de soins.

Ces 12 propositions vont dans le sens de ce que proposait le président de la République en janvier dernier : plus de radicalité pour sauver notre système de soins.

Elles sont liées, car la cohérence entre ces propositions est forte : n’appliquer que l’une ou l’autre sans appliquer les autres propositions liées déstabiliserait le système de soins.

Il est évident que la radicalité de l’ensemble aurait un coût : les choix les meilleurs pour nous tous sont aussi les plus difficiles à mettre en œuvre. Tant pour des raisons techniques qu’en raison des oppositions qu’ils susciteraient et de la volonté probable de certains partis politiques de ne pas s’y associer.

L’adoption ou non de ces décisions radicales est donc un sujet politique qui appartient à nos élus nationaux.

Comment rassembler une majorité politique autour de la coalition présidentielle actuelle, en la fondant sur cette nécessité impérative d’optimiser le fonctionnement du système de soins ?

Comment faire pour que des partis politiques passent au-dessus de leurs intérêts électoraux respectifs pour privilégier l’intérêt général fortement attaqué en termes d’accès aux soins, alors que ces décisions radicales ne porteraient leurs fruits que dans plusieurs années ?

Dans le cas où une alliance politique sur ces questions ne serait pas possible, une loi de santé comportant ces mesures radicales pourrait-elle être adoptée par un référendum législatif à l’initiative du président de la République ou à l’initiative d’au moins un cinquième des membres du parlement (référendum d’initiative partagée) ?

Si je ne peux répondre à ces interrogations, je crois que l’avenir de la plupart des partis politiques actuels dépend de leur capacité à prendre à bras-le-corps les inquiétudes et les soucis quotidiens des Français non privilégiés.

« Ces 12 propositions vont dans le sens de ce que proposait le Président de la République en janvier dernier : plus de radicalité pour sauver notre système de soins. Elles sont liées, car la cohérence entre ces propositions est forte : n’appliquer que l’une ou l’autre sans appliquer les autres propositions liées déstabiliserait le système de soins »

Quel que soit donc le mécanisme politique pour les adopter, si ces propositions suscitaient des débats, des réactions et les oppositions de ceux dont les intérêts seraient les plus bousculés, qu’elles soient discutées ! Mais agissons vraiment, vite et en profondeur !

Faisons-le pour la majorité silencieuse des patients, des personnes dépendantes et de leurs proches, les non-privilégiés ! Faisons-le pour notre pays dans son ensemble ! Nous avons tant besoin de préserver notre cohésion sociale et notre système de soins, ce patrimoine commun que le monde entier nous enviait il y a encore peu de temps.