Nidal Nabhan Abou
Psychiatre expert à la Cour d’appel de Rennes
Expertise judiciaire psychiatrique : de nouveaux défis ou une bataille perdue d’avance ?
L’expertise psychiatrique judiciaire représente une évaluation essentielle, permettant aux magistrats d’orienter au mieux le justiciable auteur d’une infraction pénale.
Effectivement, si l’Expert met en lumière que le prévenu est atteint d’un trouble mental, il pourra être orienté vers une prise en charge sanitaire plutôt que vers une sanction pénale de droit commun.
Cette protection des patients constitue un pilier humaniste de notre démocratie.
L’auxiliaire de justice qu’est l’expert psychiatre doit éviter les « préjugés », il porte la discussion médicolégale et explique la démarche médico-psycho-criminologique qui constitue un temps fort du procès pénal.
L’Expert psychiatre se voit ainsi projeté dans l’interface entre justice et santé, entre détention et hôpital.
Pratiquant cet art depuis plus d’une vingtaine d’années, je tenterai de partager à travers ces lignes, ma passion, mes coups de gueule et surtout mes craintes d’un avenir sombre que je voudrais conjurer.
Focus sur cet exercice si particulier …
Tout commence par une rencontre, une fascination et voilà mes yeux grands ouverts, une passion est née, mon rhésus sanguin se transforme et devient psychiatrie légale. Circule alors dans mes veines une envie de découvrir, d’apprendre, de forger, de passer des heures sur les bancs des tribunaux, à écouter déposer mes maîtres.
Combien de week-end et de soirées sacrifiés ?
Combien de kilomètres parcourus ?
Combien d’heures d’attente devant les portes lourdes des maisons d’arrêt et devant les portiques de sécurité ?
Le pas sûr, le sourire affiché, j’examine, j’interroge, je m’interroge, je dicte, je relis, je signe, je dépose aux assises à mon tour et je deviens addict à cette adrénaline de la barre.
Les années passent, je me lâche de plus en plus et je me surprends, amusée, là où j’étais terrorisée des années auparavant.
Les années passent et le constat est inquiétant : 88% des expertises psychiatriques sont réalisées par des praticiens hospitaliers (PH), dont je fais partie ; mais quel est le statut de l’Expert ? Cette question, je l’ai posée il y a plus de vingt ans et toujours pas de réponse claire.
Les années passent et j’assiste à de multiples exclusions, par différents gouvernements, du statut des collaborateurs occasionnels du service public, des rattachements au régime des indépendants puis, des retours à la case départ.
Les années passent, je m’exclame devant les chiffres : 49 148 expertises psychiatriques en 2020 pour uniquement 356 experts.
Les années passent et nous sommes de moins en moins nombreux.
Le suintement devient saignement, 800 experts en 2007, alors que le nombre de sollicitations judiciaires ne cesse d’augmenter.
Plus de délinquance ? Plus de criminalité ? Certainement, mais pas seulement…
Les demandes d’examen en garde à vue se multiplient, des expertises systématiques pour les majeurs vulnérables, je vois arriver en 2019 les cours criminelles, en 2000 la chambre de l’instruction et les demandes d’expertises post-sentencielles, avec évaluation du risque de récidive, explosent.
Trouver un Expert devient mission impossible. L’hémorragie devient cataclysmique.
Je m’interroge : l’expertise fait-elle peur à nos jeunes collègues ? La psychiatrie légale serait-elle moins attirante ?
Le gouvernement reste sourd devant les multiples demandes de nos professeurs pour organiser l’enseignement de psychiatrie légale dans le cadre d’une option spécifique ou une FST, qui donnerait une base de connaissance incontournable, associée à un compagnonnage par un expert senior chevronné.
Les années passent et les missions parlementaires, sénatoriales donnent des conclusions, des recommandations. La dernière date de mars 2021 et a été conduite par deux sénateurs qui ont acquis une certitude : une réforme profonde de l’expertise psychiatrique est nécessaire, car il y a de moins en moins d’Experts et de plus en plus d’expertises.
Et si on sortait de l’expertocentrisme ?
Certains juges d’instruction ont recours aux experts, parce qu’il le faut en matière criminelle et abrègent ainsi certaines instructions. En correctionnelle, il est plus rare de recourir à l’expertise alors que bien des profils demanderaient cet éclairage, plus qu’en cas de crime…
Les familles qui croient à la vertu explicative d’un procès sont souvent déçues, elles le sont encore plus si on prête au procès une vertu réparatrice.
L’expert doit dire : à poursuivre pas d’irresponsabilité pénale ou bien à envoyer en psychiatrie.
Les missions s’ajoutent au fil des décennies, notamment celle de l’évaluation de la dangerosité. Mais quelle évaluation ? Même la dangerosité individuelle est très difficilement évaluée, car influencée par des paramètres externes trop nombreux et aléatoires.
Le psychiatre dit : c’est passionnant mais le juge à l’instruction, en jugement, en post-sentenciel il n’a pas le temps pour cela.
On s’accroche, il y a toujours des affaires exceptionnelles bien sûr, mais là c’est souvent le prévenu accusé qui déçoit.
L’objet humaniste de l’expertise est devenu inapplicable, et par indisponibilité des experts elle devient en plus un frein à la clôture rapide des dossiers aux yeux des magistrats.
Oui, il y a urgence, à nous d’augmenter la qualité de nos rapports par la clarté et la profondeur de notre questionnement qui doit surtout rester humble.
Écartons les algorithmes en laissant la place à l’appréciation clinique et humaine.
Soyons engagés :
• Pour une option d’enseignement de psychiatrie légale.
• Pour une valorisation du statut de l’Expert.
• Pour des expertises de qualité et non de quantité.
• Pour une dualité d’Experts nécessaire à une discussion psycho-médico-criminologique argumentée.
• Pour une augmentation de l’attractivité par une réévaluation de la tarification des actes et des dépositions aux assises.
• Pour une amélioration des conditions de réalisation des expertises.
Oui, soyons engagés, transmettons cet héritage précieux, soyons engagés encore et toujours pour la défense de nos malades aliénés.
« Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme même qui disparaît. » François Tosquelles.