Tribune
Sophie BEAUPÈRE
Déléguée Générale d’Unicancer
Béatrice NOËLLEC
Directrice des Relations Institutionnelles de la FHP
« Les jeunes d’aujourd’hui aiment le confort, l’argent et la paresse par-dessus le marché ». « Les jeunes d’aujourd’hui aiment le luxe, méprisent l’autorité et bavardent au lieu de travailler ».
De qui sont ces phrases lapidaires ? Respectivement de deux penseurs de l’Antiquité, Polybe et Socrate. A travers toutes les époques, la jeunesse a été tancée par ses aînés, à peu près sur les mêmes griefs, notamment un prétendu rapport altéré à la « valeur travail ». Soyons indulgents : cette alacrité est bien souvent puisée dans la nostalgie déchirante de sa propre jeunesse enfuie…
Toutefois, il est certain qu’une réflexion en profondeur sur la « valeur travail » s’impose, qui doit s’affranchir d’un « c’était mieux avant » stérile. Dans un monde en pleine mutation – crises épidémiologiques, contexte géopolitique mondial éruptif et bouleversements climatiques – il serait bien incongru que le monde du travail reste un monolithe immuable. Il est évidemment bousculé, percuté, dans ses organisations, ses valeurs, ses pratiques managériales, et c’est un questionnement salutaire qui doit embarquer toute la société.
Le sujet des professions du soin au sens large est tout à fait illustratif. Les établissements de santé, publics comme privés, font face à une pénurie alarmante de professionnel.le.s de santé paramédicaux, notamment les infirmiers et les aides-soignants. Est-ce à dire qu’une génération égocentrée et rétive à l’effort n’est plus soucieuse du care ? Evidemment non. Plus que jamais, les jeunes d’aujourd’hui s’engagent, recherchent du sens ; mais ils veulent aussi légitimement que leurs conditions d’exercice, les environnements managériaux, le rapport à l’innovation, changent. Pour cela, quelques leviers méritent d’être activés d’urgence.
Le premier levier est sans doute la levée des corporatismes et des logiques d’assignation qui enferment trop souvent les professionnels de santé dans des parcours figés, sans perspective de passerelles et d’enrichissement des pratiques. Les terminologies employées, relativement péjoratives – transferts, délégations… – montrent combien les réserves à davantage de fluidité entre les métiers sont tenaces, comme d’ailleurs entre les secteurs et entre les statuts. Oui, un aide-soignant expérimenté doit pouvoir devenir infirmier en deux ans, sans que cela donne lieu à des débats sans fin. Oui, un médecin doit pouvoir passer du secteur public au secteur privé, et vice-versa, sans cris d’orfraie. La confiance a priori reste encore à conquérir.
Le deuxième levier est de savoir offrir à la jeunesse d’aujourd’hui une vision prospective des métiers du soin, dont les pratiques vont être modifiées, et probablement enrichies, par divers leviers d’innovation dans les années qui viennent. Le ministère de la santé gagnerait à déployer une gestion moderne des ressources humaines, et dresser des perspectives susceptibles d’attirer de nouveaux profils et de nouvelles compétences. Cette nécessité n’est pas du tout à l’œuvre aujourd’hui et les conceptions de ces métiers restent trop souvent pétries de stéréotypes éculés… notamment genrés. Pas étonnant qu’il soit difficile de s’y projeter.
Le troisième levier, en relation étroite avec les deux précédents, est celui des représentations, qui fondent ou nom l’attractivité du choix de telle ou telle profession. Bien sûr, il y a le sujet des rémunérations des professionnels de santé, mais il n’épuise pas la question, qui est plus profondément celle de la hiérarchie des valeurs d’une société, et de la considération qu’elle accorde – ou non – à toutes celles et tous ceux qui portent le soin et le care, qui prennent en charge une part vitale des relations entre les humains. Et non, ce ne sont pas des « vocations », mais des choix qui doivent comporter leur part tout à fait légitime de reconnaissance sociale. Et il en faut plus que des applaudissements aux fenêtres pour asseoir cette reconnaissance, et faire évoluer nos représentations collectives. Nous devrions nous réjouir que les jeunes souhaitent retrouver du sens à leurs pratiques, comme un levier d’amélioration des prises en charge et de l’ensemble du système.
Nullement altérée, la « valeur travail » est donc aujourd’hui repensée à l’aune d’un monde en profonde mutation. Sans aucun doute, ce qui est questionné aujourd’hui, c’est un décalage saisissant entre la façon dont sont pensées les organisations actuelles et la réalité d’évolutions techniques et scientifiques qui connaissent un rythme d’accélération sans précédent. On peut citer par exemple dans le domaine de la prise en charge du cancer, la révolution que sont les chimiothérapies à domicile, les immunothérapies, la prévention et la prise en charge de plus en plus personnalisée grâce à la biologie moléculaire couplée à l’analyse des données, ainsi que l’accélération du rythme de ces évolutions.
Gardons à l’esprit qu’il a fallu la crise Covid pour que les téléconsultations ou la téléexpertise se développent, alors que tous les prérequis techniques existaient depuis plusieurs années ! Alors que les citoyens plébiscitent les innovations numériques en santé, les freins sont légion. Alors, encadrer les évolutions techniques, en analyser les effets négatifs, évaluer leur impact psychologique et social, est certes impératif. Mais empêcher leur développement est à la fois inutile, inefficace, totalement démotivant et facteur de perte de sens pour les jeunes générations.
A chacun de nous, donc, d’être à la hauteur des attentes d’une jeunesse dont l’attachement aux professions du soin ne se dément pas, mais qui attend davantage de reconnaissance, de sens, de perspectives et d’enrichissement des pratiques.