Tribune
Guillaume Wasmer
Directeur d’hôpital en disponibilité, Dirigeant de la société Visanté
Personne ne doute que les 20 ans à venir verront des transformations radicales s’opérer, qui changeront le secteur hospitalier en profondeur, par les effets cumulés du numérique, de la technologie, de la démographie, des parcours territoriaux… et de la part de la richesse nationale que les pouvoirs publics voudront ou pourront consacrer à la santé.
Mais, contrairement à une idée reçue, le monde de l’hôpital a déjà énormément évolué en 20 ans : son périmètre territorial (les GHT), ses modalités de financement (la T2A), sa gouvernance (pôles, conseils de surveillance, directoires), ses modalités de prise en charge (de moins en moins invasives et de plus en plus ambulatoires), le taux de remboursement des soins n’a pas baissé malgré un progrès médical de plus en plus coûteux…
Cette évolution ne s’est pas faite sans douleur, ni de manière homogène dans les résultats obtenus. Pour décider de « bouger » dans le secteur hospitalier, ce ne sont pas en général les arguments positifs en faveur du changement qui vont emporter la conviction et, par-là, l’adhésion des acteurs, mais plutôt les menaces et les risques encourus si l’on choisissait de ne pas agir. C’est dans ce contexte que pour concevoir, décliner et mettre en place ces changements, le ministère, les ARS et les dirigeants hospitaliers ont eu recours à des sociétés de conseil.
Depuis mi-2022, certains ont remis en cause fortement le rôle de ces sociétés de conseil. Les reproches sont multiples : coût exorbitant par rapport au service apporté, chevaux de Troie du « new public management » approche d’hôpital-entreprise, incompétence, illégitimité… à tel point que certains cabinets ont arrêté leur activité dans le champ de la santé, voire dans la sphère publique.
Alors qu’une loi sur le recours aux consultants par l’État est en cours de discussion, voici quelques réflexions, issues des parcours croisés des auteurs, qui remettent en perspective ce que peuvent et doivent être l’apport des sociétés de conseil à l’hôpital, aujourd’hui et demain.
Dans quel cas le conseil est-il vraiment efficace et utile à la performance d’un établissement de santé ?
Avec 200 métiers qui cohabitent en permanence, l’hôpital n’est pas dépourvu a priori d’expertise en interne. Le recours au conseil doit donc constituer l’exception plus que la règle.
Quatre situations nous paraissent particulièrement adaptées au recours au conseil :
– Lorsqu’un projet fait appel à une expertise particulière ou renvoie à une situation similaire traitée avec succès dans un autre établissement. Par leur capacité à produire des comparaisons ou constituer des équipes composées ad hoc, les sociétés de conseil peuvent apporter une vraie plusvalue en partageant des retours d’expérience et en diffusant l’innovation dans les établissements ;
– Lorsqu’un établissement, pour des raisons qui peuvent être très variées, a besoin d’un regard ou d’une parole tierce, pour affirmer des positions qui auraient moins d’impact si elles étaient portées en interne ;
– Pour tenir des délais contraints et le rythme de conduite du changement : la méthodologie de gestion de projet des cabinets, leur capacité à distinguer l’essentiel de l’accessoire, la pression du résultat, leur rôle extérieur par essence, leur capacité à dédier des équipes permet de limiter le risque d’enlisement de projet ;
– Lorsque les équipes internes ont trop de chantiers ouverts simultanément, et que face à ce manque de « bande passante », il est nécessaire d’externaliser la conception ou le suivi de certains projets pour faire face à une surcharge ponctuelle.
Ces motifs de recours au conseil ne sont pas propres à la sphère publique. Le secteur privé, industriel comme de services, fait appel de manière bien plus poussée aux sociétés de conseil, souvent pour les mêmes raisons que celles citées ci-dessus. Et plutôt beaucoup moins en France qu’ailleurs…
Plusieurs raisons expliquent l’échec ou l’insatisfaction parfois exprimée par les clients
Certaines raisons tiennent à l’hôpital public lui-même : une équipe de conseil doit être pilotée et suivie par son client, qui doit lui consacrer le temps de dirigeant (DH ET PCME), à toutes les étapes clés du projet. Ce pilotage porte autant sur la conduite de la mission, les arbitrages à affirmer que sur l’adaptation du contenu de la mission à l’évolution des attentes du client.
Par ailleurs, les soignants vivent mal des propos « performatifs » dans un vocabulaire franglais qui n’est pas le leur, parfois abstrait ou perçu comme infantilisant, tenu par des personnes qui n’ont jamais travaillé à l’hôpital. Ils ne reconnaissent pas leur légitimité, pour un coût correspondant à ce qu’ils voient comme le salaire annuel de plusieurs infirmières.
Enfin, le fait est, objectivement, que l’hôpital public n’a pas les capacités à financer du conseil dans les mêmes proportions que le secteur privé. Cela a pu conduire certaines sociétés à minorer le nombre de jours de séniors et à sur-utiliser des juniors, voire des stagiaires. Or, le client hospitalier cherche du sur-mesure plus que du prêt à porter. C’est un client différent des autres, avec une psychologie particulière qui tient à sa proximité à la souffrance et à la mort. La prise en compte de cette spécificité, la connaissance intime du fonctionnement et de la vie quotidienne des hospitaliers est un facteur clé de succès.
Et demain ?
L’hôpital de demain va connaître des bouleversements majeurs auxquels il n’est pas préparé.
La résistance au changement est plus forte à l’hôpital qu’ailleurs. Cela tient à la présence de corporatismes encore puissants, à un apprentissage qui, dans une forte tradition de compagnonnage, favorise plus la reproduction que l’innovation, et à la juxtaposition de contre-pouvoirs à forte capacité de blocage.
Il pourrait être tentant pour les structures publiques d’internaliser l’expertise, et c’est ce que certains font déjà très bien. Cette solution nous paraît nécessaire mais insuffisante. D’abord parce que le conseil est un métier qui ne s’improvise pas, différent du contrôle ou de la chefferie de projet.
Ensuite, parce qu’il est sain que celui qui prodigue une action de conseil soit rémunéré par celui à qui il l’a donné, dans le cadre d’une relation commerciale avec ce qu’elle embarque comme obligations contractuelles réciproques. Cependant, dans les situations évoquées plus haut, le recours au conseil est un vrai appui pour les hôpitaux, sous certaines conditions :
– Si le consultant sait sortir de sa zone de confort, en adaptant à l’hôpital des services, des solutions, des modalités de financements innovants qui existent dans d’autres pays ou d’autres secteurs. Mais il faut alors créer une forme de relation différente, plus proche du partenariat, et plus éloignée de la traditionnelle relation client-fournisseur ;
– Si le conseil participe à une forme d’hybridation dont aura besoin l’hôpital demain pour mixer des compétences de scientifiques, de médecins, d’entrepreneurs, de managers, d’ingénieurs qui ne partagent pas a priori les mêmes méthodes ;
– Si les équipes de conseil savent mettre à disposition des personnes qui ont travaillé dans la santé, qui puissent jouer sur la confraternité pour déminer les corporatismes, et si elles savent se situer au bon niveau entre le conseil stratégique abstrait et inopérant et la dimension purement opérationnelle indispensable à tout changement réel.
La crise de l’après-Covid que les établissements de santé ont commencé à traverser, en France comme à l’étranger, est inédite et sera plus dure à affronter que la crise sanitaire elle-même. En accélérant des évolutions déjà en germe depuis plusieurs années, elle plonge les établissements dans un défi sans précédent. Le « bon » conseil, au bon moment et au bon endroit, sera l’une des façons d’outiller les hospitaliers pour qu’ils parviennent à affronter, en dépit de leur fatigue, cette nouvelle séquence de leur histoire.
Source : Les nouveaux chemins de la performance en santé – CRAPS et ANAP