Tribune

« Donner plus de latitude au terrain dans une relation fondée sur la confiance et le contrat […] est sans doute une des clés majeures de la réussite »

Béatrice Noëllec
Directrice des relations institutionnelles et de la veille sociétale à la FHP

Quelques scènes de vie.

La première, lors d’une réunion de l’Union Européenne de l’Hospitalisation Privée, au cours de laquelle l’ensemble des pays représentés évoquent une réalité partagée : la pénurie de professionnels de santé, et le défi de l’attractivité des métiers du soin. Seule, la présidente de l’Ordre des infirmiers portugais nuance : « Oui, nous avons des difficultés. Mais ici, quand on dit qu’on exerce la profession infirmière, on suscite encore l’admiration… Ce sont des métiers valorisés socialement ». Pourrait-on vraiment dire la même chose en France, de celles et ceux qui portent le soin ?

Deuxième scène, lors d’un échange avec des représentants des usagers. Ma voisine me glisse entre deux interventions : « Je m’entends bien avec la directrice de la clinique, ma parole est vraiment prise en considération. Mais quand je dis à ma famille ou à une amie que je suis représentante des usagers, ils me regardent avec perplexité ». Faut-il dès lors s’étonner du fait que « recruter » des RU dans les établissements de santé soit difficile ?

Troisième scène, extraite d’un livre cette fois : « Hors de moi » de la philosophe Claire Marin. Evoquant la maladie auto-immune avec laquelle elle vit depuis l’enfance, elle raconte une piqûre qu’un soignant s’efforce de lui faire, sans entendre son conseil sur la qualité d’une de ses veines, sèche et durcie : « mon savoir intime ne vaut rien. Mes mises en garde contre les faiblesses et les résistances de mon corps ne sont pas entendues (…). Ma place de patiente est celle qui subit et se tait ». Être entendu et reconnu, est-ce le premier des soins ?

Quatrième scène, un souvenir, un petit village un samedi soir de novembre, le cabinet médical, seule lumière allumée à côté de l’église, une salle d’attente bondée, et sur le visage du médecin toute la lassitude d’une journée éprouvante. Et puis un nom appelé en vain, « Monsieur… ? » et le ras-le-bol du énième rendez-vous non honoré en dépit des rappels SMS personnalisés, comme le symptôme d’une forme de considération sociale émoussée pour nos docteurs ?

Le débat public bruisse des difficultés multiples auxquelles est confronté notre système de santé. On fait des rapports, on multiplie les missions, on parle financements et réformes, et crise après crise, on tente avec plus ou moins de succès d’éteindre les incendies. Mais on ne s’interroge pas, ou si peu, sur les représentations dans le monde du soin, sur les évolutions de celles-ci, et sur l’une des aspirations majeures qui traverse notre société aujourd’hui, que l’on peut nommer de plusieurs manières : la reconnaissance, la considération, le respect aussi, le sentiment d’être « bien traité » au-delà des statuts qui enferment, des préjugés et des assignations en tous genres.

Les femmes et les hommes qui exercent au sein des établissements de santé privés ne font pas exception : pleinement engagés, certaines asymétries de traitement avec leurs homologues du public les atteignent. Un exemple parmi d’autres : les annonces récentes sur les majorations de certaines indemnités horaires, notamment sur le travail de nuit. Si celles-ci se justifient pleinement au regard des tensions sur l’offre de soins, elles doivent concerner tous les professionnels, du public comme du privé, qui remplissent les mêmes missions, soignent les mêmes patients et vivent les mêmes difficultés.

Dans une étude Viavoice de 2022, on posait aux Françaises et aux Français la question : « Que souhaiteriez-vous pour recréer du lien dans votre environnement de travail ? ». En première position, largement devant l’autonomie ou encore un meilleur partage des informations, les citoyens demandaient « davantage de reconnaissance ». C’est une aspiration – voire une revendication – que les décideurs feraient bien de prendre davantage en compte, et notamment dans le domaine de la santé.

Sur un enjeu aussi complexe, il n’y a pas de recette miracle, mais la nécessité de profonds infléchissements de nos représentations collectives, portées par une volonté politique. Par exemple, on ne parviendra à améliorer l’attractivité des métiers du soin et du « care » qu’à la marge, si l’on s’abstient de travailler sur les représentations de ces métiers. Disons-le clairement : ils ont longtemps été dépréciés, minorés, et dévalorisés, notamment parce qu’assumés majoritairement par des femmes. Dans une vision essentialiste, le soin était l’apanage naturel des femmes, qui devaient encore s’estimer heureuses qu’on accepte in fine de les rémunérer pour ce faire… Notre pays va vieillir, la chronicité des maladies se développer, les enjeux de santé mentale devenir plus prégnants. La prise de conscience de l’importance de la toute petite enfance (et de « l’investissement social précoce ») et de la prévention à tous les âges de la vie ne fait que croître : tout cela va considérablement augmenter les besoins de femmes et d’hommes (j’insiste sur ce point, les hommes aussi…) « du soin », ce soin auquel aucune intelligence artificielle ne sera substituable. Interrogeons-nous sur les ressorts profonds des pénuries actuelles en ressources humaines dans le champ du soin, et engageons d’urgence les voies de la revalorisation. Elle passe certes par la rémunération, par des enrichissements de compétences, par des passerelles plus fluides entre les métiers comme entre les secteurs ; mais elle suppose aussi de se poser la question de la hiérarchie des valeurs dans notre société, et du rang où l’on décide de placer le soin et ses acteurs. La crise sanitaire avait contribué à nous ouvrir les yeux sur ce(ux) qui comptent vraiment, mais il semblerait que nous en perdions un peu trop vite les acquis…

La profession de médecin se situe un peu à part : aux yeux des Français, elle demeure l’une des plus remarquables et respectées. Pourtant, si c’était à refaire, trois médecins sur dix choisiraient une autre profession1. Même si l’amour du métier est toujours fort, un profond sentiment de déficit de reconnaissance taraude les blouses blanches. Certes, on sait bien qu’au sein de notre société, le prestige des figures traditionnelles de la « notabilité » – dont celle du « docteur » – s’est émoussé. Mais il y a davantage, la charge administrative, l’empiètement du métier sur la sphère privée, et des sentiments mêlés : « clientélisation » de la patientèle, perte du libre arbitre, vision jugée de plus en plus techniciste du soin en regard d’une approche de plus en plus comptable de la santé… Une fois encore, le sujet ne se résume pas à la revalorisation financière. Les médecins ont l’impression d’être devenus les boucs-émissaires des maux du système, confortés en cela par le surgissement régulier dans la sphère politique de velléités coercitives diverses à leur encontre. Nul besoin pourtant d’avoir fait dix ans d’études de psychologie pour comprendre que la contrainte permet généralement d’obtenir des résultats exactement inverses à ceux espérés. Là aussi, notre système gagnera toujours à miser sur la reconnaissance, en cassant les cloisonnements entre les différents modes d’exercice, en œuvrant à la meilleure conciliation des équilibres de vie, en faisant le pari de la confiance pour donner davantage de latitude d’organisation aux acteurs de terrain…

Du reste le pari sera gagnant sur tous les plans, car l’affaiblissement de la reconnaissance sociale est la porte ouverte au repli sur soi. Défendre son pré-carré est un réflexe naturel quand on se sent vaciller sur ses bases. Gageons par exemple que le partage des compétences et les pratiques avancées, qui sont des évolutions indispensables pour renforcer l’attractivité des métiers, favoriser l’accès aux soins et mieux soigner les patients, seraient parfaitement acceptées dans un contexte de considération accrue de chacun des acteurs, qu’ils soient médicaux ou paramédicaux. Avec en filigrane l’idée que rien ne sera ôté à personne, mais qu’au contraire, chacun y gagne : du temps médical, de l’expertise, de l’enrichissement des pratiques… au service de la santé des patients.

Si l’on se place à présent du côté du patient, souvenons-nous que nous avons fêté l’an dernier les vingt ans d’une loi fondatrice, la loi Kouchner sur les droits des malades, qui a jeté les bases d’une structuration de la démocratie sanitaire. Si l’on en juge par la relative « latéralisation » de ses acteurs pendant la crise sanitaire – n’est-ce pas pourtant pendant une crise que l’on a le plus besoin d’une vitalité démocratique ? – une remise à jour drastique du sujet s’impose. Or elle est abordée le plus souvent par le serpent de mer du « statut » du représentant des usagers, comme s’il fallait forcément dans notre pays, avoir une grille de lecture « statutaire » pour acquérir une légitimité… France Assos Santé a procédé à un réjouissant – et désolant à la fois – micro-trottoir sur le sujet : pour toutes les personnes interrogées, un représentant des usagers est un… restaurant universitaire ! Une fois l’acronyme développé, ce n’est guère plus concluant. Comment s’étonner ensuite que, selon une étude faite en 2022 par la FHP auprès de ses adhérents, un établissement de santé sur deux déclare rencontrer des difficultés à trouver des représentants des usagers.  Là encore, ce n’est donc pas le statut qui est l’enjeu central, c’est celui de la connaissance (à quand une campagne d’information grand public sur le rôle des représentants des usagers), de la valorisation de l’engagement, et de la reconnaissance sociale, grâce à laquelle le représentant des usagers n’est pas relégué au « bureau des plaintes » mais un acteur à part entière, avec le patient-partenaire, de la stratégie d’un établissement.

Un autre enjeu majeur de reconnaissance à développer est celui de la parole du patient, et de la prise en considération de son savoir expérientiel, dans une relation soignant-soigné enrichie par le partenariat. Cette évolution (révolution) constitue une dimension majeure de la politique d’amélioration de la qualité et de la pertinence des soins et des parcours. Le Baromètre de l’Institut de l’Expérience Patient/BVA 2022 avait révélé une acculturation croissante des établissements et des professionnels de santé à de telles démarches. Pourtant, il montre aussi qu’il y a peu d’imprégnation de ce concept par les citoyens, et que leur conscience de la légitimité et de l’utilité de leur parole dans la sphère santé est loin d’être installée. Encore un enjeu clé pour notre système de santé, la prise en compte de la parole et du savoir du patient sur sa pathologie, afin que ces dimensions soient de mieux en mieux intégrées dans les formation des professionnels, comprises dans la société, et servent la transformation de notre système de santé.

Enfin, en surplomb de tout cela, il convient certainement de rénover en profondeur une gouvernance de la santé qui ne raisonne qu’en termes de « statut » et non de « mission ». A juste titre, les coopérations entre acteurs de santé sont plébiscitées par les pouvoirs publics. Il est vrai que pendant la crise Covid, la souplesse et la réactivité au service des patients ont été la clef pour faire face aux différents épisodes aigus de la pandémie : cet esprit doit donc être sanctuarisé. Mais la problématique demeure toujours la même : seule une pleine reconnaissance du rôle et des missions de chacun permettra de déployer des coopérations pleinement efficientes et durables au service des patients. Or le Service Public Hospitalier tel qu’il est défini aujourd’hui va à l’encontre de cette reconnaissance. Son cadre trop rigide oppose les acteurs alors même qu’ils se retrouvent sur l’essentiel : le service rendu.

Un véritable Service Public de santé, fondé sur les missions et non sur les statuts ; réunissant à égalité de droits, de responsabilités et de moyens les acteurs publics et privés, qui soignent les mêmes patients, doit être une priorité au regard de la situation tendue de l’offre hospitalière. Ce cadre renouvelé et modernisé serait le plus propice à installer, partout en France, de véritables démocraties territoriales en santé, avec les acteurs de santé, mais aussi les collectivités territoriales, les élus, les patients, sous l’égide d’Agences régionales de santé aux missions rénovées. Toutes ces parties prenantes doivent être davantage associées aux décisions pour bâtir, dans la confiance, de véritables projets de santé sur la base de diagnostics partagés. Donner plus de latitude au terrain dans une relation fondée sur la confiance et le contrat, plutôt que sur la défiance et la contrainte, et surtout sur la reconnaissance du rôle de chacun, est sans doute une des clés majeures de la réussite.

1. Étude Medscape 2021.