Interview

« La France s’inscrit dans une tradition jacobine, profondément centralisée, à la différence des États-Unis qui est un pays de structure étatique fédérale caractérisée par une plus grande décentralisation politique et fiscale. »

Victor G. Rodwin
Professeur émérite de politique et de gestion des services de santé, Wagner School of Public Service, New York University

Les États-Unis ont le système de santé le plus coûteux des pays de l’OCDE. Pourtant, les indicateurs de santé (espérance de vie, décès prématurés…) ne traduisent pas un meilleur état de santé des Américains. Quelle est votre analyse sur le sujet ?

Des corrélations importantes existent entre les dépenses de santé par habitant et l’état de santé, lorsque l’on compare les pays dans le monde. Ce n’est en revanche pas le cas au sein des pays riches de l’OCDE. Nous savons par ailleurs que la santé des populations ne dépend que dans une faible mesure (20 %) des services de soins. Les déterminants sociaux de santé populationnelle, tels que les inégalités socioprofessionnelles, le niveau d’éducation, les conditions de logement et la pauvreté, sont bien plus importants pour expliquer la santé globale d’une population. Un système de soins primaires bien organisé et efficace ne peut donc compenser que très partiellement les indicateurs de santé populationnelle qui viennent d’être évoqués. Si l’on prend le cas des États-Unis, le taux de pauvreté des enfants est d’environ 20 % depuis des décennies et la répartition des revenus est très inégale. De nombreuses personnes vivent également dans des conditions de logement défavorables. On constate d’ailleurs que les populations les plus précaires résident souvent dans des lieux et des villes particulièrement néfastes pour la santé. En outre, nous avons le taux d’obésité le plus élevé parmi les pays de l’OCDE ce qui explique aussi nos taux élevés de maladies chroniques telles que le diabète. Tous ces facteurs expliquent en grande partie notre mauvaise performance lorsqu’il s’agit de mesurer l’état de santé des Américains en termes d’espérance de vie et de décès prématurés. Plus largement, avoir un impact significatif sur les déterminants de santé implique d’adopter, comme le recommande l’OMS, une approche intersectorielle. Pour agir de façon structurante sur les facteurs et les conditions qui favorisent la santé, les politiques de santé doivent être appréhendées par différents Ministères et non pas seulement par les Ministères de la Santé. Ce n’est le cas ni aux États-Unis, ni en France.

Le système de santé Américain obéit à une logique libérale où le marché et la concurrence prédominent, à l’opposé de la vision universaliste française. Cette logique génère-t-elle des problématiques d’accès et de qualité des soins ?

La France s’inscrit dans une tradition jacobine, profondément centralisée, à la différence des États-Unis qui est un pays de structure étatique fédérale caractérisée par une plus grande décentralisation politique et fiscale. Pour autant, nous avons un État fédéral fort, parfois plus que l’État français, même dans le domaine de la santé. Cela vaut surtout pour nos États fédéraux et nos collectivités locales (impôts locaux plus élevés qu’en France, plus grande autonomie dans l’élaboration, le financement et la gestion de programmes de santé…). Un État fortement centralisé ne peut pas tout gérer, surtout lorsqu’il s’agit de secteurs aussi complexes que la santé.

En ce qui concerne la concurrence, contrairement à ce qui est parfois avancé, nous n’en avons pas autant que cela. Notre système est davantage oligopsone et oligopolistique. Les hôpitaux sont de plus en plus concentrés et exercent un poids considérable au sein du système, tandis que les médecins sont moins individualistes qu’en France et beaucoup plus organisés en groupes oligopolistiques. La concurrence est en revanche plus prégnante pour les payeurs à l’échelle nationale. Sur les marchés locaux et métropolitains, on observe souvent une concentration des payeurs, ce qui conduit davantage à un système oligopsone qu’à un véritable système concurrentiel.

Je pense par ailleurs qu’il est nécessaire de nuancer les points de vue schématiques qui caractérisent nos différents systèmes. L’accès aux soins est en effet confronté à de nombreux défis, qu’il s’agisse d’un système centralisé ou non. Nous ne mettons pas suffisamment l’accent sur la qualité des soins, ni aux États-Unis, ni en France. Pourtant, l’inégalité face à la qualité ou à l’absence de qualité me semble presque plus importante que la question de l’accès aux soins, car l’accès à des soins de mauvaise qualité peut conduire à des conséquences dramatiques. Nous devons par conséquent être en mesure de fournir dans nos deux pays un accès à des soins de qualité aux patients tout au long des parcours de soins. C’est une priorité.

Quel est le rôle de l’État fédéral et des États fédérés en matière de régulation du système de santé ?

Notre système de santé aux États-Unis est très diversifié et complexe, avec de nombreux programmes financés et gérés par l’État fédéral. Il existe une grande hétérogénéité de systèmes de santé, y compris un système de santé socialisé, comme le Veterans Health Administration (VHA). Celui-ci couvre les anciens combattants, est géré par l’État fédéral et comprend plus de 150 hôpitaux, y compris des centres de santé et des maisons de retraite médicalisées (EHPADs). Je pense d’ailleurs que c’est un modèle de gestion efficace qui pourrait être appliqué aux hôpitaux publics français. Contrairement à certaines idées reçues, notre législation impose à tous les hôpitaux, qu’ils soient publics ou privés, à but lucratif ou non, de prendre en charge tous les patients en situation d’urgence. Dans ce domaine, en matière de régulation, le rôle de l’État fédéral est primordial. Nous avons un programme fédéral « Medicare » qui couvre les personnes âgées et en situation de handicap, ainsi que toute personne souffrant de maladies rénales. Il s’agit du seul programme au monde offrant une couverture universelle autour d’un seul organe. Nous avons également un programme financé par l’État fédéral, « Medicaid », qui couvre les personnes très pauvres et qui, contrairement à Medicare, est géré par les États fédérés tout en suivant des conditions fixées par l’État fédéral, mais avec de multiples possibilités de déroger à certaines de ces règles.

Les tarifs pour les hôpitaux et les médecins (que 95 % acceptent) sont fixés par le Gouvernement fédéral qui intervient activement dans le domaine de la santé publique. En effet, au niveau fédéral, le programme Medicare, sur conseil d’une commission d’experts, fixe les tarifs de remboursement pour chaque groupe homogène de malades (GHM) et cela s’applique à tous les hôpitaux (publics et privés). En ce qui concerne les médecins, leurs tarifs de remboursement sont également fixés par le programme Medicare sur conseil d’une commission d’experts.

Toutefois, notre pays est extrêmement polarisé. Chaque État fédéré joue donc un rôle différent en matière de santé, pouvant conduire à d’importantes variations selon l’État dans lequel on réside. Les grandes villes et les 3 000 comtés (qui ont le pouvoir de lever l’impôt) jouent également un rôle clé. La ville de New York dispose, à titre d’exemple, d’un département de santé publique et de programmes bien plus généreux que dans d’autres régions. L’État fédéral agit aussi par le biais d’une réglementation déléguée. Si l’on prend le cas de Medicare, l’État fédéral a décidé que les hôpitaux ne seront pas remboursés s’ils ne sont pas accrédités par une organisation privée (la Joint Commission for the Accreditation of Healthcare Organizations). Il n’y a donc pas d’intervention directe, comme c’est le cas en France. L’accréditation est déléguée à des organismes privés à but non lucratif. Si cette dernière n’est pas accordée, le gouvernement ne finance pas l’établissement en question.

Quel est votre regard sur « l’Affordable Care Act », réforme majeure du système de santé américain ?

Cette législation est à l’origine de la plus importante réforme du système d’assurance santé américain depuis celle de 1965 sous la présidence de Lyndon Johnson, qui a créé une assurance maladie publique pour les personnes âgées (Medicare) et pour les plus défavorisés (Medicaid). Cette réforme a pu voir le jour car elle n’a pas remis en cause les grands principes de l’organisation et du financement du système de santé. Les partenaires sociaux et le Gouvernement fédéral ont donc négocié pour que le nombre d’assurés augmente en contrepartie du maintien du système d’assurances privées. Cet accord visait à améliorer l’accès financier aux soins (ce qui ne garantit pas l’accès aux soins ni à des soins de qualité). Aujourd’hui, 10 % de la population reste sans assurance, contre 18 % avant la réforme. Les barrières financières ont donc été considérablement réduites. Des critiques ont cependant émergé, car la contrepartie d’obtenir un accès à l’assurance maladie était de donner aux assureurs la liberté d’encourager la formation de multiples réseaux de soins et de limiter la liberté de choix, en promouvant le « Managed Care » aux États-Unis. Je considère, à titre personnel, que c’est une amélioration parce qu’il est préférable d’avoir une assurance maladie et d’être pris en charge, même si le choix est limité, que de ne pas être couvert par une assurance. Il est cependant vrai que d’importantes disparités peuvent exister entre ceux qui sont mal assurés avec des restrictions créées par leurs réseaux de soins et ceux qui sont le mieux assurés avec une plus grande liberté de choix de leurs médecins et hôpitaux. Cela pose des questions éthiques.

Plus globalement, notre système doit faire face à une problématique qui me semble majeure. Nous sommes en effet confrontés aujourd’hui à un système au sein duquel le profit règne en maître. Si l’Obamacare n’en est pas directement la cause, on constate que bon nombre d’acteurs ont tiré parti de la réforme et de façon plus générale, de l’évolution du secteur de la santé. Les Managed Care Organizations (MCOs) sont par exemple devenues très importantes, gérées à 75 % par des réseaux privés à but lucratif et cotées en Bourse.

Aux États-Unis, l’organisation des soins se distingue donc par le développement des « Managed Care Organizations » qui intègrent à la fois le financement et les prestations de soins sur la base d’une contractualisation entre les assureurs et les offreurs de soins. Ce mode de fonctionnement est-il vertueux ?

Il est important de distinguer les différentes MCOs car elles ne sont pas toutes similaires. Prenons par exemple le cas de la Kaiser Permanente, une organisation privée à but non lucratif, qui détient plus de 45 % de la part de marché d’assurance maladie en Californie, avec 12,6 millions d’adhérents et 23 000 médecins. Je pense que c’est un excellent système pour ceux qui y croient. Il y a des effets d’autosélection, les adhérents qui en font partie en sont satisfaits, tout comme les médecins qui y travaillent. L’esprit de corps y est très présent. Ce type de modèle me semble prometteur pour l’avenir de l’organisation de tous les systèmes de santé en organisant les soins médicaux d’une manière bien plus intégrée et coordonnée que la médecine dite « libérale » en France, qui reste organisée autour de cabinets individuels avec un minimum d’utilisation du numérique, du partage d’informations et de collaborations entre professionnels.

Bien que tous les systèmes soient perfectibles, les MCOs à but non lucratif sont souvent des centres d’excellence. Le choix des assurés est toujours limité au réseau de médecins et d’hôpitaux faisant partie de la MCO. Cependant, il est possible de payer des primes plus élevées pour adhérer à un système d’assurance maladie hybride (« Point of Service ») et de conserver la possibilité de sortir du réseau en acceptant des restes à charge bien plus élevés.

Je suis en revanche inquiet de voir un certain nombre de ces organisations privées à but lucratif et cotées en Bourse, avec tous les problèmes que cela implique. C’est une tendance préoccupante pour l’avenir du système de santé aux États-Unis, même si je défends le principe d’intégration des soins. Les opposants à ces organisations s’inquiètent de l’absence de liberté de choix du médecin et des hôpitaux pour l’assuré, mais aussi la remise en cause du principe d’indépendance professionnelle sur le choix des thérapeutiques et des protocoles. Je considère cependant que les médecins ne devraient pas avoir la liberté de prescrire tout ce qu’ils souhaitent, sans lignes directrices ni concertations. Dans les MCOs, les médecins peuvent se comparer et ont accès à toutes les informations relatives aux pratiques de leurs confrères. La restriction de la liberté de prescription n’est en outre pas imposée. Ces organisations ont en effet des recommandations de bonnes pratiques qui varient en fonction des médecins qui y travaillent. Ce sont eux-mêmes, et non l’État, qui créent ces référentiels.

Comment appréhendez-vous le vieillissement et ses impacts ? Plus largement, comment le système de santé américain peut-il inspirer une évolution positive du système de santé français ?

Nous devons prendre en compte le vieillissement de la population, avec déjà 17 % des personnes âgées de plus de 65 ans. Il est à cet égard crucial d’intégrer pleinement les soins de santé, en mettant l’accent sur les services ambulatoires et sociaux. Nous devons réduire le recours à l’hôpital pour nous concentrer sur la prise en charge des patients atteints de maladies chroniques à domicile lorsque cela est possible. Ce changement de paradigme ne sera cependant pas possible si des systèmes intermédiaires et des services à domicile ne sont pas développés, même si un travail est déjà engagé en la matière. Nous devons dans cette logique aller plus loin dans l’innovation technologique. 

Il me semble par ailleurs que trois réflexions pourraient être menées en France. Les médecins français gagneraient, en premier lieu, à prendre conscience que la médecine à l’acte n’est pas le principe le plus important à défendre. Aux États-Unis, 75 % des médecins sont aujourd’hui salariés, dont 52 % sont employés par les hôpitaux tout en conservant une activité dans leurs cabinets qui ont été achetés par ceux-ci ou les MCOs. En général, ces médecins bénéficient d’un salaire plus élevé que s’ils étaient rémunérés à l’acte.

En termes d’organisation, il est en outre possible d’être dans une logique bien moins centralisée, tout en maintenant un rôle important de l’État, en s’inspirant des possibilités de déconcentration, de décentralisation et d’autres modes de régulation.

Enfin, il est crucial de favoriser l’intégration des systèmes d’information entre les hôpitaux et les services ambulatoires. Aux États-Unis, bien que cela ne soit pas encore généralisé partout, la plupart des hôpitaux ont remporté des succès importants grâce à leurs systèmes d’information. Dans de nombreux hôpitaux il est par exemple possible de consulter « My Chart ». Les patients peuvent ainsi accéder à tous leurs examens (radiographies, analyses de laboratoire, consultations, etc.). Lorsque cela est mis en place, notamment dans des sous-systèmes de MCOs, cela fonctionne très bien. Les patients peuvent ainsi devenir pleinement acteurs de leur santé en intégrant diverses informations médicales, en ayant un regard sur leur suivi et en partageant ces informations aux médecins qu’ils consultent.

Un mot de la fin ?

Les Français ont la chance d’avoir un système de Sécurité sociale protecteur, couvrant l’ensemble de la population. Il doit être apprécié, conservé et surtout modernisé pour que ses médecins puissent pratiquer une médecine de qualité qui soit beaucoup mieux coordonnée entre généralistes et spécialistes, hôpitaux et centres de santé, et santé publique. Enfin, il faut continuer à développer des réseaux de soins qui prennent en compte les besoins spécifiques des populations au sein des territoires et de s’appuyer sur les ressources qui font partie de ce beau pays.

Un entretien réalisé avec Anaïs Fossier, Directrice des études et des relations publiques du CRAPS.

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