Tribune

« Les accords de Matignon constituent un texte incontournable dans l’histoire des politiques sociales en France. Pour leur contenu. Pour leur méthode d’élaboration aussi. »

Éric Badonnel

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Cette analyse est issue du chapitre 2 « La Construction Nationale » du dernier ouvrage du CRAPS « Les 11 incontournables de la protection sociale ».

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LES ACCORDS DE MATIGNON
7-8 juin 1936

Trois jours après sa formation, le Gouvernement du Front populaire invite le patronat et la Confédération générale du travail (CGT) à une conférence sociale. Les accords de Matignon sont conclus dans la nuit du 7 au 8 juin 1936. Le texte annonce un plan ambitieux de réformes sociales. Fruits d’une méthode inédite, les accords de Matignon inaugurent les négociations sociales interprofessionnelles en France.

Le texte

Article I

La délégation patronale admet l’établissement immédiat de contrats collectifs de travail.

Article II

Ces contrats devront comprendre notamment les articles 3 à 5 ci-après.

Article III

L’observation des lois s’imposant à tous les citoyens, les employeurs reconnaissent la liberté d’opinion, ainsi que le droit pour les travailleurs d’adhérer librement et d’appartenir à un syndicat professionnel constitué en vertu du livre III du Code du travail. Les employeurs s’engagent à ne pas prendre en considération le fait d’appartenir ou de ne pas appartenir à un syndicat pour arrêter leurs décisions en ce qui concerne l’embauchage, la conduite ou la répartition du travail, les mesures de discipline ou de congédiement. […]

Article IV

Les salaires réels pratiqués pour tous les ouvriers à la date du 25 mai 1936 seront, du jour de la reprise du travail, rajustés suivant une échelle décroissante commençant à 15 % pour les salaires les moins élevés pour arriver à 7 % pour les salaires les plus élevés, le total des salaires de chaque établissement ne devant, en aucun cas, être augmenté de plus de 12 %. […]

Article V

En dehors des cas particuliers déjà réglés par la loi, dans chaque établissement comprenant plus de dix ouvriers, après accord entre organisations syndicales, ou, à défaut, entre les intéressés, il sera institué deux ou plusieurs délégués ouvriers selon l’importance de l’établissement. Ces délégués ont qualité pour présenter à la direction les réclamations individuelles qui n’auraient pas été directement satisfaites, visant l’application des lois, décrets, règlements du Code du travail, des tarifs de salaires, et des mesures d’hygiène et de sécurité. […]

Article VI

La délégation patronale s’engage à ce qu’il ne soit pris aucune sanction pour faits de grève.

Article VII

La délégation confédérale ouvrière demande aux travailleurs en grève de décider la reprise du travail dès que les directions des établissements auront accepté l’accord général intervenu et dès que les pourparlers relatifs à son application auront été engagés entre les directions et le personnel des établissements.

Son apport

Les accords de Matignon constituent un texte incontournable dans l’histoire des politiques sociales en France. Pour leur contenu. Pour leur méthode d’élaboration aussi.

Dans leur contenu, les accords de Matignon étendent et renforcent les droits des salariés, tant individuels que collectifs. Ils prévoient, en outre, une augmentation générale des salaires.

S’agissant des droits des salariés, le patronat accepte l’établissement immédiat de contrats collectifs de travail, désignés comme des conventions collectives dans la loi du 24 juin 1936. Si leur valeur reste contractuelle, les conventions collectives de branche professionnelle peuvent déroger à la norme légale quand leurs stipulations sont plus favorables aux salariés. La liberté syndicale est elle-même confortée : la liberté d’opinion du salarié est rappelée ; celui-ci est libre d’adhérer ou pas à un syndicat ; son adhésion ne saurait faire l’objet d’une discrimination par l’employeur lors des embauches ou des licenciements. Des délégués du personnel sont institués dans les établissements comprenant plus de dix salariés. Élus par les salariés âgés de plus de dix-huit ans, les délégués du personnel sont chargés de présenter les réclamations individuelles sur l’application des lois, décrets et règlements du Code du travail, les tarifs de salaires et les mesures d’hygiène et de sécurité. Enfin, le texte exclut toute sanction pour faits de grève et invite à la reprise d’activité.

Les accords de Matignon instaurent un salaire minimal par région et par catégorie. Ils prévoient par ailleurs une revalorisation des salaires suivant une échelle décroissante allant de 15 % pour les salaires les moins élevés à 7 % pour les salaires les plus élevés, le total des salaires de chaque établissement ne pouvant pas être augmenté de plus de 12 %.

Mais c’est surtout la méthode d’élaboration des accords de Matignon qui doit retenir l’attention. Le texte ne se contente pas d’organiser l’ordre public social et de structurer la hiérarchie des normes sociales, en prévoyant, entre la loi et le règlement d’une part et le contrat de travail d’autre part, le champ des conventions collectives dans les branches professionnelles. Inédite dans sa forme, cette conférence sociale constitue aussi la première négociation sociale interprofessionnelle en France.

Cette première présente les caractéristiques de ce qui va devenir le dialogue social à la française. Le rôle de négociateur des partenaires sociaux est reconnu, mais leur autonomie est relative, tant reste grande la capacité d’intervention des pouvoirs publics.

Contexte

L’avènement du nazisme en Allemagne en 1933 – après celle du fascisme en Italie en 1922 – et les manifestations violentes devant la Chambre des députés, le 6 février 1934, conduisent les socialistes, les radicaux et les communistes à former une alliance électorale.

Le Front populaire remporte les élections législatives des 26 avril et 3 mai 1936. Sans attendre l’avènement de Léon Blum à la présidence du Conseil, le 4 juin 1936, deux millions de travailleurs, aspirant au changement, se mettent bientôt en grève.

Les premières grèves sont menées par des ouvriers qualifiés dans des entreprises prestigieuses. Neuf mille établissements industriels sont occupés. Les grévistes désignent des délégués. Leur objectif est de négocier des conventions collectives. Le mouvement social s’étend ensuite dans l’industrie en prenant la forme, plus radicale, des luttes de néophytes.

L’économie ralentit et le patronat prend peur. Dans la nuit du 7 au 8 juin 1936, le nouveau Gouvernement réunit la Confédération générale de la production française (CGPF) et la CGT. La conclusion des accords de Matignon ne met pas un terme au mouvement social, qui s’étend à l’ensemble de l’économie. Craignant d’être débordé, le Gouvernement dépose en urgence à la Chambre des députés les projets de lois inspirés des accords de Matignon. Ils sont adoptés – sauf le texte sur la semaine de quarante heures – à la quasi-unanimité des parlementaires.

Suites

Dans la mémoire collective, les accords de Matignon sont un symbole, celui des avancées sociales obtenues par le Gouvernement du Front populaire. Toutefois, deux mesures sociales parmi les plus emblématiques de l’été 1936 ne sont pas prévues par ces accords. Il s’agit de l’instauration d’un congé payé annuel de quatorze jours et de la réduction du temps de travail hebdomadaire à quarante heures. Il est vrai que ces deux mesures ne concernent pas que les entreprises privées, visées par les accords de Matignon.

Pour les forces politiques de progrès, les accords de Matignon, conclus sous la présidence du premier Gouvernement dirigé par un socialiste, restent une référence de style. L’avènement de la gauche au pouvoir doit être accompagné de l’annonce d’ambitieuses réformes sociales. Droits sociaux, congés payés, réduction du temps de travail, hausse et refonte des minima sociaux : cela a été le cas à la Libération, en 1981, en 1988 aussi et encore en 1997. Naturellement, cela ne signifie pas que toutes les réformes sociales ont été conçues par des Gouvernements de gauche. Certains Gouvernements de droite, dit-on, se seraient même montrés plus à l’écoute des partenaires sociaux dans la conduite de grandes négociations.

Pour les décideurs publics, la méthode utilisée par Léon Blum fait toujours figure de modèle. L’adoption de grandes réformes sociales se fonde le plus souvent sur une action à la fois rapide et très structurée, engagée en tout début de législature. Cette organisation repose sur une préparation programmatique, un rapport de force politique encore favorable, un climat social pas encore défavorable, un mélange subtil et donc instable de volontarisme politique et de concertation avec la société civile.

Ce symbole, ce style et cette méthode ne sont pas neutres. Ils ont pour conséquence, dans l’élaboration des dispositifs sociaux en France, une hypertrophie manifeste du politique et une disqualification relative, mais croissante au fil du temps, des partenaires sociaux et des corps intermédiaires comme interlocuteurs pertinents et acteurs du changement. Entre la loi ou le contrat, le système français fait plutôt le choix de l’acte unilatéral, donc pas celui du compromis, celui de la progression historique par crises et par ruptures.

C’est là l’un des paradoxes du Front populaire. Il crée les outils, dans les entreprises, dans les branches professionnelles et même au niveau national en interprofessionnel, d’une véritable cogestion sociale-démocrate et cependant il inaugure une approche très étatique, trop sans doute, des négociations sociales. Pourtant, il entame la capacité d’analyse et la légitimité même des syndicats patronaux et salariaux. Il coupe aussi les responsables politiques de l’expertise des forces vives du pays.

Un dernier élément : dans les réformes de l’été 1936, il est peu question de la Protection sociale, sauf pour l’assurance chômage. Il faut attendre les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale et les travaux du Conseil national de la Résistance pour que germe l’idée d’un système global de Protection sociale.