Tribune
Bastien Ripert
Directeur du Groupe Hospitalier Sophia Antipolis Vallée du Var, membre du bureau du GRAPH
« Quand je me regarde, je me désole, quand je me compare, je me console », fidèle au vieil adage, le CRAPS cultive l’intérêt des voyages d’étude pour analyser les systèmes de santé en Europe au sens géographique, en coordination avec le Groupe de Recherche et d’Applications Hospitalières, présidé par Yann Bubien.
Après plusieurs déplacements, force est de constater que l’ensemble des pays européens sont soumis aux mêmes problématiques que la France à l’image des tensions sur les services d’urgence ou encore l’insuffisance de ressources humaines pour répondre au mieux aux besoins de santé. Il n’existe aucune solution miracle nous invitant à l’humilité face aux défis qui sont les nôtres. Cependant, de bonnes initiatives se dégagent qui méritent de prendre le temps de l’analyse.
L’année 2023 a mis à l’honneur le système de santé écossais, système de santé qui semble le mieux résister aux problématiques des soins non programmés des quatre systèmes de santé de la Grande-Bretagne. Pourtant, à l’image de son territoire atypique, les défis sont complexes, quelles sont les clés de cette réussite ?
1. Un système de santé sous tension face à des défis complexes
Un accès aux soins soumis à des contraintes géographiques fortes
En Écosse, 5,5 millions d’habitants sont répartis de manière très disparate puisque près de 88 % de la population écossaise vit à 30 minutes d’un hôpital et dans des zones urbanisées, 12 % de la population vit au-delà de 30 minutes et parfois à plusieurs heures de transport.
L’accès aux soins est facilité dans les grandes métropoles à l’image de Glasgow avec 100.000 passages au service d’urgences adultes du Queen Elizabeth Universitary Hospital et 70.000 passages au Glasgow Children Hospital.
À l’inverse, l’Écosse compte près de 800 îles dont environ une centaine sont peuplées de 100.000 habitants permanents. L’accès aux soins n’est donc pas le même si vous vivez à Oban qui se trouve à 160 kilomètres de Glasgow et à deux heures trente de route. Pour autant, le modeste Lorn and Islands Hospital dispose d’un service d’urgence accueillant 8.500 patients par an pour répondre aux enjeux d’accès aux soins, notamment non programmés.
Un système d’initiative publique, reposant sur le principe de « gratuité » des services
Le système de santé écossais a fait le choix de privilégier une organisation et une planification du système de santé pilotée par un État stratège et financeur. Il repose essentiellement sur des offreurs de soins publics, à l’exception de quelques opérateurs privés intervenant exclusivement sur la chirurgie programmée de proximité après accord du National Health Service (NHS) pour désengorger notamment les délais d’attente dans certaines pathologies (cataracte, prothèse de genou, etc.).
La plupart des services du NHS Scotland sont « gratuits » mais suivant sa situation financière, le patient peut être amené à prendre en charge son traitement dentaire, ses nouvelles lunettes ou lentilles de contact, etc.
Une augmentation du recours au non programmé et un système de santé saturé
Depuis 2021, l’Écosse, comme d’autres pays en Europe, connaît une dégradation des principaux indicateurs de fonctionnement du système de santé avec une hausse du volume de prises en charge non programmées et une hausse des délais d’attente aux urgences supérieurs à 4, 8, ou 12 heures. Néanmoins, le système de santé écossais résiste mieux que les autres nations de la Grande Bretagne.
Des tensions importantes sur les ressources médicales et paramédicales
Comme dans de nombreux pays européens, aujourd’hui plus de 5 % des postes sont vacants que ce soit au niveau médical ou paramédical en raison de plusieurs facteurs :
– Le développement des besoins de santé nécessite toujours plus de professionnels de santé pour y répondre, un constat renforcé par le développement du progrès médical qui appelle une spécialisation des prises en charge et des compétences ;
– Un manque chronique de professionnels formés pour anticiper cette évolution ;
– Un arbitrage vie professionnelle/vie personnelle en faveur d’une diminution du temps de travail de chaque professionnel formé ou déjà sur le marché du travail par rapport aux années antérieures ;
– Le Brexit est venu fragiliser l’apport de ressources humaines européennes qui représentaient une variable importante d’équilibre du marché du travail dans le domaine de la santé.
Cela génère des tensions fortes sur le système de santé, avec une multiplication inédite de tensions sociales aboutissant à des augmentations de salaire au NHS Scotland en 2023 et, plus largement, à une fragilisation de l’accès aux soins.
Un budget limité voté par le parlement britannique à hauteur de 9,9 % du PIB et une absence de reste à charge ou d’avance de frais
Il est toujours intéressant également d’analyser un système de santé en regard des moyens économiques qui lui sont consacrés. Le fonctionnement du système de santé écossais s’appuie sur un budget annuel voté par le Parlement britannique à hauteur de 9,9 % du PIB pour 2023, inférieur au système de santé français. Les patients n’ont pas de reste à charge ou d’avance de frais à consentir.
2. Face à ces défis, le système de santé écossais a repensé par nécessité la prise en charge du non programmé
L’Écosse a repensé l’organisation de son système de santé pour mieux prendre en charge les urgences par une meilleure régulation des flux, un appui sur la territorialisation pour mieux répondre à ses caractéristiques géographiques et l’innovation numérique pour une meilleure organisation de la réponse à ses besoins de santé.
Les General Practitioners (GP’s) clé de voûte du système
911 cabinets médicaux de groupe organisent et coordonnent les parcours patients dans l’ensemble du système de santé écossais. Ils ont en charge le suivi des maladies chroniques, les rendez-vous urgents programmés sur la journée, la médecine préventive et la gestion des admissions directes en hospitalisation, aux urgences ou chez un spécialiste.
En dehors de l’urgence vitale, théoriquement, aucun accès n’est possible à l’hôpital sans coordination préalable du parcours.
Une forte attention portée sur l’organisation des prises en charge en amont et en aval de l’hospitalisation favorisant la prévention, la réhabilitation et le maintien à domicile
Une forte dynamique existe autour des soins primaires pour favoriser le bien vivre et le maintien d’un bon état de santé et de bien être autour des community based services.
Un programme de sortie de l’hôpital est assuré par une coordination de l’ensemble des services sanitaires, médico-sociaux et sociaux pour favoriser le retour à domicile le plus précoce. Il existe des programmes dits de community rehab et d’enhanced care, des équipes spécialisées intervenant de manière rapide pour assurer un maintien ou un retour à domicile avec un équipement adapté.
Dans cette dynamique, l’hospitalisation à domicile se développe fortement pour les soins spécialisés nécessitant un traitement aigu.
Améliorer l’accès aux soins par le développement de la santé connectée
La multiplication de programmes de suivi connecté des maladies chroniques pour gagner du temps médical
29 % des écossais adultes sont aujourd’hui concernés par l’hypertension artérielle, cela représente environ 1,2 million de consultations médicales par an pour le suivi de cette maladie chronique parfois pour de simples mesures de pression artérielle. Le programme Connect me permet un parcours de prise en charge digitalisé et connecté pour un suivi de maladies chroniques comme l’hypertension artérielle, le diabète, ou encore l’asthme. Le suivi régulier de constantes par télésurveillance a permis d’économiser près de 250.000 consultations, soit 20 % de gain de temps médical avec un niveau de qualité au moins égal.
Développer la téléconsultation avec le programme Near Me pour répondre aux problématiques d’accès aux soins et limiter l’empreinte carbone du système de santé
Le programme Near Me facilite l’accès aux soins dans les régions rurales d’Écosse, en particulier pour le public cible du patient connecté acteur de sa santé. C’est ainsi qu’en 2022, 440.000 téléconsultations ont été réalisées économisant environ 100 millions de kilomètres et 29.366 Tonnes de CO2 correspondant à la qualité maximale de CO2 que 49.000 personnes devraient générer par an pour enrayer le réchauffement climatique.
Un schéma organisationnel gradué du non-programmé
Les GP’s assurent les rendez-vous urgents programmés sur la journée mais également une permanence des soins la nuit à l’image des « GP’s out of hours centre », ouverts de 18h30 à 8h00 en semaine et toute la journée le week-end et les jours fériés.
Les services d’urgence sont accessibles à 75 % après orientation par un médecin généraliste mais également par le numéro d’appel d’urgence NHS 24, l’équivalent de notre Service d’Accès aux Soins. Malgré cette régulation, un certain nombre de patients viennent tout de même par leurs propres moyens. Les services d’urgence sont gradués avec plusieurs niveaux de réponses et d’organisation :
– 60 « Minor Injuries Units » : le plus souvent au sein d’un hôpital mais cela peut être également un centre de santé avec des GP’s ou Infirmiers de Pratique Avancée dirigeant le service comme nous y reviendrons dans le focus ;
– 30 « Major Emergency départment », ouvert 24 heures sur 24 avec des médecins urgentistes séniors.
Une régulation forte du non programmé avec un objectif « le bon soin au bon endroit »
L’accès aux soins spécialisés non programmés est soumis à une régulation le NHS 24, un des sept services de santé spécialisés du NHS Scotland. Il s’agit d’une plateforme digitale de services de santé qui délivre à travers plusieurs plateformes des conseils par rapport à son état de santé.
Deux numéros d’appel téléphonique pour l’urgence en fonction de la graduation sont ensuite accessibles :
– Le 111 pour les urgences non vitales par exemple si on est trop malade pour aller voir son médecin généraliste ou son dentiste. Il traite 1,5 million d’appels par an avec une réorientation de l’ordre de 10 % vers les urgences. Cette régulation téléphonique repose en première intention sur des professionnels non soignants qui donnent des conseils médicaux, sans remplacer le médecin, en orientant sur des protocoles permettant au patient de s’auto-évaluer avec une marche à suivre ;
– Le 999 pour les urgences vitales avec un service de soins critiques pré-hospitalier de type SMUR se répartissant en 4 zones avec les moyens adaptés, notamment l’hélicoptère.
3. Quelles inspirations pour une possible transformation de notre système de santé
La sacralisation d’une porte d’entrée pour une régulation efficace
Le système de santé britannique a toujours mis le médecin généraliste comme porte d’entrée du système, certes avec une adaptation aujourd’hui aux attentes d’exercice des professionnels avec un fonctionnement de plus en plus généralisé sous forme de cabinets de groupe. Le non programmé a toujours été au cœur de cette organisation pour les médecins généralistes limitant la tentation des patients d’une orientation non coordonnée vers l’hôpital et les services d’urgence, puisque bénéficiant d’une réponse hors horaires ouvrables.
Le système de santé écossais est organisé avec une planification et des règles de fonctionnement permettant de lutter mécaniquement contre le consumérisme médical. À l’exception de l’urgence vitale, un patient se rend dans un cabinet de médecine générale ou dispose d’un numéro appel pour organiser son parcours de soins non programmé, avec des prises de rendez-vous par exemple.
Préférer une planification stratégique pluriannuelle à la succession de mesures dans le cadre de la gestion de crise
Dans une époque où tout s’accélère, l’immédiateté prend le pas sur le temps long. Cela alimente la théorie d’une action publique inefficace, empêtrée à construire une réponse soudaine en réponse à la dernière crise médiatique du moment. Cela ne constitue pas une stratégie et un programme d’action cohérent.
Le système de santé écossais a fait le choix d’une planification stratégique claire et pluriannuelle, à l’image des réformes des systèmes de santé scandinaves, qui se sont déroulées sur plus de dix ans. Elle est mise en œuvre avec des programmes investis sur un horizon de long terme comme NHS 24, Near me ou Connect Me.
La mutation du système de santé est en cours, les résultats de court terme ne sont pas parfaitement visibles, il faut faire preuve de patience, jusqu’à l’arrivée des résultats de long terme plus probants, qui permettront de redonner confiance en l’action publique.
Une véritable délégation de tâches et de compétences pour repenser le système de santé
Un contexte de pénurie de ressources impose de repenser nos organisations et concentrer les ressources à haute valeur ajoutée sur les cas les plus importants et sensibles. Le système de santé écossais a fait le choix d’une organisation qui repose sur la confiance avec des délégations de tâches et de compétences à des acteurs formés, responsables, et encadrés efficacement. L’exemple des « Minor Injuries Unit » dirigées par des infirmiers portant un stéthoscope illustre parfaitement cette révolution des métiers et des responsabilités pour une meilleure réponse aux besoins de santé.
Le patient acteur de sa santé pour développer les enjeux de prévention
L’une des grandes révolutions de l’ensemble des systèmes de santé mondiaux est probablement la place du patient dans son rapport à sa santé et aux professionnels de santé. Ce dernier est de plus en plus informé et souhaite devenir logiquement un acteur libre et rationnel, gérant son capital santé.
C’est une opportunité majeure pour développer efficacement nos politiques de prévention par une meilleure appréhension et gestion des déterminants de santé de chaque individu.
Le débat est extrêmement focalisé aujourd’hui sur l’efficacité du système de santé pour guérir, accéder à un professionnel de santé rapidement, disposer du meilleur parcours de soins et du meilleur plateau technique.
Mais développer les bons comportements de santé est tout aussi essentiel, les patients sont demandeurs et c’est une formidable opportunité d’améliorer rapidement et concrètement les indicateurs de santé publique des populations.
Gagner du temps médical grâce à l’innovation du digital et de la santé connectée
Le système de santé écossais a clairement mis en œuvre des programmes permettant de gagner du temps médical précieux grâce à la construction de parcours digitaux et connectés pour les malades chroniques. Cela évite ainsi des rendez-vous médicaux peu pertinents tout en préservant une qualité et une sécurité de prise en charge des patients.
La transition écologique, une opportunité de transformation de notre système de santé
Dans un système de santé en mutation, la transition écologique constitue un vecteur majeur de changement. Au cœur de ces enjeux de transformation des systèmes de santé, il est essentiel de s’interroger sur la santé environnementale en questionnant la pertinence de nos parcours et l’organisation de notre système de santé vers une transition écologique. Les téléconsultations, la télésurveillance, l’intelligence artificielle sont autant d’outils permettant au patient acteur de sa santé et responsable d’aller au plus juste soin dans l’intérêt de la communauté et diminuer ainsi notre bilan carbone pour préserver l’avenir de notre planète.
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[FOCUS]
L’exemple du Western General Hospital of Endimburgh : un exemple innovant d’une unité dédiée aux petites blessures et traumatismes, gérée exclusivement par des infirmiers spécialisés
Une « Minor Injuries Unit » (MIU) au sein du Western General Hospital of Edimburgh coordonnée par des infirmiers spécialisés dans l’urgence, portant même un stéthoscope.
La MIU prend en charge 20.000 patients par an avec un objectif : le bon soin au bon endroit. L’accès au MIU est possible strictement par rendez-vous après avoir appelé le 111 (les urgences non vitales). On peut être pris en charge sur place ou en téléconsultation. L’infirmier évalue les blessures, propose des conseils de prise en charge et un traitement avec l’objectif de pouvoir poursuivre sa guérison à domicile en s’appuyant sur le réseau des pharmacies locales.
La cible des patients pris en charge : fatigue, traumatismes faciaux légers, entorses, luxations, plaies, blessures superficielles de l’œil, morsures d’insectes et piqûres…
En quelque sorte, un centre d’accueil et de soins non programmés géré par des infirmiers au cœur de l’hôpital accessible sur régulation et prise de rendez-vous obligatoire.
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