Tribune

« Bien souvent, les débats sur la « valeur travail » nous racontent un malaise général lié à l’accélération du temps »

Par
Inès Hijazi,
Experte « modernisation de l’action publique »
&
Arnaud Denoix,
Directeur du GIP Plateforme de l’inclusion

En novembre 2023, le Parlement a voté le projet de loi pour transformer Pôle Emploi en « France Travail » et dessiner l’horizon plein emploi avec moins de 5 % de chômage d’ici 2027. Le travail est reconnu comme la condition pour accéder à l’autonomie, la santé et l’insertion dans la société. Ainsi, dans l’inconscient de nos institutions, réside toujours l’idée que « si le travail ne résout pas tout, en tout cas le chômage détruit tout », tel que l’affirmait Jean-Baptiste de Foucauld, ancien commissaire au Plan.

Dans ce contexte, réfléchir aux conditions de travail et porter la voix de celles et ceux qui sont concernés par cette dynamique institutionnelle est essentiel. Aujourd’hui en France, selon nos estimations, environ 160 000 personnes dans une multitude d’organisations concourent à la mise en œuvre de la politique nationale d’insertion par le travail. Elles sont travailleuses sociales, assistantes, conseillères en insertion, intervenantes de l’économie sociale et solidaire. Leur priorité est de permettre une « vie meilleure » aux 1,9 million de foyers en France (environ 3,85 millions de personnes) qui vivent avec 607 euros par mois, de par leur droit au Revenu de Solidarité Active (RSA), en créant des conditions favorables à un retour à l’emploi.

Moins perceptible que dans le milieu de la santé, le monde de l’insertion professionnelle est aussi exposé à une vague d’épuisement. Des accompagnateurs témoignent d’un sentiment d’incapacité à aider les usagers comme ils le voudraient. Dans le Livre blanc du travail social publié en novembre 2023, le « management par les chiffres » est identifié comme une cause possible de fatigue et de perte de sens.

Une difficulté est d’apprécier la qualité du « travail invisible » intrinsèque à toute profession liée au soin – qui, toujours selon le Livre blanc, est majoritairement réalisé par des femmes – à savoir la confiance, la reconnaissance, l’écoute, l’apaisement, la protection. En effet, les accompagnateurs sont face à des usagers qui rencontrent, au-delà du non-emploi, des difficultés structurelles comme l’absence de logement fixe, des violences intrafamiliales, des problématiques de santé, une mobilité réduite, un handicap, des blocages psychopathologiques, etc.

Cette question est au cœur de l’action de la Plateforme de l’inclusion. Initié en 2019, ce groupement d’intérêt public financé et piloté par l’État a pour mission de faciliter la vie des personnes éloignées de l’emploi et de celles et ceux qui les accompagnent. Une des missions qui nous est confiée est de participer au pilotage de la politique publique. Cela se traduit par l’analyse de données quantitatives et la production d’indicateurs à destination des directions et des acteurs de terrain : combien de personnes prises en charge par type de prescripteurs, quel profil, etc. ?

Dans ce contexte, comment, au niveau de la Plateforme de l’inclusion, peut-on mieux capter et rendre compte de la valeur créée au sein de la relation
d’accompagnement ? Sur la base des données que nous collectons déjà, est-il possible de mesurer par exemple le gain généré par la résolution de difficultés sociales ou une meilleure santé des personnes en parcours d’insertion, avant même leur accès à un emploi durable ? C’est l’objet d’une investigation en cours.

Autre défi : nos outils informatiques portent en eux la promesse d’améliorer l’efficacité de l’action publique, et leurs usages se développent rapidement dans de nombreux contextes d’accompagnement. Conséquence directe : les professionnels peuvent ressentir une substitution de la technique au lien humain. Dans le Livre blanc du travail social, une assistante affirme passer « plus de temps à comptabiliser ce qu’[elle] fait qu’à le faire ».

Si les accompagnateurs sont monopolisés par le remplissage de nos outils et préoccupés par des objectifs quantitatifs, comment bâtir un espace de confiance pour l’usager ? Sur le terrain, une travailleuse sociale rencontrée par notre équipe souligne cette 
préoccupation : « c’est dans la rencontre des regards que le changement s’opère », regards qui ont moins de chance de se croiser si l’un est capté par un écran d’ordinateur.

Alors, quelle philosophie managériale et quels outils construire pour prioriser le lien et la relation humaine entre les usagers et les professionnels ? Au sein de la Plateforme de l’inclusion, nous souhaitons construire et améliorer des services numériques qui favorisent l’autonomie, la formation et la capacité d’action des professionnels. Et, tout en sachant que nous n’y sommes pas encore, nous croyons que les 
« bons » outils doivent réussir à s’effacer au profit de la relation d’accompagnement, favorisant ainsi la construction de « liens qui libèrent » et non de liens qui 
« fragilisent » ou « oppressent » comme les distingue Serge Paugam, sociologue français qui analyse les mécanismes du lien social et de la solidarité. Selon lui, dans son essai L’attachement social de 2023, pour qu’un lien libère, il doit réussir à croiser deux dimensions : « la protection et la reconnaissance ».

Bien souvent, les débats sur la « valeur travail » nous racontent un malaise général lié à l’accélération du temps, le management quantitatif et la perte de sens qui en découle. Pour piloter nos actions collectives, il a parfois été plus simple et rapide de mesurer des choses visibles et quantitatives que d’observer l’impact de la construction d’un lien personnel entre les acteurs du terrain et les usagers. Continuons d’interroger nos philosophies managériales dans les métiers du soin et de l’insertion, ne serait-ce que pour reconnaître les professionnels comme des artisans de l’accompagnement, dépositaires d’un savoir-faire à protéger. Puisque la politique d’insertion porte l’ambition de l’inclusion et d’un accès au travail pour tous, autorisons-nous à rêver : à quoi ressembleraient les institutions de demain si la « reconnaissance » et la « protection » devenaient les piliers de nos actions ?

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Sources :
– Institut de l’entreprise. Sociétal – Le travail. Tome 2. Décembre 2023.
– DREES. Rapport « L’aide et l’action sociales en France ». 2020.
– HCTS. Livre blanc du travail social. 2023.
– Paugam Serge. L’attachement social. Éditions Seuil. 2023.