Tribune

« Les assurances sociales n’ont pas fait faillite, elles ont bien été nationalisées »

Par
Bruno Coquet
Président de UNO – Études & Conseil, économiste et membre du Comité directeur du CRAPS

 
La manière dont sont nommées les choses est rarement sans conséquence : depuis que le quoi qu’il en coûte s’est mué en crise des finances publiques, les « dépenses sociales » sont souvent désignées comme coupable idéal. Sous les traits d’une évidence, celles-ci sont en réalité un concept valise, chargé d’ambiguïtés, qui renvoie spontanément à la solidarité, la bienveillance, mais qui insinue aussi le privilège ou l’abus, le glissement du bénéficiaire vers l’assisté, voire le profiteur.

Cette métonymie par laquelle des indemnités d’assurance sociale deviennent dépenses de Protection sociale, puis des « dépenses sociales », et finalement des « avantages » sociaux dénature profondément la Sécurité sociale bâtie après-guerre, et avec elle notre contrat social.

Métonymie des dépenses sociales

Une frontière poreuse partage les dépenses sociales entre d’un côté les assurances contributives, de l’autre la redistribution solidaire :

– Du point de vue des assurances, le tracé n’est pas net car si elles sont par nature solidaires, toutes ne sont pas complètement contributives (santé) et elles peuvent aussi être redistributives par effet (chômage), ou par objet (retraites). Il est en revanche très clair que les contributions aux assurances sociales se substituent à la constitution d’une épargne de précaution, ce qui permet entre autres de couvrir les personnes qui n’auraient pas les moyens de se constituer une telle épargne.

– Du point de vue de la redistribution, la frontière est discrétionnaire. Elle se déplace par nécessité (démographie), au motif d’une gouvernance ou d’une gestion défaillantes, par opportunisme (budgétaire) ou même par idéologie. Les droits sociaux deviennent alors conditionnels, contingents, les contributions deviennent des impôts : la redistribution n’assure pas car elle ne garantit rien lorsque les risques surviennent. La frontière ad-hoc de la redistribution crée de l’incertitude, car face à un même risque certains seront couverts, d’autres pas, bien que tous sont taxés. Par prudence, ceux qui le peuvent doivent en revenir à constituer, en plus, une épargne de précaution… au cas où.

L’État redistributif a planté son drapeau toujours plus loin à l’intérieur du territoire des assurances sociales, santé, retraites et dernièrement chômage. Ces nationalisations n’ont amélioré ni la gouvernance ni l’efficience des différents régimes de Protection sociale et ont parfois détérioré leurs finances. Pourtant l’État, comme s’il n’était qu’observateur, invoque toujours les mêmes arguments pour conquérir toujours plus de ressources.

Plus d’impôts moins de droits

À montrer ainsi du doigt les dépenses sociales, on en viendrait à oublier l’essentiel, qui, il est vrai, reste largement non-dit : elles sont financées par des recettes sociales dédiées. Comme le souligne l’INSEE dans la dernière édition des comptes nationaux, « les administrations de Sécurité sociale accroissent leur excédent », si bien que seulement 8,5% de la dette publique provient des administrations de Sécurité sociale1, alors que les dépenses sociales représentent un quart du PIB (environ 700 milliards d’euros pour les trois principaux risques, vieillesse et chômage). Des réformes étaient nécessaires, il y en a eu, il y en aura encore, mais en elle-même la grosseur des dépenses sociales ne prouve en rien qu’elles soient généreuses, ou inefficaces.

L’entreprise de nationalisation ne rogne pas seulement les dépenses mais aussi les ressources des assurances sociales :

– D’une part en évinçant les cotisations au profit de « contributions » : par exemple la création de la CSG relevait du bon sens et de bonnes intentions, mais son statut fiscal est aujourd’hui utilisé pour effacer sa nature contributive, et la substitution de la CSG à la cotisation salariale d’assurance chômage en 2018 va encore plus loin en ce sens ; autre exemple, les allégements de cotisations sociales sur les bas salaires qui diluent le prix des assurances sociales et amoindrissent aussi la contributivité.

– D’autre part le recouvrement des cotisations, passé des caisses d’assurance vers l’Urssaf : mesure de simplification et de bonne gestion là aussi, ce circuit donne la main à l’État sur les flux financiers qui reviennent aux caisses d’assurance, lui donnant toute latitude pour prélever son écot, ce dont il use abondamment (les ponctions dans la caisse d’assurance chômage, et la tentative pour l’heure infructueuse sur les retraites complémentaires).

Cette bascule vers l’impôt rend elle aussi les contreparties plus incertaines. Comme l’affirmait le Président en 2018 à propos de l’assurance chômage « plus du tout financée par les cotisations des salariés » mais « par la CSG », « il faut en tirer toutes les conséquences ». Et l’intention est alors clairement revendiquée : « il n’y a plus un droit […] il y a l’accès à un droit qu’offre la société mais sur lequel on ne s’est pas garanti à titre individuel, puisque tous les contribuables l’ont payé ». À méditer…

Noyer les assurances sociales dans le bouillon budgétaire présente l’intérêt que les recettes des assurances sociales sont maintenues, voire augmentées au motif de difficultés financières, tout en étant de moins en moins affectées aux assurances sociales que les assurés croient financer (leur épargne de précaution) et de plus en plus à des dépenses budgétaires ordinaires. Les assurances sociales n’ont pas fait faillite, elles ont bien été nationalisées.

Le contrat social miné par la cavalerie budgétaire

L’édifice des assurances sociales est fragilisé pour de mauvaises raisons. Le contrat social est profondément transformé par des avenants dont chacun paraîtrait anodin si leur somme ne finissait par faire sens. Cette transformation est unilatérale, et ne résulte d’aucune demande sociale ; jamais proposée ni annoncée, mais bien revendiquée une fois réalisée. Comment penser qu’un contrat social ainsi dénaturé suscite adhésion et concorde lorsque les assurés sociaux en expérimentent les conséquences concrètes ?

Si à l’origine l’objectif n’était pas budgétaire, il l’est sans conteste devenu. Que des réformes des assurances sociales fussent nécessaires ne fait aucun doute, mais elles n’imposaient pas la nationalisation, ni surtout une telle cavalerie budgétaire.

En mettant dans le même sac assurances sociales, redistribution et d’autres dépenses publiques à caractère social, le concept de dépenses sociales enfonce l’ensemble de la politique budgétaire dans une impasse. D’une part, les motivations et les attendus des réformes nécessaires des assurances sociales se trouvent biaisés, et le prix réel de la Protection sociale est occulté, ce qui nuit à la vertu des comportements. D’autre part, les autres dépenses publiques sont mises sous le tapis, non-évaluées, non-discutées, d’autant qu’elles donnent l’illusion de pouvoir survivre à leur inefficacité grâce aux ponctions réalisées sur les assurance sociales, formant un trou noir qui ne cesse de grossir, engloutissant instantanément toute les économies obtenue aux dépens des assurances sociales.

Touiller ce magma ne mène à rien. Il faut au contraire séparer les problèmes, afin de trouver une solution idoine pour chacun :

– Globalement les assurances sociales fonctionnent, car elles s’appuient sur des contrats collectifs explicites et des cotisations pour lesquelles le consentement des assurés est bien plus fort que celui des citoyens à l’impôt. Tirant parti de cette légitimité, la bonne gestion consisterait à les isoler une à une pour équilibrer en toute transparence les recettes, dépenses, et le contrat collectif auquel elles sont adossées.

– Les transferts de ressources de ces assurances vers le budget de l’État étant rompus, une revue sérieuse de toutes les autres dépenses publiques et des prélèvements obligatoires qui les financent s’impose afin d’en expliciter les objectifs et l’efficience, un défi qui évidemment risque de confronter l’État à des choix plus drastiques.

Cette clarification est nécessaire pour espérer mettre fin à ce bonneteau budgétaire qui mine notre contrat social, redonner tout leur sens aux assurances sociales et trouver des voies raisonnables pour redresser les finances publiques.

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1. D’autant que cette dette n’est pas le résultat de la « générosité » des prestations, mais parfois seulement d’un transfert de charges de l’État vers un des régimes d’assurance : par exemple de 2008 à 2023, le financement de Pôle Emploi (service public accessible à tous, donc qui devrait être financé par l’impôt) a été imputé à l’Unedic pour 50 milliards d’euros, l’imputation de l’activité partielle (17 milliards d’euros), le financement de l’exception culturelle par transfert de la charge des intermittents du spectacle (17 milliards d’euros), etc. Ces seules écritures comptables expliquent déjà plus d’un tiers de la dette des administrations de Sécurité Sociale.