Tribune

« Qu’en est-il vraiment ? Que nous disent les enquêtes dont nous disposons sur cette question ? »

Par
Dominique Méda, Professeure de sociologie, Directrice de l’Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales à l’Université Paris-Dauphine-PSL

Depuis une vingtaine d’années, mais plus encore depuis la crise sanitaire, l’idée d’un déclin radical de la valeur travail s’est installée dans l’espace public. Les Français seraient touchés par une épidémie de flemme ; la France serait le pays de la préférence pour le loisir ; le très grand nombre de postes non pourvus et les difficultés de recrutement seraient la preuve de l’existence d’une Grande démission synonyme de refus du travail. Les dispositifs d’indemnisation du chômage et d’aide aux privés d’emploi constitueraient une désincitation au travail…

Qu’en est-il vraiment ? Que nous disent les enquêtes dont nous disposons sur cette question ?

Les vagues 1990, 1999, 2008 et 2017 de l’enquête sur les valeurs des Européens (European Values Survey) mettent en évidence une forme de spécificité française : nos concitoyens sont toujours parmi les plus nombreux à déclarer que le travail est « très important » dans leur vie. Ils étaient 60 % en 1990, 69 % en 1999, 68 % en 2008 et 62 % en 2017. L’enquête permet aussi de connaître ce qui est particulièrement apprécié dans le travail. Les attentes des Français à l’égard du travail sont fortes : bien gagner sa vie, avoir un travail intéressant et une bonne ambiance de travail sont les trois items plébiscités par toutes et tous. Mais les attentes des jeunes sont encore plus intenses que celles des autres tranches d’âge.

Cette époque est-elle terminée ? La crise sanitaire a-telle provoqué une rupture radicale dans le rapport que nous entretenons avec le travail ? C’est ce que suggèrent certaines études qui s’appuient sur le fait qu’une bien moindre proportion de Français indiqueraient que le travail est très important depuis le Covid, les jeunes plus encore que les autres générations. Plusieurs réponses doivent être apportées à cette argumentation. D’abord, le choc de la crise sanitaire a été tellement violent que nous devons laisser passer un peu de temps avant d’oser des comparaisons en la matière. Ensuite, la DARES a mis en évidence que ce que l’on avait pris au départ pour un refus du travail – la Grande démission – n’était en réalité qu’un changement d’emploi permis par la reprise post-Covid. Toutes les personnes qui le pouvaient ont profité de celle-ci pour quitter des emplois aux conditions insoutenables pour retrouver des emplois plus supportables. Enfin, il n’y a là rien de nouveau. La vague 1999 de l’EVS avait ainsi mis en évidence un apparent paradoxe : alors que 69 % des Français indiquaient que le travail était très important, presque la même proportion souhaitait que le travail prenne moins de place dans leur vie.

Deux explications peuvent être mobilisées pour l’expliquer : le dysfonctionnement de la fonction de conciliation, d’une part, la mauvaise qualité des conditions de travail, d’autre part.

La question de la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale ne cesse de monter dans les enquêtes, en lien avec la montée de l’activité féminine. Il n’y a plus aujourd’hui que huit points de différence avec celui des hommes, et presque autant d’hommes (59 %) que de femmes (63 %) éprouvent des difficultés de conciliation. La mauvaise articulation entre vie familiale et vie professionnelle est une des explications du souhait de voir la place du travail réduite.

L’autre grande explication est fournie par la crise du travail. L’enquête française « Conditions de travail » met en évidence une forte dégradation des conditions de travail depuis la fin des années 1980, avec une pause entre 1998 et 2005 et une reprise de l’intensification à partir de 2013. L’enquête européenne sur les conditions de travail, qui concerne un échantillon représentatif de 71 000 personnes dans 36 pays européens, confirme la très mauvaise position de la France. Celle-ci fait quasi systématiquement moins bien que ses voisins allemands, néerlandais ou danois (les bons élèves), mais aussi que l’Union européenne à 27. Ce qui est plus inquiétant. La France est à la traîne en ce qui concerne la pénibilité physique, les discriminations, les risques psychosociaux, le soutien des collègues, la possibilité de s’exprimer sur son travail ou la reconnaissance des efforts fournis.

Plus encore que les autres générations, les jeunes illustrent cette situation française caractérisée par l’intensité des attentes placées sur le travail et la désillusion provoquée par la réalité des conditions d’exercice du travail. Alors qu’on critique leur « paresse », les jeunes vivent au contraire en plein paradoxe : présentant un niveau d’éducation plus élevé que toutes les autres générations, ils connaissent pourtant un niveau de chômage deux fois et demie supérieur à la moyenne, une proportion de CDD et d’intérim inconnue des autres, un temps de stabilisation dans l’emploi de plus en plus long.

Quant aux demandeurs d’emploi et aux allocataires de minima sociaux, il doit certes exister une petite proportion de fraudeurs parmi eux, mais incomparable avec celle des personnes qui ne demandent pas ce à quoi elles auraient droit (le taux de non-recours est environ d’un tiers). Et les enquêtes menées auprès de cette population montrent qu’elle est composée d’un très grand nombre de personnes qui ont des problèmes de santé, de garde d’enfants, de qualification, de transport… qui les empêchent de travailler malgré leur souhait.

Redonner de la valeur au travail consisterait sans nul doute à améliorer le salaire et les conditions de travail d’une large partie de la population, mais aussi à créer les emplois qui permettront à nos sociétés de s’engager dans la reconversion écologique et aux jeunes et moins jeunes de se sentir utiles dans leur travail.