Tribune
Par
Antoine Malone,
Responsable du pôle prospective, Europe, International de la Fédération hospitalière de France
« L’information est indispensable pour pouvoir gérer la santé de la population. Le problème n’est pas de bien prendre en charge un patient ; il est possible d’offrir un bon service à quelqu’un qui se présente à votre cabinet en consultant son dossier papier… Ce que vous ne pouvez pas faire avec un dossier papier, c’est de répondre à la question ‘‘ Qui ne s’est pas présenté ? ’’ ».
– Dr. Farzad Mostashari, coordinateur national, Technologies d’information en santé (NC HIT, 2009-2011).
Quel peut-être, quel est, l’impact réel du numérique en santé ? On envisage souvent le numérique comme étant la version électronique de tâches ou de processus que nous faisions auparavant manuellement. Ainsi, du remplacement des dossiers papier par des dossiers électroniques, ou de la prise de rendez-vous via des plateformes. Cette « V1 » de la numérisation est souvent coûteuse, souvent contraignante pour les professionnels, et ses bénéfices, en termes de résultats de santé, sont souvent difficilement démontrables. Dans l’ensemble, la France a réussi cette première phase de digitalisation, sans que le système de santé, lui, n’ait réellement changé, ni pour les professionnels, ni pour les patients.
Est-ce que le numérique peut fondamentalement changer le fonctionnement de nos systèmes de santé ? La réponse est « oui ». Et cette proposition ne relève pas de la science-fiction, c’est déjà la réalité, aujourd’hui, dans de nombreux pays et systèmes de santé.
Nous illustrons cette transformation à travers trois révolutions, et nous concluons en faisant un parallèle entre le programme de Responsabilité populationnelle, déployé aujourd’hui dans 8 territoires en France, et les leçons qui se dégagent des expériences étrangères.
De la réaction à l’anticipation
Nos systèmes de santé fonctionnent de façon réactive. Quelque chose (un symptôme, une maladie, un accident) arrive à une personne – qui devient dès lors un patient – et ce patient cherche une réponse, que l’on espère appropriée : un rendez-vous chez son médecin généraliste, les urgences hospitalières, le SAMU, etc. Les professionnels font ensuite ce qu’ils ont à faire (une prescription, un traitement, une intervention) et le patient est guéri et retourne chez lui. L’enjeu en termes d’organisation est dès lors de disposer de suffisamment d’offres, assez bien réparties pour pouvoir répondre à toute éventualité.
Efficace dans un contexte d’épisodes aigus et de populations jeunes, ce modèle ne fonctionne plus dans un contexte de pathologies chroniques et de populations vieillissantes. Les personnes atteintes de pathologies chroniques nécessitent des services tout au long de leur vie, et une dégradation de leur état conduit à une augmentation durable de leurs besoins. Ainsi, la demande en services de santé augmente rapidement et de façon continue.
Pourtant, il est possible de prévenir l’apparition de pathologies chroniques, tout comme il est possible de planifier leur gestion pour garder les patients dans le meilleur état de santé possible. L’enjeu est de connaître, en amont, les besoins de santé d’une population et d’une personne donnée. Une part de ces connaissances se trouve dans la littérature scientifique, les guidelines, les études épidémiologiques et démographiques, les données de santé. Une autre, dans l’expérience vécue des professionnels et des patients. Cette connaissance est éclatée et difficilement accessible.
Or, le numérique permet de passer d’une connaissance « livresque » à une connaissance opérationnelle, à grande échelle, permettant ainsi de passer d’un système de santé réactif à un système proactif. Cela passe par l’exploitation opérationnelle des données de santé, en y couplant notamment des outils et des algorithmes de stratification et segmentation.
Par exemple, la totalité de la population du Pays basque espagnol (3 millions d’habitants) est analysée et classée en fonction du niveau de besoin et de risque de chaque individu – des personnes en santé jusqu’aux personnes polypathologiques. Cette information est ensuite adressée non seulement aux professionnels de santé, mais aussi aux habitants, pour qu’ils puissent, de leur côté, déployer les actions appropriées pour construire et piloter des parcours de santé. Aujourd’hui, des outils de stratification et de segmentation sont en usage courant dans les pays scandinaves, dans plusieurs régions espagnoles et italiennes, au Canada, en Belgique, au Royaume-Uni, à Singapour, en Australie et Nouvelle-Zélande et aux États-Unis. Ils guident au quotidien l’action des professionnels et des autorités dans la prise en charge et la planification des services.
Cette stratification et cette segmentation1 sont l’élément clef permettant de passer d’une organisation réactive à une organisation proactive : la connaissance des besoins de santé d’une population et d’individus au sein de cette population permet aux acteurs du système de santé de s’organiser et de prévoir, en amont, ce qu’il faudra faire.
Une telle bascule nécessite de revoir notre appréhension des données de santé. Historiquement, le « flux » de ces données part du bas vers le haut, permettant aux autorités de payer et de contrôler, ou d’être utilisées à des fins de recherche. Ce flux, à l’instar de l’exemple basque, doit être inversé. Les données de santé doivent servir la planification et le suivi opérationnel de programmes et de parcours de santé territoriaux.
De l’action éclatée à des systèmes intégrés
L’action de nos systèmes de santé est conçue à travers le prisme de l’interaction entre un professionnel (un médecin généraliste, un chirurgien) et un patient. Cette équation n’a plus de sens dans un contexte de pathologies chroniques : le résultat de santé dépend d’une action conjointe d’un grand nombre d’acteurs, qui doivent travailler de façon intégrée.
Le passage à une vision intégrée est la seconde révolution, qui dépasse largement la notion de « coordination ». Dans ce dernier cas, nous nous situons dans une succession d’actions, entre acteurs distincts. Ainsi, un médecin rédige une ordonnance pour le patient qui doit la remettre au pharmacien. Il est possible de numériser cette coordination, par exemple via les prescriptions électroniques, ou l’utilisation de messagerie sécurisée.
Un modèle clinique intégré est tout autre chose. Il signifie qu’à chaque moment, l’ensemble des acteurs intervenant autour d’un patient (médecins généralistes et hospitaliers, pharmaciens, infirmières, psychologues, nutritionnistes… et bien sûr le patient lui-même et ses proches), sont « calés » sur les mêmes parcours, indications, thérapeutiques, signaux d’alerte pour pouvoir être, en continu, en capacité d’effectuer l’action appropriée en fonction des besoins de la personne à un instant « t ».
Cette révolution – déjà à l’œuvre en Catalogne, en Suède, au Danemark, dans certains systèmes américains tels Kaiser Permanente, et bientôt en Belgique, en Angleterre, au Portugal, à Singapour, en Nouvelle-Zélande – implique de revoir notre conception des systèmes d’information. Aujourd’hui, ceux-ci sont éclatés, reflétant une prise en charge et des actions éclatées. Or, l’atteinte d’un résultat de santé nécessite une approche intégrée. Les systèmes d’information doivent donc suivre la même voie.
Cela implique soit des systèmes d’information uniques à l’ensemble des acteurs de santé d’un système – à l’instar de KP Connect de Kaiser Permanente –, soit des règles d’interopérabilité suffisamment robustes pour rendre possible la circulation en temps réel de l’information nécessaire entre outils métiers, souvent par le biais d’une « couche » communicante, à l’instar de la Catalogne, des pays scandinaves et de ce qui est envisagé en Belgique, tous mettent en place des dossiers patients longitudinaux.
D’une action sur les pathologies à une action sur la santé des populations
Notre faculté à conserver un système de santé soutenable dépendra de notre capacité à prévenir l’apparition de pathologies chroniques, et, en fait, de notre capacité à garder nos populations en santé. Cela signifie être en capacité d’agir sur les déterminants de santé. Or, cette action dépend d’acteurs en dehors du champ sanitaire traditionnel : collectivités, associations, employeurs, etc.
Des organisations doivent être mises en place pour organiser cette rencontre et l’opérationnaliser : c’est l’exemple des « clusters de santé » au Danemark, des « zones de première ligne » en Flandres, des Integrated Care Partnerships en Angleterre, qui réunissent acteurs de première ligne, hospitaliers, collectivités territoriales et associations. Ensemble, ils doivent construire des stratégies de santé pour agir sur les déterminants de santé de leurs populations spécifiques. Mais ces organisations doivent s’appuyer sur une colonne vertébrale, une infrastructure numérique.
C’est le numérique et l’utilisation des données qui permet à ces organisations d’avoir une visée réellement opérationnelle. En mobilisant des données socio-économiques, en les couplant avec des données d’utilisation des ressources sanitaires, il est possible de savoir quel quartier, quelle population nécessite quel type d’intervention, avec quel type d’acteur. Et d’intégrer ces actions dans un pilotage global visant le maintien en santé.
Ainsi, l’intégration des déterminants de santé dans la structure du DPI du Boston Medical Center a permis de faire passer la proportion de patients inclus dans des programmes de soutien social – par exemple l’aide au logement ou le soutien à l’enfance – de 24 à 39 %2. De même, l’intégration d’outils de « prescription sociale3 » dans les logiciels métiers des médecins généralistes est lancée au Pays de Galles, en Irlande, en Écosse et en Angleterre4, alors que la Catalogne travaille actuellement sur le sujet.
De la clarté stratégique
Le numérique, et en particulier la circulation de données rendue possible par le numérique, permet d’envisager un changement radical du fonctionnement de nos systèmes de santé, au bénéfice des patients et des professionnels. Sortir d’un système éclaté et réactif, pour aller réellement vers un système intégré qui vise le maintien en santé. Aujourd’hui, un grand nombre de professionnels réalisent des actions de prévention de façon isolée. C’est en liant le tout qu’il est possible d’espérer un impact systémique.
Mais pour produire son plein effet, la réflexion sur le numérique doit être consubstantielle à la réflexion sur le modèle de système de santé. Il faut de la clarté stratégique. La réforme connue sous le nom d’ObamaCare (2009-10) est un exemple somme tout assez rare de réforme produisant des résultats démontrables5. À l’origine, l’idée que le système de santé devait avoir la capacité de viser le Triple Objectif d’une meilleure santé de la population, d’une meilleure prise en charge de chaque patient et d’une meilleure utilisation des ressources. Donc 1) un accès plus facile au système de santé (c’est l’extension de l’Assurance maladie publique), 2) des organisations capables de prendre en charge des populations (la création des Accountable Care Organizations), et 3) un système d’information capable de soutenir l’ensemble (c’est le HITECH Act). En clair, cela signifie que la donnée nécessaire doit circuler, que les organisations et acteurs de santé doivent disposer de systèmes capables de s’alimenter sur ces données et d’alimenter le système, et, in fine, que le numérique soit reconnu comme la colonne vertébrale indispensable d’un système qui vise le maintien en santé de la population. Cette logique se retrouve de fait dans les stratégies « numériques » de la Belgique, de la Catalogne, de l’Angleterre, de l’Écosse, du Danemark, de la Suède, de la Nouvelle-Zélande, de l’Italie, du Pays basque…
En France, la Fédération hospitalière de France a lancé en 2018 un programme de Responsabilité populationnelle. À l’instar de ses homologues étrangers, il vise le triple objectif (meilleure santé, meilleure prise en charge, meilleur coût). Déployé d’abord dans 5 territoires pilotes, il y a produit des résultats substantiels : la proportion de séjours de patients diabétiques arrivant par les urgences a diminué de 33 %, celle de longs séjours de 50 %, la part d’ambulatoire a augmenté de 20 %… et depuis 2022, 15 000 personnes à risque ont été dépistées à l’occasion de l’une des 900 actions d’allers-vers.
Tout cela a été fait sans système d’information digne de ce nom. Que serait-il possible d’imaginer – et d’exiger – avec un système d’information digne de ce nom ? Il faut regarder chez nos voisins pour le savoir.
Aujourd’hui, le numérique permet d’être ambitieux et d’imaginer sérieusement ce que pourrait être un système de santé qui répond à tous, qui est accessible à tous, et qui garantit à tous le plus haut niveau de service, peu importe où l’on habite, peu importe le niveau de revenu. Ce futur existe déjà, à nous d’en faire une réalité, ici, en France, pour nos professionnels et nos patients.
Sources :
1. La stratification renvoie à la notion d’attribution d’un niveau de risque à un individu, alors que la segmentation « découpe » une population en plusieurs groupes présentant des besoins de santé relativement homogènes.
2. Boston Medical Center. Article « The WE CARE Model ».
3. David Morris, et al. Article « Community-Enhanced Social Prescribing: Integrating Community in Policy and Practice ». International Journal of Community Well-Being. Décembre 2020.
4. Amber Lavans, Bethan Jenkins et Amrita Jesurasa. Rapport « Social Prescribing Case Studies: Full report ». NHS Wales. Décembre 2023.
5. Concrètement, l’accès au système de santé a été amélioré, la croissance des coûts a été contenue, et la qualité des services, en particulier au profit des populations les plus désavantagées, a été améliorée, en dépit des multiples obstacles, modifications, contestations dont la réforme a fait l’objet.