Tribune
Par
Sébastien Guérard et Vincent Daël,
Président et Délégué général de la Fédération française des masseurs-kinésithérapeutes rééducateurs (FFMKR)
La critique de l’excès normatif est une pratique incontournable du débat public français. Le trop-plein de formulaires, de règles, de contraintes administratives recouvre une réalité si prégnante dans toutes les couches de la société (étudiants, employés, sans emplois, artisans, entrepreneurs…) qu’il est à l’origine de sérieuses contestations sociales, comme récemment celle des agriculteurs. Du célèbre « arrêtez d’emmerder les Français ! » de Georges Pompidou au « trop de normes tue la croissance » de Bruno Le Maire, la remise en cause de la complexification du droit est également, et de longue date, passée dans le langage courant du pouvoir exécutif – pourtant largement responsable de celle-ci, a fortiori sous la Ve République.
Entre les citoyens et les pouvoirs publics, les corps intermédiaires sont, eux aussi, des acteurs de la complexité – la subissant souvent, en étant parfois à l’origine. « Experts du complexe », nous avons un rôle à jouer afin d’analyser la course en avant normative et, surtout, d’y apporter des solutions.
La complexité normative, ce mal qui ronge le système de santé
Dans le domaine de la santé, notre aire d’expertise, nous cohabitons quotidiennement avec la complexité. Sur le terrain, les professionnels sont confrontés à des sources normatives diverses, parfois contradictoires, souvent obscures, et perçues comme mesquines. Au niveau national, où nous les représentons, la maîtrise de cette complexité est un impératif. Chaque élément de langage ministériel, chaque sujet de préoccupation, chaque problématique sanitaire cache un cadre légal en évolution, une expérimentation prévue par une loi, un texte d’application en attente, une surtransposition administrative, sans compter une myriade de chiffres et d’acronymes.
Dans le domaine des soins de ville, comme dans celui des produits de santé ou de l’hôpital, cette complexité s’est considérablement accrue depuis une vingtaine d’années. Cette mécanique s’explique par plusieurs facteurs.
Tout d’abord, le fait que l’État se place de plus en plus dans une posture de régulateur, se chargeant de coordonner l’action des différents acteurs du système et d’ordonner leur concurrence, afin de répondre au mieux aux besoins de la population. Cette mission de régulation est particulièrement délicate dans le domaine de la santé, solvabilisé par l’argent public à hauteur de 250 milliards d’euros par an ; l’État doit ainsi remplir sa mission en veillant au montant de la facture. Afin d’exercer cette régulation entre des objectifs a priori contradictoires, les pouvoirs publics n’ont de cesse d’ériger des règles, auxquelles la réalité impose de trouver des exceptions, lesquelles se révéleront rapidement inadaptées ou incomplètes, de façon qu’il faille sans cesse complexifier la norme. Chaque année, le PLFSS constitue ainsi une nouvelle étape d’une grande fuite en avant, pendant laquelle les Gouvernements successifs cherchent à tout prix à faire coïncider la loi à la réalité…
Ce phénomène n’a rien de nouveau. Lorsque le grand juriste Jean-Étienne-Marie Portalis présente, en l’an VIII du calendrier républicain, le projet de Code civil, il rappelle que « les diverses espèces de biens, les divers genres d’industrie, les diverses situations de la vie humaine, demandent des règles différentes », mais que pour autant, « les lois positives ne sauraient jamais entièrement remplacer l’usage de la raison naturelle dans les affaires de la vie. Les besoins de la société sont si variés, la communication des hommes est si active, leurs intérêts sont si multipliés et leurs rapports si étendus, qu’il est impossible au législateur de pourvoir à tout1 ». Un rappel salutaire !
Cette complexification s’explique également par les dysfonctionnements de notre démocratie parlementaire. Le pouvoir exécutif dispose à la fois d’une administration extrêmement technique, capable chaque année d’écrire des textes budgétaires très complets, et de pouvoirs constitutionnels très importants, lui permettant d’engager ses textes de façon accélérée, voire de les faire adopter en abrégeant la discussion parlementaire. Peu voire pas du tout concertés en amont, ces projets de loi placent les acteurs du système de santé dans l’obligation, pour faire entendre leurs contributions, de suggérer aux parlementaires des centaines d’amendements qui, s’ils sont adoptés, contribueront eux aussi à complexifier un peu plus le droit…
Les soins de ville, ou l’enchevêtrement illisible des dispositifs
Une autre raison de la complexification du système de santé tient à la volonté du politique de prévoir, face à chaque nouveau défi auquel le système est confronté, une nouvelle mesure censée y répondre.
Le principal défi que doivent relever les professionnels de ville, à savoir celui de l’exercice coordonné, a ainsi donné lieu à la création de nombreux dispositifs d’application locale. Ont ainsi été créées en 2007 les maisons de santé, afin de permettre un exercice collectif de professionnels libéraux ; en 2009, les Unions régionales des professionnels de santé (URPS) afin d’accompagner les ARS dans l’organisation des soins de ville ; en 2016, les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) afin de mieux coordonner les professionnels de santé libéraux. Sans compter les créations des différents dispositifs de coordination des professionnels autour de pathologies complexes (MAIA, PTA, CTA…) fort heureusement fusionnés à partir de 2019 au sein d’un unique « dispositif d’appui à la coordination » par territoire.
Chacun de ces dispositifs a pour objet de résoudre des problématiques d’organisation des soins nécessairement abordées par des instances et outils déjà prévus par le Code de la santé publique. Citons ainsi la Conférence régionale de la santé et de l’autonomie (CRSA) au niveau régional, ainsi que les conseils territoriaux de santé (CTS) au niveau infrarégional. Ces derniers sont censés participer à l’élaboration, confiée aux CPTS, des « projets territoriaux de santé » (PTS), qui ne doivent cependant pas être confondus avec les projets de santé des CPTS, ni avec les projets territoriaux de santé mentale (PTSM). Bien entendu, ces dispositifs sont à distinguer des contrats locaux de santé (CLS) signés avec les collectivités territoriales, ainsi que des déclinaisons locales du Conseil national de la refondation (CNR) en santé…
Cet enchevêtrement de dispositifs locaux, que même les tutelles semblent parfois avoir du mal à comprendre, dessine un environnement institutionnel particulièrement illisible pour les professionnels de santé, et plus encore pour les usagers.
Comment, aussi, échapper à certaines confusions des responsabilités entre les acteurs ? Certaines CPTS s’imaginent ainsi en organismes représentatifs des professionnels de santé du territoire, alors même que tous n’y adhèrent pas et que, surtout, il n’entre pas dans leurs compétences de défendre les libéraux, mais simplement de les coordonner. De leur côté, les institutions ordinales s’appuient sur cette complexité du système pour, elles aussi, se présenter en institutions chargées de la défense des professionnels, alors même qu’elles sont chargées d’une mission de service public dont l’une des principales prérogatives est de… sanctionner les professionnels de santé. Est-il besoin, enfin, de revenir sur les dérives des URPS pointées du doigt par la Cour des comptes en février dernier, qui mettait en exergue la « contribution très inégale des URPS au système de soins, leur fonctionnement institutionnel parfois difficile, leur grande hétérogénéité insuffisamment corrigée par la coopération interprofessionnelle, ainsi que leur situation financière confortable2» ?
Désormais, chacun des CTS, des CPTS, des 170 URPS (une URPS pour chacune des dix professions de santé dans chacune des dix-sept régions de France), des sept ordres professionnels organisés en département et/ou en région (médecins, pharmaciens, infirmiers, masseurs-kinésithérapeutes, chirurgiens-dentistes, sages-femmes, pédicures-podologues), auxquels s’ajoutent les 64 (dont 41 spécialités médicales) conseils nationaux professionnels (CNP), et les 64 sous-sections des conseils nationaux des universités (CNU), revendiquent une capacité de représentation des intérêts des professionnels, de lobbying ou d’influence, la plupart du temps sans que cela ne figure dans le périmètre de leurs missions… alors que seules les organisations syndicales représentatives, au nombre de 23 pour les 12 professions conventionnées, devraient remplir ses fonctions. L’État diviserait-il pour mieux régner ?
Cette complexité n’est bien sûr pas uniquement locale et ne se limite pas à la représentation ; elle est aussi le fait d’un système conventionnel trop cloisonné. Chaque profession de santé libérale dispose de sa convention nationale, signée entre ses syndicats et l’Assurance maladie ; chacune de ces conventions prévoit des dispositifs propres à chaque profession (notons une différence significative de prix de certains actes d’une convention à l’autre), en matière d’amélioration de l’accès aux soins, de dépistage, de permanence des soins ou encore de coordination avec d’autres professionnels. Un accord-cadre interprofessionnel (ACIP), signé entre l’Union nationale des professionnels de santé (UNPS) et l’Assurance maladie, doit fixer des dispositions communes entre toutes les professions – mais il est trop peu utilisé. En outre, existent deux accords conventionnels interprofessionnels (ACI), régissant la relation conventionnelle entre les maisons de santé (ACI-MSP), les CPTS (ACI-CPTS) et l’Assurance maladie, négociés et signés par les organisations syndicales représentatives, en la présence d’organisations observatrices : les fédérations de MSP et des CPTS.
La complexité engendre ainsi de terribles désordres financiers ; avec le jeu des différentes conventions, des différents dispositifs territoriaux et des initiatives locales, une même démarche de coordination peut être rémunérée par de l’argent public à plusieurs reprises…
Lorsque des dispositifs nationaux non conventionnels, dérogatoires et expérimentaux, viennent s’appuyer sur la multiplicité de ces dispositifs locaux, l’obscurité devient totale. Citons à titre d’exemple l’accès direct aux kinésithérapeutes, inscrit dans le droit commun pour les maisons de santé et les établissements, mais prévu uniquement sous forme d’expérimentation pour les professionnels adhérents d’une CPTS, dans certains départements seulement, et pour un nombre de séances limité… Sans compter les différentes innovations « article 51 » ou protocoles de coopération, qui dessinent une géographie variable de l’accès aux soins en fonction des territoires.
Ainsi, si vous souffrez d’un lumbago ou si vous vous êtes « foulé » la cheville, vous pourrez consulter directement votre kinésithérapeute :
– S’il exerce en maison de santé pluridisciplinaire (MSP) ;
– S’il est adhérent d’une CPTS, mais seulement dans un département éligible à l’expérimentation. Dans ce cas, la question de la provenance du patient n’est pas encore clairement définie : doit-il résider dans la CPTS ou non ? Si oui, à titre principal ?
– S’il a signé un protocole de coopération avec un médecin délégant – en sachant qu’il reste encore une interrogation si le médecin traitant du patient a refusé de signer ce protocole.
Ainsi, en fonction du lieu d’exercice du kinésithérapeute, de la provenance du patient ou de son médecin traitant et des protocoles signés, un même professionnel aura un périmètre de compétences à géométrie variable.
Nous prenons peu de risques en pariant que, compte tenu de l’illisibilité du dispositif, les professionnels ne s’en saisiront pas, et que le patient continuera d’aller droit aux urgences.
Soulignons enfin que la multiplicité des enveloppes de financement des soins de ville devient opaque, à tel point que le professionnel ne sait pas toujours à qui adresser la facture, en fonction du régime du patient. Relativement simple lorsqu’il concerne un patient en régime maladie ou ALD, le système se complique lorsque le patient est couvert au titre de l’AT/MP – en fonction de l’assureur vers lequel le professionnel doit se tourner. Sans parler des soins prodigués aux patients en hospitalisation à domicile (HAD) ou en établissement social ou médico-social (ESMS), qu’il faut classiquement facturer à l’Assurance maladie et aux complémentaires, sauf si l’établissement est financé par la dotation globale… Enfin, si la prise en charge se fait dans le cadre d’un protocole de coopération ou d’une expérimentation 51, en fonction des fonds de financement parfois multiples (ARS, CPAM, collectivités locales…), retrouver le payeur peut relever du parcours du combattant !
Quelques perspectives de simplification pour les soins de ville
Il est tout d’abord essentiel que la vision politique de long terme prenne le pas sur les ajustements paramétriques réalisés au jour le jour, qui transforment le système de santé en un mille-feuille de dispositifs sans cohérence. Nous devons gagner des années de vie en bonne santé. Investir dans la prévention dans une visée pluriannuelle, renforcer le virage domiciliaire, autonomiser les professions de santé de la tutelle médicale, favoriser les démarches de coordination pluriprofessionnelle sur un modèle respectueux de l’autonomie des soignants sont autant de moyens d’y parvenir. À titre d’exemple, assumer pleinement de faire confiance aux professionnels de santé paramédicaux, notamment les kinésithérapeutes, permettrait de simplifier grandement le cadre juridique de la profession grâce à un accès direct généralisé à tout le territoire… Plutôt que devoir se satisfaire de mesures parcellaires ou d’expérimentations peu compréhensibles.
Au niveau national, la simplification doit prendre les traits d’une refonte du système conventionnel. Fusionner les accords conventionnels interprofessionnels (ACI-MSP et ACI-CPTS) au sein de l’accord-cadre interprofessionnel (ACIP) permettrait de construire un socle interprofessionnel fort. Cette convention-cadre permettrait de construire dans la concertation des évolutions majeures en matière de collaboration interprofessionnelle et de partage des tâches. L’essentiel des dispositions conventionnelles devrait ainsi figurer dans cet accord partagé entre toutes les professions, afin de ne laisser aux conventions monoprofessionnelles que les questions réellement spécifiques à chacune. Par un accord pluriannuel clair, les syndicats de professionnels et l’Assurance maladie s’accorderaient ainsi sur les objectifs et les moyens de la coordination interprofessionnelle, qu’il s’agisse du contour des métiers, des coopérations entre acteurs et du financement des CPTS et MSP.
La question du maintien d’un ordre par profession de santé doit également se poser. Les missions d’un ordre professionnel sont des missions de service public ; il s’agit de faire respecter le code de déontologie – et en aucun cas de défendre les professionnels, ou de réaliser des activités de lobbying au nom de la profession. La spécificité de chaque ordre résulterait donc de la spécificité de chaque code de déontologie. Mais les règles déontologiques sont-elles si différentes d’une profession à l’autre ? S’il existe des différences entre celles-ci, sont-elles justifiées, notamment du point de vue du patient ? Est-il encore souhaitable que les membres d’une profession se jugent uniquement entre eux ? Est-ce encore pertinent de laisser aux mains d’un même organisme des fonctions électives, administratives et juridictionnelles, censées être séparées (dans les modèles démocratiques, du moins) ? Est-ce justifié que seuls les professionnels de santé paient, par une cotisation obligatoire, un service public censé bénéficier à l’ensemble de la population ? Réfléchir à la création d’une juridiction disciplinaire unique des professions de santé pourrait être l’occasion de sérieusement simplifier le système, tout en remettant sur le métier la question du lien entre le citoyen et les professionnels.
Au niveau régional, nous devons sérieusement nous interroger sur la pertinence de disposer d’une URPS par profession de santé. Ces organismes connaissent une activité fortement variable entre les professions et les régions ; certaines mettent en œuvre des projets importants en faveur de la santé publique, tandis que d’autres peinent à trouver un fonctionnement pérenne. Plutôt que de suivre les recommandations de la Cour des comptes, qui préconise la suppression des plus petites URPS (biologistes, orthoptistes, podologues), maintenir une URPS unique pour l’ensemble des professions permettrait de bénéficier d’une maison commune. Celle-ci devra voir ses missions clarifiées : les URPS se limiteraient au suivi, à l’accompagnement et à l’aide au développement des structures d’exercice coordonné (notamment les CPTS), au développement d’actions de prévention et de promotion de la santé, tout en restant partenaires des ARS. Il conviendrait également d’offrir un cadre national aux travaux des URPS afin qu’elles deviennent le relais du déploiement des stratégies nationales de santé.
Sources :
1. Jean-Marie-Etienne Portalis. Discours, rapports et travaux inédits sur le Code civil. Joubert. 1844, p. 7, num. Gallica-BNF.
2. Les Unions régionales des professionnels de santé (URPS). Cour des comptes. 5 février 2024.