Tribune
Par
Michel Monier
Ancien Directeur général adjoint de l’Unédic et membre du Think Tank CRAPS
Une précédente tribune1 proposait un Grand paritarisme pour éviter une Grande Sécu étatisée, il ne s’agissait pas d’opposer l’État et le paritarisme davantage qu’ils ne le sont déjà mais de proposer une réflexion pour le renouveau de la représentation syndicale, préalable à un renouveau du paritarisme. Un « Grand paritarisme », représentatif et responsable, pour réconcilier deux logiques, pour lever deux méfiances, peut-être aussi deux insuffisances. La première marche à franchir est celle du dialogue social au sein de l’entreprise. Le syndicalisme à la française, revendicatif et peu représentatif s’y prête peu. Pour passer cette première marche « L’inspiration peut être trouvée avec le syndicalisme de Gand ou syndicalisme de service. Un modèle français adapté, syndicalisme de Gand, pourrait être un moyen de fidéliser et d’engager, de redonner du sens au travail et, au niveau interprofessionnel le moyen de dynamiser le dialogue social1 ».
Le constat, opposition de certitudes
La démocratie sociale souffre de la présomption de non-représentativité2. Avec un taux de syndicalisation de 10% nous sommes aux derniers rangs des pays européens (ces 10% recouvrent deux réalités : 18% de syndiqués dans le secteur public, 8% dans le privé). On se désole de ce faible taux d’adhésion et on envie les taux de syndicalisation des pays Nordiques, celui de notre voisin d’Outre-Rhin. On loue, ensuite, la responsabilité de ces syndicats qui privilégient la négociation à la revendication. La comparaison suffit, trop souvent, à tirer des conclusions sans pousser l’analyse pour voir et comprendre ce qu’est ce syndicalisme responsable, ce syndicalisme de Gand.
À l’insuffisante représentativité s’ajoute la critique d’un syndicalisme trop soucieux des acquis sociaux, ignorant des enjeux nouveaux. Viennent ensuite les soupçons de corporatisme et d’une gestion des organismes paritaires peu responsable.
Ces constats et soupçons, dans le contexte d’un État-Providence en crise3 et celui aussi d’un État jacobin, conduisent, pas à pas, à fiscaliser le système de Protection sociale. On abandonne Bismarck pour Beveridge, on adopte un keynésianisme social. La gestion étatique étouffe la gestion paritaire. Ce mouvement se veut démonstration ex-post des constats rapides et soupçons. La République fait prévaloir le travail des administrations sur le dialogue social et dessine une Protection sociale toute d’assistance qui sape le lien entre travail et Protection sociale.
Une révolution culturelle, un projet de société
Un Grand paritarisme ne s’oppose pas à l’État dont la mission de solidarité nationale et d’assistance sociale ne mérite aucune limitation de principe. L’enjeu est de remettre en cohérence un système4 en rétablissant le lien entre cotisations sociales et assurances sociales professionnelles. L’enjeu est de redonner sa place à la démocratie sociale. C’est un projet de société qui pose la question du périmètre de l’action publique et de la responsabilité des partenaires sociaux. Ce projet suppose une révolution culturelle pour sortir de la défiance, inscrite dans l’ADN tant de l’État que dans celui des corps intermédiaires, pour jouer le jeu de la confiance et fermer le registre de la méfiance pour ouvrir celui de la négociation non faussée, tant entre l’État et les partenaires sociaux que ces derniers entre eux.
Cette révolution culturelle est nécessaire pour aller vers un syndicalisme non pas de Gand mais inspiré par ce syndicalisme de service. Nos syndicats représentatifs ont l’universalité de la défense des droits et de la représentation de tous les salariés, syndiqués ou non. Cette universalité interdit la création de droits différenciés entre les salariés de l’entreprise syndiqués ou non. L’article 8 du préambule de la Constitution de 1958, élément du bloc constitutionnel, pose cette impossibilité : « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises. ». Le modèle de Gand n’est pas transposable, il est à réinventer.
Favoriser le syndicalisme d’adhérents, dynamiser le dialogue social
Ne pas répondre aux maux dont est accusée, et souffre, la démocratie sociale, au premier rang desquels le faible taux de syndicalisation, c’est accepter qu’elle soit emportée par le méthodique démontage du programme du CNR auquel appelait Denis Kessler, alors vice-président du Medef. Le programme du CNR ne doit plus être un tabou, mais le principe de la gestion paritaire qui lui est associé doit être adapté aux enjeux nouveaux.
Pour conforter la représentativité il faut inciter les salariés à se syndiquer, il faut aider le syndicalisme d’adhérents « chasseur » d’adhésions. Inciter à se syndiquer trouve à s’inscrire dans la logique des ordonnances de 2017 visant à dynamiser le dialogue social dans l’entreprise. Le bilan tiré de ces ordonnances était, fin 2021, mitigé5 : le pari doit être pris qu’une représentativité confortée peut le dynamiser par le fait d’adhésions nouvelles, des adhésions de raison davantage que militantes. Ces adhésions de raison, non vides d’engagement, sont aujourd’hui insuffisamment soutenues par le dispositif fiscal existant6. Ce dispositif peut-il être aménagé (augmentation du crédit d’impôt, augmentation du seuil ouvrant droit à crédit d’impôt), peut-il être abondé par l’employeur ? Le dispositif fiscal doit-il être abandonné au profit du « chèque syndical » proposé par l’IFRAP7 ?
Une meilleure représentativité par la voie du syndicalisme d’adhérents est le préalable à la définition d’un possible syndicalisme de service « à la française » qui ne bénéficiera pas, du fait de notre histoire sociale, de l’attrait que constitue, par exemple, le bénéfice d’une assurance chômage sous condition d’adhésion à un syndicat.
Inventer un syndicalisme de service hexagonal
« Notre histoire sociale, fondée sur une adhésion militante et un modèle hexagonal, entrave la mise en place d’un certain nombre de prestations sociales conditionnées à l’adhésion8 » : la voie pour un syndicalisme de service est aujourd’hui étroite. D’un côté, les accords nationaux interprofessionnels et les accords d’entreprise bénéficient à tous les salariés, et d’un autre côté les prestations et services offerts par les CSE sont, souvent, ceux que proposent les syndicats de Gand à leurs adhérents. Développer un syndicalisme de service hexagonal impose de réinventer le modèle de Gand. Le Centre d’analyse stratégique s’est livré à un tour d’horizon international des réalités du syndicalisme de service et des pratiques nationales pour avancer des pistes de réflexion9 pour un syndicalisme à bases multiples associant services et militantisme. La voie est étroite mais ouverte, notamment par les syndicats de la fonction publique qui proposent des mutuelles affinitaires ou autres « carte d’achat » et réseau de distribution privilégié : une offre éloignée de la relation au travail et désuète aujourd’hui.
Conseil à la formation professionnelle, accompagnement des salariés seniors, formation économique et sociale, services dématérialisés pour les jeunes salariés, contrat de prévoyance santé (adossé, ou non, au contrat collectif), mutuelle pour retraités, offre de services syndicaux aux travailleurs indépendants… La voie peut être ouverte davantage. Le secteur public, davantage syndicalisé que le secteur privé mais caractérisé par le syndicalisme de blocage, se présente comme un champ privilégié pour une évolution vers un syndicalisme de service. L’État-employeur et les organisations syndicales ont un rôle à jouer pour que le dialogue social passe du blocage a priori à la négociation préalable.
Un syndicalisme hexagonal à bases multiples n’est pas exempt de risques pour les syndicats et les employeurs. Des risques qui sont opportunité pour les uns et des dangers pour les autres : des adhérents plus nombreux mais moins militants car attirés par les services davantage que par la revendication. Parier sur un syndicalisme à bases multiples pour conforter la représentativité, c’est parier sur des relations sociales apaisées, moins en défense des acquis sociaux mais plus ouvert sur les enjeux de transition. C’est constituer le socle nécessaire à une démocratie sociale retrouvant toute sa place dans la gestion des relations de travail et leurs conséquences, et sa juste place dans la Démocratie. Les indices de confiance dans les syndicats (40%10), dans l’entreprise (54%11) et dans les partis politiques (16%10) incitent encore à tenter le pari.
Sources :
1. Michel Monier. « Une « Grande sécu » ou un « Grand paritarisme » ». Think Tank CRAPS. Novembre 2024.
2. Si le nombre d’adhérents dit la légitimité que penser de celle des partis politiques ? En 2023, le parti « En Marche » se comptait 390 000 adhérents, le parti « LR » en déclarait de l’ordre de 90 000, le « PS » un peu plus de 40 000, le « RN » annonçait avoir dépassé les 100 000, « EELV » s’affichait fort de 12 à 13 000, « LFI » en revendiquait 30 000 ! On arrive à un total, déclaratif, de 660 000 adhérents … quand les 10% de syndiqués des 26,8 millions représentent 2,7 millions soit 4 fois plus !
3. « L’État protecteur en crise ». Rapport de la conférence sur les politiques sociales dans les années 1980 (Paris 20-23 octobre 1980), Paris. OCDE. 1981. Et Pierre Rosanvallon « La crise de l’État-providence ». Seuil. 1981.
4. « L’évolution de la Sécurité sociale, en recettes et en dépenses, dans le sens d’une moindre contributivité de ses sources de financement et d’une universalité accrue de ses prestations, s’est accompagnée d’une perte de cohérence de son organisation financière. ». Rapport 2022 sur la Sécurité sociale. Cour des comptes. 2022.
5. « Ordonnances travail de 2017 : un bilan mitigé mais provisoire ». Vie Publique. Décembre 2021.
6. « … Les comparaisons internationales peuvent apporter des exemples d’incitations à la syndicalisation, les pays nordiques offrant l’exemple le plus couramment évoqué d’un dialogue social apaisé, avec de très forts taux de syndicalisation qui permettent aux syndicats d’asseoir leur légitimité mais leur imposent également de fortes responsabilités. En France, différentes incitations pourraient être envisagées et, éventuellement, expérimentées, en s’inspirant de ces différents modèles, tout en tenant compte des particularités historico-culturelles françaises… ». Lettre du Trésor. Trésor-Eco N°129. Mai 2014.
7. Cf. note (4).
8. « Système de Gand, chèque syndical… quelle réforme pour le syndicalisme français ? ». IFRAP. 29 août 2015.
9. « Le syndicalisme de services : une piste pour un renouveau des relations sociales ? ». Centre d’analyse stratégique, Note de veille. N°190. Août 2010.
10. OpinionWay pour CEVIPO. Janvier 2024.
11. Odoxa pour Entreprises et Progrès. Juin 2024.