Tribune
Par
Pierre-Antoine Pontoizeau,
Directeur d’Eurogroup Consulting
et Matthieu Sainton,
Associé Santé, Assurance et Protection Sociale d’Eurogroup Consulting
La crise de l’hôpital est une crise aux multiples symptômes qui engage l’humain au premier plan. Comment en sommes-nous arrivés là ? L’histoire politique de l’hôpital s’avère être une véritable clé de compréhension utile et nécessaire pour comprendre les causes de cette situation.
L’hôpital est le lieu de la recherche, de l’enseignement et de la transmission. C’est surtout le lieu de vie du patient et l’espace d’une coopération complexe entre métiers. Et ce lieu se transforme en permanence du fait de l’informatisation, la numérisation, la télémédecine, des révolutions technologiques, des choix sociétaux dans les rythmes de travail et de toutes les grandes transitions, y compris environnementales.
L’hôpital, un secteur qui cumule les spécificités et les contraintes
Une situation sociale de plus en plus complexe
La réforme Debré avait brillamment porté ses fruits en hissant le système de santé et la recherche française du vivant au plus haut de l’excellence internationale. Au cœur de la promesse cardinale de 1958 : attirer les meilleurs de leur génération au CHU pour exceller dans les soins.
S’est ensuite imposé l’objectif de la maîtrise économique de la santé. Elle est devenue une nécessité, voire une finalité, jusqu’à confondre les moyens et les fins et soumettre l’institution à une approche financière, oubliant pour partie la véritable nature de l’hôpital.
Le rapport Claris (2020) et son guide Mieux manager pour mieux soigner attestent d’une volonté de trouver des réponses à de très nombreux symptômes. Il constate l’épuisement professionnel, le niveau élevé de risques psychosociaux, la réalité des harcèlements et d’une maltraitance endémique des personnels, dans un climat de forte tension organisationnelle, propice à un management insincère, voire toxique, que décrit bien Christophe Dejours. Les statistiques reflètent cette souffrance au travail de grande intensité, dans des métiers déjà exposés à la souffrance d’autrui, à la maladie, au handicap et à la mort. Et ce, quels que soient en contrepartie quelques immenses succès médicaux qui viennent éclairer la vie des personnels de santé.
L’absentéisme est un symptôme de ce travail éprouvant, à l’hôpital, comme dans l’ensemble des établissements médico-sociaux. L’indicateur suffit à montrer qu’il y a des conditions de travail et une usure psychologique particulières. L’hôpital n’est plus désirable.
Récemment, des départs de PU-PH ont été constatés dans de nombreux CHU, 14 % des postes de chefs de clinique n’ont pas été pourvus en 2023, faute de candidats. Plus grave encore : certains CNU alertent sur le fait qu’ils n’ont plus l’assurance de nommer les éléments les plus brillants de leur génération, même s’ils parviennent encore à trouver des candidats.
Un modèle qui s’est concentré sur une approche gestionnaire
Plusieurs facteurs sont additionnés pour se cristalliser dans une crise profonde, visible depuis la période de la pandémie de Covid 19.
Les facteurs organisationnels d’abord : le poids croissant des tâches administratives et la nécessité de rendre (des) compte(s) se sont substitués peu à peu à l’action elle-même.
Les facteurs sociétaux-démographiques : vieillissement de la population, poids croissant des maladies chroniques et des précarités ont impacté considérablement les comportements et les usages générant un recours massif aux urgences, des relations agressives et l’insécurité dans des lieux pourtant destinés à l’attention et aux soins.
Dans ce contexte, l’approche gestionnaire occulte la mission éthique, politique et scientifique de l’institution dédiée à la santé du plus grand nombre en vertu de l’égalité de l’accès au soin.
Dès lors, une question se pose : l’accord politique sur sa mission de santé publique est-il encore là ? Il manque une axiologie partagée. L’analyse est pourtant là, et force est de constater la critique d’Henri Mintzberg dans Structure et dynamique des organisations (1998) sur les dérives de la bureaucratie professionnelle et l’absence de toute adhocratie dans l’organisation et le management des grands établissements de santé, plus pensés comme des usines que comme des lieux de création, d’innovation et d’espérance collective.
Eugène Enriquez formulait les mêmes conclusions sur la pathologie des organisations dans L’organisation en analyse (1992). Celle-ci produit dit-il des « individus pathologiques » avec leurs dérives paranoïaques (la mission justifie tout), leurs perversions (manipulation sans fin et illusion de la maîtrise) et leurs hystéries (communication hyperbolique et théâtralisation). Or ce modèle organisationnel est au final porteur d’un inconscient organisationnel, limitant le partage de valeurs et le management, facteur de pertes de repères pour les personnels hospitaliers.
Les transformations anthropologiques en cours interpellent le management hospitalier
Si le management est fragile, l’organisation l’est aussi. Et les causes des conflits humains sont à chercher dans les crises qui traversent les politiques publiques de santé à travers les décennies. Elles sont le résultat de plusieurs phénomènes profonds : le ressentiment, faute de reconnaissance – ce qu’Axel Honneth nomme les « blessures morales » – mais aussi des divisions et rivalités qui déchirent le tissu social, par l’absence d’une vision commune.
Le risque est bien réel que cela s’amplifie sous la pression de ruptures épistémologiques et éthiques qui peuvent encore fracturer les équipes, l’organisation sacrifiant l’intelligence émotionnelle décrite par Daniel Goleman.
Au moins trois transformations anthropologiques produisent des conflits profonds qui divisent déjà le corps social de l’hôpital. Quelques exemples de ces enjeux sont relayés par les syndicats, les PU, les experts du devenir de la santé, les sociologues de la santé et philosophes. Il s’agit d’antagonismes existentiels auxquels seront confrontés les personnels dans la décennie à venir :
– Pratique clinique versus pratique dématérialisée : Les promesses de la télémédecine présentent un véritable intérêt économique mais cette pratique médicale s’instaure alors que la relation au patient, tant du point de vue de l’expertise clinique que de l’impact psychologique du contact humain, est peu anticipée ; elle conduit à augmenter les risques d’isolement, de stress, de peur, par défaut de prise en charge humaine. C’est un basculement anthropologique dans la relation du soignant au soigné, qui peut à terme réinterroger la place du soignant, sa pratique clinique et l’acte de soins.
– Aide à vivre versus aide à mourir : aujourd’hui, il existe un tabou absolu à l’hôpital. Les encadrants hospitaliers ne construisent pas un cadre éthique partagé, ce qui les empêche de traiter certaines situations plus morales que médicales, l’institution oscillant entre obligations administratives et législation d’une part et la liberté de conscience du médecin et des soignants d’autre part. Souvent le praticien est seul face à ses contradictions, sans capacité à interroger sa pratique au-delà des aspects réglementaires.
– Chercher à mieux soigner versus devoir rendre des comptes. La médecine est aussi une recherche pleine d’innovations et de prises de risques consentis et partagés. Une obligation de résultat comme le risque de poursuites créent un climat de défiance par une pression réglementaire et législative du soin. Les patients ou leurs proches lancent des recours à l’encontre de leur médecin en cas d’insuccès, voire d’erreur médicale et cette judiciarisation engendre une aversion au risque professionnel et une assurance prohibitive des actes médicaux, ce qui est l’inverse même d’une science en mouvement.
Aujourd’hui, l’absence de cadre managérial se traduit par des manques chroniques de personnel, cause principale de fermeture des lits. Voilà pourquoi le malaise des organisations hospitalières et de leurs personnels est très profond. Voilà pourquoi, malgré tout l’intérêt des quelques idées fortes du rapport Claris – à savoir renforcer la place des médecins et des soignants dans la gouvernance, instituer le binôme Directeur/Président de CME, favoriser la démarche participative, manager en proximité – celles-ci ne couvrent que très partiellement les quatre moteurs de l’engagement des personnels de santé. Le risque est donc bien réel d’agir en surface, sans créer les conditions d’une indispensable transformation de l’hôpital.
Mieux manager pour mieux soigner ? Quatre pistes concrètes
Quels sont les moteurs de l’engagement ? Nos travaux de recherche ont mis en évidence que l’engagement conditionne l’image, la réputation, la qualité, l’attractivité et la fidélité, la constance et le renouvellement des équipes. Or, il faut ces quatre moteurs pour agir, qu’on soit salarié, patient ou citoyen engagé. Ce sont :
– Les raisons de faire, car nous sommes des acteurs rationnels (Crozier),
– Le désir de faire, car nous sommes des êtres de désir d’action (Freud),
– Le consentement à faire, car l’acceptation détermine la propension à agir (Kiesler),
– Et plus encore la capacité à pouvoir faire dans des conditions propices (Sen).
Il faut donc agir à plusieurs niveaux dans la durée avec cette vue systémique sans laquelle le modèle est condamné.
Le développement de l’attractivité globale de l’institution reposera sur quatre axes de travail qui répondent aux quatre leviers de l’engagement durable. L’éthique, qui détermine largement le consentement, l’épistémologie les bonnes raisons d’agir, le management le désir de faire et l’organisation incluant les ressources humaines et les capacités utiles :
– Le niveau éthique : c’est celui du dialogue, de la co-construction, du respect de la personne humaine et de la dignité du patient et du soignant. L’éthique ne se décrète pas, elle se vit, se pratique dans des modalités de management au quotidien, loin d’une simple technique de discussion mais relevant plutôt d’une exigence personnelle.
– Le niveau épistémologique qui éveille à une culture de l’excellence fondée sur quelques fondamentaux en matière de démarche scientifique et de posture des chercheurs et savants, cette connaissance faisant partie intégrante de l’art médical bien décrit par Michel Rongières par exemple.
– Le niveau managérial s’appuie sur le renforcement d’un leadership situationnel des dirigeants et des managers clés : chefs de pôles, chefs de service. Il implique une meilleure connaissance de soi et une compréhension des besoins des équipes et collaborateurs. L’autorité suppose la confiance qui elle-même ne se décrète pas et les ressorts de la satisfaction au travail sont connus depuis Frederick Herzberg.
– Le niveau ressources humaines répond à des enjeux de court terme. L’attractivité ne se décrète pas, elle se vit et s’éprouve, donc elle exige de transformer les pratiques d’évaluation de la gestion des ressources humaines. La communication, le recrutement, l’intégration, le développement des compétences, les parcours professionnels, les évaluations et la valorisation sont en jeu, tout comme l’organisation du travail avec une gestion qualitative comme le modélisent Roland Coutanceau, Rachid Bennegadi et Serge Bronstein par exemple.
Conclusions
Les différents niveaux d’engagement font système parce que l’humain ne se décompose pas. C’est la raison pour laquelle, ceux qui exercent un leadership dans leurs fonctions de chef de service et de pôle doivent bénéficier d’une extrême attention, car ils sont les acteurs essentiels de ce management des capacités humaines. Ils doivent les comprendre, les réfléchir, les articuler et en être les inspirateurs pour que leurs équipes désirent les suivre. Il est donc essentiel à la fois de mesurer l’engagement des personnels au sein d’un hôpital, mais de préparer chaque manager à détecter et agir sur ces quatre dimensions.
Le projet médical doit mobiliser et impérativement comporter trois piliers : celui de la recherche et des visées médicales futures, celui de l’organisation du travail et des ressources humaines, celui du management et de la gouvernance.
Il faut pour cela rapprocher la pensée de l’action, réunir de nouveau les fonctions d’experts et de praticiens, investir le management des capacités individuelles et collectives pour pallier les risques d’effondrement organisationnel. De toute évidence, l’investissement dans l’art du management qui accompagne l’art du soin se traduira par des bénéfices visibles en termes d’attractivité, de fidélisation, de réduction de l’absentéisme.
Bibliographie
Cet article est le fruit d’un travail de recherche dont les ouvrages et études de références sont les suivants selon nos quatre axes de recherche.
1. Éthique
Ouvrages de référence
BATIFOULIER Philippe. GADREAU, Maryse. 2005. Éthique médicale et politique de santé. Paris : Economica.
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DURAND, Guillaume. 2021. Un philosophe à l’hôpital. Paris : Flammarion.
GIRARD, René. 1972. La violence et le sacré. Paris : Grasset.
HABERMAS, Jurgen. 2023. De l’éthique de la discussion. Paris : Flammarion.
LÉVINAS, Emmanuel. 1996. Éthique et Infini. Paris : Le livre de poche.
MASSE, Raymond. 2003. Éthique et santé publique. Enjeux, valeurs et normativité. Québec : Les Presses de l’Université de Laval.
PELLUCHON, Corinne. 2009. L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie. Paris : PUF.
RICOEUR, Paul. 2017. Philosophie, éthique et politique. Entretiens et dialogues. Paris : Flammarion.
Études et articles
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PORRETA, Florence. 2012. Le soin comme éthique : l’épistémologie morale à la recherche d’un nouveau paradigme à l’hôpital. Éthique. Université Paris Sud – Paris XI.
2. Épistémologie
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KUHN, Thomas. 2008. La structure des révolutions scientifiques. Paris : Flammarion.
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POREAU, Brice. GAULD, Christophe. (Sous la direction de). 2023. Comprendre le soin. Un enjeu humain et social. Paris : Éditions Matériologiques.
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Études et articles
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3. Management et organisation
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GOLEMAN, Daniel. 2005. L’intelligence émotionnelle au travail. Paris : Éditions Village mondial.
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LIKERT, Rensis. 1961. New Patterns of Management. New York. Mc Graw-Hill.
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BARTOLI, Annie. CHOMIENNE, Hervé. 2011. « Le développement du management dans les services publics : évolution ou révolution ? ». in Informations sociales. N° 167. Paris : CNAF.
HUSSON, Julien. 2020. « Le management hospitalier après la crise : changement de pratiques, changements de référentiels ? ». in KALIKA Michel. L’impact de la crise sur le management. Paris : HAL.
NOBRE, Thierry. HUSSON, Julien. 2022. « Portraits d’acteurs clés du système de santé pendant la Covid-19 ». Paris : EMS.
PRAHALAD, Coimbatore Krishnao. HAMEL, Gary. 1990. « The Core Competence of the Corporation ». Harvard Business Review.
4. Ressources Humaines
Ouvrages de référence
DEJOURS, Christophe. 2000. Travail, usure mentale – De la psychopathologie à la psychodynamique du travail. Paris : Éditions Bayard.
ENRIQUEZ, Eugène. 1992. L’organisation en analyse. Paris : PUF.
COUTANCEAU, Roland. BENNEGADI, Rachid. BRONSTEIN, Serge. 2016. Stress, burn-out, harcèlement moral : de la souffrance au travail au management qualitatif. Paris : Dunod.
Études et articles
BRUNELLE, Yvon. 2009. « Les hôpitaux magnétiques : un hôpital où il fait bon travailler en est un où il fait bon se faire soigner. » In Pratiques et Organisation des Soins, volume 40.
SAFY-GODINEAU, Fatéma. 2013. La souffrance au travail des soignants : une analyse des conséquences délétères des outils de gestion. In La nouvelle revue du travail.
Études institutionnelles
Les symptômes de dépression et d’anxiété sont supérieurs dans les métiers de la santé (cf. DREES – Études et résultats – n° 1270 – 8 juin 2023).
Les accidents du travail augmentent aussi (cf. ATIH – Bilan social 2020).
L’intérêt pour l’étranger s’accroît avec le temps depuis les années 2010. Et les intentions de départ augmentent significativement (cf. OCDE – ; Fondation IFRAP – 6 avril 2023 ; Conseil national des médecins – Démographie médicale. 2022 ; DREES – Observatoire national de la démographie des professions de santé – 11 janvier 2021).
Les taux de vacances et de rotations qui s’aggravent et menacent à terme l’organisation hospitalière. (cf. Rapport sénatorial n° 587 – Hôpital : sortir des urgences – 29 mars 2022).