Tribune

« À nous de créer les conditions de la confiance, pour réussir la généralisation d’un usage éthique et efficient du numérique et de l’intelligence artificielle en santé »

Par
le Dr. Isabelle Adenot
Présidente de l’Agence du numérique en santé

Au niveau mondial, la transformation numérique du secteur de la santé est depuis de très nombreuses années en pleine accélération.

En France, nous accusions un véritable retard : systèmes créés en silo non interopérables, manque d’acceptabilité et de confiance dans le numérique, carence de formation des professionnels et des usagers, déficit de prises en charge de dispositifs numériques, manque d’investissements dans les infrastructures numériques, insuffisance de soutien aux industriels concernés… La liste était longue…

Aujourd’hui, la stratégie d’accélération « Santé numérique » dans le cadre du plan « France 2030 » et le programme Ségur du numérique en santé ont changé la donne ! Des investissements massifs sont réalisés sur l’infrastructure numérique, l’interopérabilité des systèmes d’information, la sécurisation des données de santé, le déploiement de solutions innovantes, la formation des acteurs…

Ainsi, ces plans ambitieux ont impulsé une dynamique de transformation sans précédent. Ce qui était inconcevable hier devient parfois réalité banale aujourd’hui. Et l’avènement du numérique dans le domaine de la santé en France est incontestable. Les chiffres témoignent de l’ampleur du mouvement. Pour exemple :

– Plus de 95 % des Français ont un carnet de santé numérique, plus de 12 millions sont allés le voir et chaque mois, depuis plus de 6 mois consécutifs, c’est 550 000 personnes de plus. 2,5 millions ont installé l’application correspondante et 30 % reviennent d’un mois sur l’autre. Les patients ont ajouté à ce jour 15 millions de documents. Tous les mois, les professionnels de santé envoient dans le Dossier médical partagé 4 fois plus de documents qu’en 15 ans de temps. Des boîtes à lettres de messagerie sécurisée ont été créées et plus de 20 millions de messages sécurisés ont été envoyés ;

– En 2021, 9,4 millions de téléconsultations de médecine générale ont été réalisées chez un praticien libéral et 1,1 million dans les centres de santé ;

– En 2021 et 2022, les lois de financement de la Sécurité sociale ont introduit des dispositifs de prise en charge dérogatoires pour les dispositifs médicaux (prise en charge transitoire et prise en charge anticipée des dispositifs numériques médicaux), qui, aux côtés du Forfait Innovation préexistant, permettent un accès plus rapide des patients aux innovations numériques ;

– Le Health Data Hub indique que plus de 1600 projets sont déposés ;

– Le dernier panorama de Bpifrance compte plus d’une centaine de sociétés associant Intelligence artificielle et santé ;

– Etc.

Toutefois, la route vers une transformation numérique complète est encore longue. Ainsi, à l’Agence du numérique en santé (ANS), le Ségur numérique 2 se profile comme une étape cruciale pour consolider les acquis du premier volet, mais surtout pour généraliser l’usage du numérique à tous les niveaux du système de santé, de la gestion opérationnelle aux soins cliniques en passant par la prévention.

Car, oui, la prévention, qui est l’art d’anticiper pour mieux préserver, s’impose comme un pilier essentiel de cette transformation. Les études et recherches convergent pour souligner l’impact positif de la prévention sur la santé publique et sur la soutenabilité financière des systèmes de santé.

La prévention revêt plusieurs facettes. Grâce aux avancées de la télésurveillance, il devient par exemple possible d’accompagner les patients de manière continue, de détecter les signes avant-coureurs de complications et d’intervenir précocement, réduisant ainsi le risque de rechute et améliorant la qualité de vie des patients.

Parallèlement, avec des outils tels que Mon espace santé et les bilans de prévention, il devient envisageable de personnaliser les recommandations de prévention, en tenant compte de son historique médical, de son mode de vie et de ses préférences personnelles. Cette approche individualisée permet non seulement de mieux cibler les actions préventives, mais aussi d’impliquer activement les patients dans leur propre prise en charge de santé.

La prévention englobe aussi la promotion de modes de vie sains, la sensibilisation aux facteurs de risque, l’accès facilité aux dépistages et aux consultations préventives, ainsi que la coordination des acteurs de santé autour d’une vision commune de la prévention.

La prévention en santé ne peut donc se faire sans soutien. C’est dans ce contexte que les outils numériques peuvent jouer un rôle déterminant. Car, s’ils ne sont pas une fin en soi, ils ont en revanche le potentiel de transformer radicalement la pratique médicale telle que nous la connaissons. Les outils deviennent de plus en plus performants par l’amélioration de l’accès aux données et de leur exploitation. Les données ne sont enfin plus muettes !

Après avoir changé notre vie, en dématérialisant le papier et en modifiant nos relations, les outils numériques ouvrent aujourd’hui une nouvelle ère avec l’augmentation de la puissance de calcul informatique et la diminution du coût du stockage des données. Cette nouvelle ère, c’est celle de l’intelligence artificielle, générative ou non. Cette révolution technologique va modifier notre façon de penser, les rôles traditionnels et les dynamiques de travail. Elle ouvre de nouvelles perspectives dans la prévention, le dépistage, le diagnostic, le traitement, la surveillance des patients.

Bien sûr, de façon générale, l’Intelligence artificielle peut faire peur. À chaque révolution technologique, une légitime question se pose : toutes ces avancées sont-elles vraiment des progrès ? Une menace ou un outil d’amélioration ? L’apocalypse ou une opportunité ?

Pour l’évaluation des dispositifs médicaux, à la Haute Autorité de santé, en présidant la Commission nationale d’évaluation des dispositifs médicaux et technologies de santé (CNEDiMTS) j’ai été très souvent confrontée à la différence fondamentale à faire entre une nouveauté et une innovation. Tandis qu’une nouveauté peut n’avoir aucun intérêt, voire pire, le système de santé a besoin d’innovation. Parce que sans innovation, le système de santé recule et est sans avenir. Il s’agit donc de reconnaître les aspects positifs des mutations technologiques tout en restant critiques envers leurs impacts sur la société et l’environnement (améliorations dans la qualité de vie, la justice sociale, la durabilité environnementale, le bien-être humain…).

En somme, pour moi, le numérique et la prévention en santé sont deux faces d’une même médaille, appelées à se renforcer mutuellement pour relever les défis de santé du XXIe siècle. En investissant dans la prévention et en accompagnant les professionnels et les patients dans cette démarche, nous construisons un avenir où la santé est véritablement une priorité partagée, où la prévention est au cœur des pratiques cliniques, et où le numérique est un levier de progrès et d’efficience pour tous les acteurs du système de santé.

À nous de créer les conditions de la confiance, pour réussir la généralisation d’un usage éthique et efficient du numérique et de l’intelligence artificielle en santé. J’en suis convaincue : un jour, ces deux faces permettront enfin de sortir du tout curatif et… le nom de l’Assurance maladie évoluera vers assurance santé !