Tribune
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Par
le Dr. Jean-Paul Ortiz
Président honoraire de la Confédération des syndicats médicaux français
La prévention en santé doit être une priorité du gouvernement. Il faut maintenant des actes. Développer la prévention est indispensable devant le vieillissement de la population et l’émergence des pathologies chroniques. D’autant plus que les résultats en termes de qualité de vie au-delà de 65 ans sont très décevants, inférieurs à nos voisins européens et plutôt en recul, alors que l’espérance de vie croît doucement. Vieillir plus, certes, mais bien, voilà le défi à relever !
Développer une vraie politique de prévention représente aussi un enjeu économique majeur puisque toutes les grandes études montrent combien les dépenses de santé seraient très largement contenues grâce à une ambitieuse politique de prévention. Malheureusement, ce bénéfice n’interviendra qu’au bout de quelques années, voire quelques dizaines d’années, ce qui est incompatible avec le temps du politique. Les choses peuvent-elles changer ? Oui, car l’arrivée du numérique en santé est une opportunité extraordinaire : son impact et son appropriation large sont extrêmement rapides.
Aujourd’hui, le numérique envahit nos vies quotidiennes à toute allure : les téléphones portables deviennent des outils permettant de contrôler le nombre de pas quotidiens, la distance parcourue, mais également la fréquence cardiaque, l’ECG, le sommeil, le stress, etc. Les montres connectées développent des contrôles permanents de paramètres vitaux sans que cela ne soit ni exploité, ni contrôlé, ni évalué.
Non seulement le numérique envahit la vie quotidienne de chacun, mais il bouleverse aussi l’exercice professionnel des professionnels de santé. L’heure n’est plus à discuter de l’informatisation du cabinet médical : ce temps est largement révolu. La télémédecine transforme l’exercice médical et le suivi du patient : la crise du Covid-19 a installé durablement la téléconsultation dans les outils d’accès aux soins, et la télésurveillance est devenue depuis quelques mois un élément de droit commun quittant la phase expérimentale et permettant le maintien à domicile de patients très fragiles sans risque pour leur santé.
Mais ce tsunami numérique se développe de façon anarchique, sans coordination, et certainement sans pouvoir retirer l’ensemble des bénéfices que la santé de nos concitoyens pourrait y trouver.
Pour le patient, l’équipement de son portable et de ses montres connectées est de l’ordre du gadget ou de l’argument commercial. Pour le professionnel de santé, il est perdu dans ses multiples outils et logiciels auxquels il n’avait pas été préparé, car il n’avait pas été formé pour leur utilisation optimale.
Comment peut-on faire du numérique en santé l’opportunité de mener une grande politique de prévention dans le pays ?
Tout d’abord, pour le citoyen, qui expose sa vie quotidienne sur les réseaux sociaux : faisons de cette impudeur l’occasion d’installer une prévention primaire personnalisée grâce à ces outils comme le podomètre ou la montre connectée. Développons les jeux, les objectifs, les comparaisons des efforts et des progrès obtenus dans le domaine de l’activité physique, de l’alimentation, des vaccinations et du dépistage…
Donner à chacun au quotidien, voire heure par heure, les résultats de ses efforts en termes d’activité physique doit pouvoir être largement utilisé, diffusé et être un stimulus pour une adhésion durable. De même, l’apparition des Nutri-Score sur les emballages de tous les aliments avec des applications analysant les achats de chacun sont autant d’éléments pour faire de ces outils des acteurs d’une vraie politique de prévention primaire. L’initiative privée doit se développer pour encore inventer de nouvelles applications axées sur les grandes priorités de santé publique que le pouvoir politique devra déterminer. D’ailleurs, pourquoi ne pas renforcer la politique vaccinale via une sollicitation personnalisée sur nos objets connectés au quotidien ?
Mais le côté ludique et vertueux ne suffira pas à entraîner tous nos concitoyens. Il va falloir cultiver une démarche de prévention basée sur les outils numériques en imaginant des systèmes de récompenses comme cela se fait avec beaucoup d’outils ou apps déjà existants dans d’autres domaines comme les jeux vidéo ou l’apprentissage des langues. Cultiver la valorisation de la bonne démarche sur sa santé, par exemple en valorisant le nombre de pas quotidiens, les bons d’achat alimentaires, etc., peut passer par une aide indirecte à maintenir cet effort. L’exemple de certains assureurs complémentaires proposant des bons de matériel de sport ou participant à l’abonnement pour une salle de sport pourrait être développé. Des avantages, y compris financiers, pourraient accompagner une démarche vertueuse de réalisation d’un programme de prévention personnalisée grâce aux outils numériques. Les assureurs complémentaires deviendraient alors de véritables acteurs d’une prévention à l’échelle de toute la population et trouveraient dans cette démarche une justification supplémentaire à leur maintien et à leur dynamisme.
Reste le problème des populations exclues, qui sont dans l’illectronisme, mais qui ne devront pas rester sur le bord du chemin. Il appartiendra alors à l’État de prendre des mesures spécifiques pour garantir une égalité d’accès à une politique globale de prévention à l’échelon de la population.
Mais il y a plus encore : obtenir l’adhésion à un traitement au long cours lorsqu’une pathologie chronique survient. Il s’agit d’un défi majeur : comment garantir le respect du plan de soins convenu entre le médecin et son patient ? Les outils numériques doivent faire du patient le véritable acteur de sa santé, et donc aller vers une véritable médecine participative. Les objets connectés permettent aujourd’hui la télésurveillance du patient. Mais cela est pour l’instant balbutiant. Demain, le respect de la prise médicamenteuse aux heures et aux doses prévues doit pouvoir s’assurer grâce aux outils numériques ; ils permettront l’alerte du médecin et la sensibilisation du patient si le traitement est oublié, voire suspendu. Dans le cadre des pathologies chroniques liées au vieillissement, cela deviendra essentiel pour garantir une meilleure qualité de vie aux seniors.
Il faut utiliser le tsunami numérique pour doter le professionnel de santé d’outils de prévention utilisés quotidiennement dans le cabinet médical. Certes, les logiciels professionnels ont permis des progrès considérables en la matière. Toutefois, il faut bien reconnaître que la France a beaucoup de retard par rapport à d’autres pays européens. Le taux de vaccinations, en particulier antigrippal, dans les populations à risque est dramatiquement en baisse : pour l’hiver 2023, à moins de 50 %, alors que l’objectif est à 75 %. L’échec cuisant de la vaccination contre l’HPV chez les adolescents témoigne bien des difficultés à obtenir dans le pays une large adhésion de la population à ces grandes campagnes préventives. On peut mener la même analyse et le même constat pour le dépistage du cancer du côlon et même du cancer du sein. Les logiciels métier du médecin doivent augmenter leur performance sur le contenu préventif. Chaque Français devrait avoir un carnet de vaccination dématérialisé et chaque médecin devrait avoir pour ses patients un rappel automatique des dates vaccinales et des différents dépistages pour chacun de ses patients. Cela est loin d’être le cas pour tous les logiciels métiers, et cela est loin d’être simple et ludique.
Si le patient utilise des applications lui permettant de suivre des programmes de prévention personnalisée, il est indispensable que des comptes rendus succincts puissent être communiqués au médecin, éventuellement via son DMP. Le DMP pourrait devenir le réservoir des éléments axés sur la prévention : carnet vaccinal, programme de prévention personnalisée, alarmes pour les rappels et contrôles préventifs, suivi pondéral et alimentaire, etc. Chaque professionnel de santé pourrait rappeler la nécessité vaccinale à chaque rencontre du patient avec le système de soins : médecin, pharmacien, infirmière, etc., et deviendrait ainsi un véritable acteur de prévention.
Faire du numérique l’opportunité d’une grande politique de prévention dans le pays nécessitera, au préalable, une stratégie clairement affichée autour de la prévention, stratégie définie par l’État qui devra mobiliser l’ensemble des acteurs concernés. Il faudra y intégrer les patients, les professionnels de santé, les organismes payeurs, en particulier les organismes complémentaires, les industriels du numérique en santé, en particulier les éditeurs de logiciels, mais plus largement tous ceux qui interviennent dans l’éducation à la santé, tels que l’école, le monde du travail, etc. Le choix courageux d’une grande politique préventive doit irriguer l’ensemble des secteurs dans le cadre d’une orientation « une seule santé » entraînant avec elle la santé animale et la santé environnementale. L’apport du numérique facilitera grandement cette démarche globalisée, qui aura un impact très favorable à moyen terme sur les comptes sociaux et ainsi permettra de garantir durablement l’équilibre de notre système de santé basé sur la solidarité et l’accès égalitaire pour tous.