Tribune

Par
Gérard Vincent
Délégué général honoraire de la Fédération Hospitalière de France (FHF)
Cet exposé n’est qu’un court commentaire des principales lois hospitalières de l’après-guerre sous le seul angle de la gouvernance du système.
Venant d’un acteur engagé pendant presque 50 années dans le domaine de la santé et plus particulièrement de l’hôpital, il est forcément empreint d’une certaine dose de subjectivité, car marqué par un exercice professionnel mêlant successivement le terrain, le ministère, l’IGAS, la FHF, avec en outre une participation active aux travaux de la fédération européenne et internationale des hôpitaux.
Existe-t-il un fil directeur dans les réformes successives ? Peut-on parler de continuité ? A-t-on connu des ruptures qui ont fait franchir de vraies étapes dans la construction de l’hôpital d’aujourd’hui ?
I. LES GRANDES RÉFORMES HOSPITALIÈRES
La création de la Sécurité sociale par les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 rend les hôpitaux solvables et permet aux Français de se faire soigner, quels que soient la gravité et le coût de leur maladie, grâce à la solidarité nationale. Mais au sortir de la guerre, le pays n’a pas les moyens d’investir beaucoup dans son système de santé qui se trouve en piètre état. Les hôpitaux français prennent du retard, notamment par rapport à ceux d’Amérique du Nord, après des décennies de rayonnement de l’école clinique française.
Les ordonnances de décembre 1958 vont révolutionner l’hôpital en instaurant le temps plein et en associant dans les CHU les soins, l’enseignement et la recherche. Daniel Moinard a parfaitement analysé cette réforme, à l’origine du renouveau. Elle n’est ici abordée que sous l’angle de la résistance au changement. Fustigée et refusée une première fois en 1945 par les professionnels – Académie de médecine, Conseil national de l’ordre des médecins, syndicats médicaux –, elle est imposée par le général de Gaulle plus de 10 années plus tard en dépit du refus de ces mêmes représentants. Il est juste de souligner que cette réforme n’a pas été inspirée ni conçue par l’administration, mais par quelques grandes figures médicales (Robert Debré, Jean Dausset…) porteurs d’une vraie vision. Cette résistance au changement imprègne toujours les professionnels de santé, quel que soit leur statut. On peut citer le long combat mené contre l’élargissement des prérogatives des infirmières, alors que chacun fustige dans le même temps les difficultés d’accès aux soins.
La loi du 31 décembre 1970 portant réforme hospitalière est présentée à tort comme la loi fondatrice du service public hospitalier. Elle l’officialise certes, mais celui-ci est consubstantiel au statut d’établissement public et l’hôpital se conforme par nature aux règles du service public. En revanche, elle ouvre au secteur privé la possibilité de participer au service public. Les cliniques commerciales ne choisiront pas cette voie, contrairement aux établissements à but non lucratif qui connaîtront pour certains d’entre eux un succès qui ne se dément pas. Outre l’instauration de la carte sanitaire censée éviter le développement anarchique de l’offre hospitalière en lits et équipements lourds, la véritable originalité de la loi de 1970 réside dans l’idée qu’un hôpital doit être géré, avec un conseil d’administration, un directeur détenteur d’une compétence générale et une commission médicale aux pouvoirs consultatifs. Cette première implication du corps médical dans la gestion traduit la volonté d’afficher que la participation des médecins est essentielle. Cette réforme fait suite à la création en 1962 d’une école nationale chargée notamment de la formation des directeurs des hôpitaux. Celui qui est à l’origine de cette école est à nouveau un grand médecin, le professeur Robert Debré. Interrogé par l’auteur de ces lignes en 1970 sur les motivations de cette initiative, il répondit que la gestion d’un hôpital était complexe, qu’elle le serait de plus en plus et qu’il y fallait des compétences juridiques, économiques et en gestion. Il ajouta que l’hôpital étant composé de professionnels du soin, on avait besoin de directeurs connaissant le monde de la santé et donc formés au sein d’une école de santé publique.
La loi du 31 juillet 1991 portant réforme hospitalière sera présentée ici de manière iconoclaste. Sans le dire explicitement, elle lance un message : l’hôpital est une entreprise de service public qui doit se doter d’un plan stratégique qui, lui-même, s’inscrit dans le cadre d’une stratégie de santé régionale arrêtée par les pouvoirs publics (le SROSS auquel succédera le PRS).
La loi HPST, hôpital, patients, santé et territoires du 21 juillet 2009, qui remplace les agences régionales de l’hospitalisation par les agences régionales de santé, affiche à la fois le besoin de placer un vrai décideur à la tête de l’hôpital à même de trancher quand cela est nécessaire et médicalise en même temps sa gouvernance en donnant d’une part la majorité au corps médical au sein d’un directoire et en rendant d’autre part le président de la CME coordonnateur, avec le directeur, de la politique médicale, alors qu’il l’était jusqu’alors sous l’autorité du directeur. Les représentants des médecins hospitaliers ne retiendront que le mot « patron » et ouvriront un long débat et de grandes polémiques sur la gouvernance en insistant sur leur volonté d’assurer une codirection et pas seulement un copilotage.
La loi de modernisation de notre système de santé du 26 janvier 2016 revient sur la gouvernance instaurée par la loi précédente, affaiblit le rôle du directeur et instaure un système de gestion qui s’apparente à une codirection. Cette question du partage des pouvoirs de direction est sans doute loin d’être tranchée définitivement dans la mesure où l’hôpital aura besoin d’une gouvernance solide dans les temps difficiles qui s’annoncent, avec des concurrents privés, commerciaux ou à but non lucratif dotés de leur côté, et sans contestation, d’un pouvoir de décision fort à leur tête. Cette loi instaure par ailleurs les groupements hospitaliers de territoire (GHT) qui auraient pu constituer une vraie rupture et dont il est fait état plus avant.
La loi relative à l’organisation et à la transformation du système de santé du 24 juillet 2019 élargit les compétences de la CME dans la logique du partage du pouvoir et donne aux établissements la liberté, qui restera sans doute lettre morte, de fixer librement leur organisation médicale et leur gouvernance. Les lois qui se succèdent depuis (loi Rist et loi Valletoux) concernent assez peu l’hôpital et traitent avant tout des problèmes d’accès aux soins.
II. LES LIGNES DE CONTINUITÉ DE LA POLITIQUE HOSPITALIÈRE
Les éléments de continuité ne manquent pas.
La première constatation qui s’impose est que la politique hospitalière de notre pays est peu dépendante des fluctuations politiques. Quelle que soit la couleur des dirigeants, les objectifs affichés et les actions menées répondent pour l’essentiel à deux préoccupations : adapter le système aux évolutions de la médecine et maîtriser la croissance de la dépense.
La deuxième est que toutes les lois hospitalières reprennent les mêmes déclarations de principe et annonces incantatoires sur la nécessité de moderniser le système, de développer la prévention, de décloisonner les acteurs, d’améliorer l’accès aux soins, de réorganiser le système autour de l’offre de proximité ou encore de développer la coopération entre établissements, sans que des progrès sensibles puissent être observés pour autant.
La troisième porte sur la critique permanente de l’étatisation du système hospitalier et de la bureaucratie. Le rôle et le contrôle de l’État sont importants, mais peut-il en aller autrement quand on connaît le poids de la dépense hospitalière dans l’économie nationale (deux fois et demie celle de la Défense) et les enjeux de société qui en découlent, notamment en termes d’égalité d’accès aux soins ? La santé est devenue de fait un domaine régalien, même si le roi est largement impuissant. On est plus dans la lignée des Bourbons en butte aux parlements d’Ancien Régime que dans celle de la monarchie absolue… Le paradoxe réside dans le fait que, lorsque le législateur a donné aux hôpitaux la liberté de s’organiser à leur guise (lois de 1991 et de 2019), cette opportunité n’a pas été saisie, preuve que le débat est moins celui d’une plus grande autonomie que de la volonté de pouvoir dépenser plus, la demande d’une plus grande liberté d’action masquant le désir d’obtenir davantage de moyens sans avoir besoin de dégager en interne les marges financières nécessaires.
C’est sans doute dans l’insuffisant pilotage et la faible régulation du système de santé que la continuité de la politique hospitalière et plus globalement de notre système de santé s’exprime le mieux. Il s’agit là, sans doute, de l’élément de continuité le plus inquiétant, car il déstabilise au fil des ans l’hôpital public. La régulation de la dépense, si elle est nécessaire, se réalise toujours au détriment de l’hospitalisation. Les gels de crédits sur l’Ondam1 hospitalier en début d’exercice budgétaire servent régulièrement à compenser les dérapages des dépenses de ville et viennent aggraver les déficits des hôpitaux. L’Assurance maladie ne joue pas son rôle de régulateur. Le revenu des professionnels libéraux dans certaines disciplines médicales est tel que les praticiens quittent massivement les hôpitaux qui ne peuvent rivaliser avec des rémunérations fixées de manière uniforme par les statuts. S’ensuivent des vacances de postes médicaux qui mettent en péril la pérennité du service public et la qualité des soins. Cette politique de l’autruche est le résultat d’un choix politique constant consistant à ne pas faire de vagues avec les syndicats de médecins libéraux. S’il est lourd de conséquences et totalement irresponsable, il ne semble pas inquiéter les décideurs.
Il en va de même pour l’enjeu de l’évaluation de la pertinence des actes et des soins. Disposant d’une base de données unique au monde, la CNAM se devrait d’être active sur ce plan afin d’éviter toute l’activité médicale inutile qui, aux yeux mêmes du corps médical, représente une part non négligeable du total et met en péril la pérennité de notre modèle de santé. Le casse-tête des Urgences est peut-être la plus belle illustration de la continuité dans le traitement de certains des grands problèmes de l’hospitalisation française. Dans son rapport publié en 19892, le professeur Steg faisait trois constats : une grande partie des patients qui viennent aux urgences des hôpitaux n’ont rien à y faire, les urgences sont sous-médicalisées et offrent une qualité des soins médiocre, il y a trop de services d’urgence. Le nombre de médecins urgentistes qualifiés a fortement crû en quelques années, mais les services sont depuis près de 20 ans de plus en plus débordés. La suppression en 2002 de l’obligation faite aux médecins libéraux de participer à la permanence des soins ambulatoires en est la principale raison. Il s’agit là d’une véritable rupture dans l’organisation et le fonctionnement de notre système de santé. Faute d’alternatives, les patients sont obligés d’aller aux urgences. Plus grave, la population utilise les urgences comme des centres de consultations non programmées avec l’assurance de trouver sur place le plateau d’imagerie et de biologie si nécessaire.
III. LES RUPTURES
Le budget global met fin en 1983 à l’inflation des dépenses hospitalières en remplaçant le financement des hôpitaux publics à la journée par un système de dotation globale. Sans doute indispensable, en l’absence d’un autre mode de tarification disponible à l’époque, pour stopper la spirale inflationniste provoquée par le système de prix de journée immaîtrisable, il s’avère très vite délétère, entraînant très vite des baisses d’activité et des pertes de parts de marché par rapport au secteur commercial.
La T2A (tarification à l’activité) constitue la vraie rupture. Rejetée par les hospitaliers qui critiquaient par ailleurs le budget global, mais qui auraient préféré une augmentation de leurs dotations budgétaires, la réforme est néanmoins soutenue par la FHF et mise en place en 2004. Les hôpitaux et cliniques facturent désormais leurs prestations sur la base de tarifs fixés au niveau national et qui s’appliquent à l’ensemble du territoire, le secteur public et parapublic recevant en outre des dotations pour compenser les coûts liés aux missions de service public. La T2A a fait entrer l’hôpital dans l’ère du management. Le système est juste et vertueux : à activité identique correspond une recette identique. Le développement d’activités nouvelles pour répondre aux besoins de la population est automatiquement financé sans qu’il soit nécessaire de quémander des subsides aux autorités de tutelle. L’intérêt à agir devient évident, les dynamiques de projet sont à nouveau possibles, une stratégie de reconquête pour l’hôpital public se met en place et les parts de marché repartent à la hausse.
La T2A s’attire pourtant assez vite les foudres d’un petit cercle d’idéologues qui confondent, ou feignent de confondre, l’enveloppe de crédits fixée au niveau national (l’Ondam) et la tarification à l’activité. La politique de relative austérité budgétaire, qui ne permet pas, depuis quelques années, de financer la croissance naturelle des charges, se traduit par des baisses de tarifs qui alimentent la polémique et a conduit le président de la République à annoncer une réforme tendant à limiter fortement la part des tarifs dans le financement des hôpitaux. Ce retour en arrière qui, à l’évidence, ne s’appliquera pas aux cliniques commerciales, sonnera à plus ou moins long terme le déclin de l’hôpital qui risque de devoir se recentrer sur l’accueil des plus déshérités, certes essentiel, mais qui ne sera pas suffisant pour alimenter une dynamique qui aujourd’hui profite à tous. L’expérience récente montre qu’il est plus facile d’imposer la limitation des crédits par le biais d’enveloppes que par des tarifs. Les effets pervers de la gestion de l’Ondam par les pouvoirs publics au cours des années récentes, qui a abouti à de fortes tensions avec, in fine, des rallonges de crédits considérables à l’occasion du « Ségur de la santé », ont ainsi injustement jeté le discrédit sur un système vertueux d’allocation de la ressource.
Les GHT représentent à ce jour l’exemple type d’une rupture dans la continuité. Demandée par la FHF dans le cadre de sa volonté de faire naître une stratégie de groupe pour les hôpitaux publics, la mise en place des GHT aurait pu être l’occasion d’une forte restructuration de l’offre hospitalière publique avec des gains d’efficience considérables. La taille imposée à certains GHT sur des bases politiciennes (il aurait fallu 200 GHT et non 136) et le fait de ne pas leur avoir octroyé la personnalité morale qui les prive d’une gouvernance unique sur leurs territoires respectifs entravent la dynamique de recomposition de l’offre. On peut comprendre que les directeurs et présidents de CME aient mal perçu la perspective de réduction des deux tiers des postes de responsabilité à part entière, mais il faut aussi rappeler que la vocation des directeurs et des médecins est de servir l’intérêt général. Force est de constater qu’à ce stade, la création des GHT, avec la stratégie de groupe qui en dépend, est loin d’être aboutie.
D’énormes progrès ont été réalisés depuis la dernière guerre mondiale. L’hôpital d’aujourd’hui, fruit combiné d’une forte croissance et du progrès médical, ne ressemble guère à celui de 1945, même s’il est confronté à de sérieuses difficultés, tant en termes budgétaires que d’attractivité pour les professionnels du soin. Inquiet pour son avenir et sur sa capacité à faire face aux défis de demain, il devrait s’interroger d’abord sur le modèle juridique qui l’a vu naître et prospérer et qui est peut-être aujourd’hui inadapté, ainsi que sur le niveau du pilotage et de régulation du système, à l’heure où les Régions semblent, comme dans la plupart des pays européens, les mieux à même d’appréhender les problèmes et les enjeux afin de faire les bons choix.
Sources :
1. Ondam : Objectif national de dépenses de l’assurance maladie, créé en 1996 et fixé annuellement dans la loi de financement de la Sécurité sociale.
2. Conseil économique et social, L’urgence à l’hôpital, séances des 11 et 12 avril 1989, rapport présenté par A. Steg, 92 p.