Tribune

Par
Dr. Rachel Bocher
Psychiatre des hôpitaux, Présidente de l’Intersyndicat National des Praticiens Hospitaliers
Argumentaire
Dès la fin des années 1990, les pays d’Europe du Nord ont fait du bien-être au travail une stratégie humaine et économique. Ainsi, le concept de « Well Being » a-t-il été bien compris par les entrepreneurs comme une sorte de « retour sur investissement » certes, aussi et avant tout, comme une protection de la santé des salariés, pour leur bien-être puis celui des structures.
Avec retard, la France a émis des préconisations, issues des recommandations internationales, notamment à l’aide des plans « Santé-Travail » (avec l’accent porté sur les risques psychosociaux RPS).
En période de pandémie, malgré les alertes du Conseil scientifique dès juillet 2020, le travail a trop fréquemment rimé avec souffrance psychique : on note une hausse de 25 % des états dépressifs et anxieux généralisés chez les salariés.
Enjeux
1. Rappelons qu’il n’y a pas de santé globale sans santé mentale. La santé mentale est un état de bien-être et d’aptitude de l’esprit à fonctionner normalement et à répondre de manière appropriée aux stimuli de l’environnement (confinement, Covid, terrorisme). Les troubles psychiques apparaissent lorsque le sujet n’est pas capable de s’adapter.
2. Les questions de la quête de sens sont des sujets majeurs dans le monde du travail. Il y a plusieurs façons d’aborder ce questionnement du sens au travail. Patrick Castel, enseignant-chercheur à Sciences Po spécialiste des questions du travail, évoque « l’idée qu’on trouve moins de sens au travail lorsqu’on n’est pas capable de réaliser ». Ainsi, une partie des professionnels ont perdu le sens du travail faute de moyens, par manque de temps ou par manque de personnel. Cette dimension raisonne particulièrement pour les secteurs sanitaires et médico-sociaux pour la présidente de l’INPH que je suis.
3. Nous mettons en évidence l’importance du « bien faire son travail » et l’importance aussi de « la cohérence éthique » entre les valeurs des professionnels et le fait de pouvoir bien faire son travail. Cette approche est soulignée par Teresa Valderas, chargée de mission à l’ARS Auvergne-Rhône-Alpes, qui met en exergue l’utilité sociale et sociétale du travail. Ainsi, elle met l’accent sur l’importance de contribuer à la future organisation du travail, avec en priorité « la démocratie au travail ». Car toutes les désorganisations au travail ont des retentissements et sont devenues de plus en plus complexes, le plus souvent mal vécues et quasiment toujours mal comprises ou incomprises, avec une spécialisation croissante des professionnels. Le résultat donne des organisations vécues comme des injonctions de coordination par des pouvoirs publics (l’exemple des pôles au sein des établissements hospitaliers ou des groupements hospitaliers territoriaux), mais sans donner les moyens de les mettre en œuvre. Incompréhension, frustration, mal-être. À ce propos, Patrick Castel évoque un cercle vicieux bureaucratique à l’origine de l’épuisement des professionnels. À la question de la collaboration du collectif, qui est effectivement liée au sens ; par conséquent, le risque dans des équipes instables (turn-over, intérimaires…) va déclencher la crise de sens au travail.
4. Il n’y a pas une semaine sans que l’on donne dans les médias les résultats d’une enquête sur la santé des professionnels et notamment la santé mentale des professionnels. Lors de la dernière journée mondiale de la santé mentale, le 10 octobre 2023, les résultats du baromètre KPMG annuel laissent apparaître des conclusions sur la santé mentale en France. Voici les résultats suivants :
– 1 salarié sur 6 consulte un psychiatre, avec une aggravation franche depuis 1 an ;
– Seulement 3 entreprises sur 10 ont mis en place des ressources pour le bien-être de leurs salariés.
À noter : une surreprésentation des motifs d’arrêt de travail liés à la santé mentale avec 4 sur 10 salariés dans un état d’esprit négatif et une proportion accrue avec la fatigue mentale, comme aussi un ressenti à hauteur de 81 %.
À ces constats, nous ajoutons le terrible énoncé conjoint de l’OIT (Organisation internationale du travail) et de l’OMS qui déclarent chaque année, depuis 2020, la perte de 12 milliards de journées de travail en raison des états anxieux et des états dépressifs, ce qui représente mille milliards de dollars pour le monde de l’entreprise.
Facteurs précipitants, facteurs favorisants
Facteurs précipitants :
1. Numérisation du travail que constitue le télétravail et la place croissante du digital entre les individus ;
2. Restructuration et changements organisationnels avec la mise en œuvre d’un management atypique ;
3. Incertitude économique et absence de visibilité sur le futur immédiat des entreprises ;
4. Désengagement des professionnels sous-tendus par le manque de sens et la faible reconnaissance du travail.
Facteurs favorisants :
1. Prendre conscience que ne pas être en forme, ça ne peut pas être la norme, les émotions sont taboues ; on commence à le quantifier pourtant, et nous observons que la verbalisation des émotions en entreprise impulse une efficacité accrue en s’exonérant des mauvais traitements humains, comme le souligne Patrick Légeron1 : « le stress est le syndrome de l’adaptation ». Non seulement le stress est lié à une gestion quantitative du travail, mais aussi et surtout, le stress est en lien direct avec la question du sens et du management pour les individus ;
2. Ainsi, il est capital de s’occuper des éléments de stress qui fragilisent la santé psychique au sein des entreprises et donc la nécessité de renforcer les valeurs du collectif, de délimiter ce qui appartient à la vie professionnelle et à la vie privée, de favoriser les relations de qualité entre professionnels en promouvant des espaces et des temps de parole pour tout un chacun, voire même des temps de célébration pour reconnaître à la juste valeur l’implication du travail accompli : la reconnaissance est un levier puissant de motivation intrinsèque.
Stratégies
Face à cette hausse de la souffrance psychique et du constat de l’OIT et de l’OMS, tout un arsenal d’outils de maintien de l’emploi va être développé :
– Surveillance médicale rapprochée ;
– Relations entre médecins du travail et psychiatres ;
– Accompagnement pluridisciplinaire avec le psychologue du travail ;
– Aménagement du temps et des postes de travail.
De même, des dispositifs d’accompagnements personnalisés et collectifs doivent exister tant auprès des travailleurs qu’auprès de managers avec des forums pluridisciplinaires, des lignes d’écoute (en lien avec les chambres de commerce et d’industrie, les chambres de métier).
Pour conclure
10 % de la population active sont des professionnels de santé, dont 7 % travaillent à l’hôpital public, et dans tous les cas, il faut faire de la santé mentale un véritable enjeu de santé publique chez tous les salariés, y compris chez les soignants.
Finalement, c’est la fin de l’omerta, pour tous les salariés d’où ils exercent. Ils ne doivent pas être considérés comme des dieux ou des héros, comme on le disait parfois au temps du Covid de certains de nos soignants.
Rappelons les obligations de l’employeur aux termes de l’article L4121-1 du Code du travail, lequel stipule des obligations en moyens d’action pour protéger la santé physique et mentale au travail. La santé dans les entreprises doit être clairement revendiquée, défendue comme une stratégie collective et même au sein de nos hôpitaux sans tomber dans le piège de la rentabilité, comme l’énonce Alain Supiot2.
Il est majeur d’initier un changement de regard sur la souffrance psychique. Tout comme il est indispensable de développer la prévention en ces périodes de particulières vulnérabilités. Corriger cela est une urgente exigence légitime dont il faut dévoiler les bénéfices d’impact sur le travail, le plein épanouissement de l’individu, les bénéfices socio-économiques.
Le changement de paradigme s’impose donc, car, dans l’esprit, les enseignements de Platon : Changer, accompagner, comprendre, anticiper et surtout, déstigmatiser.
Sources :
1. Patrick Légeron, Le stress au travail – Un enjeu de santé, Éditions Odile Jacob, 2015.
2. Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Éditions Fayard, 2015.