ANAÏS FOSSIER
Directrice des études et des relations publiques du CRAPS
À l’heure où notre système de Protection sociale est remis en cause dans ses fondements, à l’heure où le sentiment d’exclusion est fréquemment constaté avec force et dénoncé tout aussi vigoureusement, où l’absence d’intégration d’une fraction de la population – les laissés pour compte – crée un sentiment global de pauvreté, où le lien social se délite et que le consentement à l’impôt comme règle de justice collectivement admise tend vers une contestation sans cesse croissante, comme l’a mis en exergue le mouvement des « Gilets jaunes », la société française ne semble plus partager l’idée que cette justice sociale s’exerce au sein de l’association humaine.
Les rapports des individus à la société se sont considérablement modifiés. Des flamboyantes « Trente Glorieuses » au renoncement permanent des « Trente Piteuses », les notions de responsabilités individuelles, de ciblage ou de segmentation de la Protection sociale ont progressivement remodelé le concept d’appartenance à la Nation et conséquemment celui d’engagement collectif. L’émergence d’abord, l’affirmation ensuite du « droit individuel », ont provoqué l’irruption d’un mouvement à connotation fortement consumériste. Les citoyens revendiquant toujours plus de droits, toujours moins de devoirs. Il semble alors opportun de réexplorer les fondements de la solidarité, doctrine de l’unité sociale comme condition de l’unité nationale exprimant un idéal collectif dont Léon Bourgeois, par son ambition, de réconcilier la nation, fut l’un des apôtres.
La République ne s’est pas imposée spontanément. Il lui a fallu lutter pendant plus d’un siècle pour venir à bout de ses opposants de tous bords, monarchistes, ligueurs, conservateurs, anarchistes, révolutionnaires marxistes léninistes, trotskistes… Comment créer dans cet environnement les conditions consensuelles pour que l’Homme vive en société en se conformant à des règles communes ? Structurante question sociale du 19 ème siècle qui menaçait insidieusement la République, dans un contexte marqué par la lutte des classes et la naissance d’aspirations collectivistes à laquelle le solidarisme a apporté une réponse.
La doctrine solidariste s’inscrivant dans une démarche progressiste et réformiste de la société deviendra la pierre angulaire de la société à construire et la philosophie officielle de la III ème République sous l’égide de Léon Bourgeois, membre fondateur du parti radical, partisan de la mutualité et de la prévoyance sociale et référence cardinale en matière de Protection sociale. Le solidarisme érigé en principe républicain, raison d’être de la fraternité et attaché aux idéaux de justice sociale a proposé de résoudre la question des inégalités naturelles par l’institution d’une égalité de droit pour tous.
Conscient que la solidarité de fait ne suffirait ni à justifier ni à élaborer le Pacte social et ne permettrait pas à la justice sociale de se déployer, Bourgeois préconisait que la solidarité se constitue sur un terrain juridique. D’autre part, pour qu’une société évolue, il est essentiel que les membres qui la composent soient libres et concourent vers un objectif commun. Selon lui, le seul objectif qui pouvait être commun à tous les citoyens résidait en la recherche de justice qui avait fait tant défaut les siècles précédents, se rapportant à un principe d’équivalence. Pour que cette justice sociale puisse exister entre les Hommes, ils devaient ainsi devenir des associés solidaires pour trouver une solution aux risques de l’existence, auxquels ils étaient confrontés, association qui ne se justifiait toutefois que si les individus qui la composent étaient considérés comme égaux et ne pouvait perdurer que si ils y consentaient. C’est dans cette optique qu’il théorisera la notion de quasi-contrat social, contrat auquel chaque membre de l’association était supposé consentir, ce dernier avait vocation à justifier le Pacte social et à légitimer l’intervention de l’État.
Ainsi, à travers ce quasi-contrat les individus consentaient à se soumettre à des règles jugées conformes car dans l’intérêt de tous. Ces règles étaient fondées sur le principe de dette sociale,“ l’homme vivant dans la société et ne pouvant vivre sans elle, est à toute heure un débiteur envers elle. Là est la base de ses devoirs, la charge de sa liberté ”, en considérant que l’individu par le seul fait de sa naissance était débiteur de l’association humaine et associé aux autres, un individu isolé ne pouvant donc exister. La justice sociale s’exerçait alors par le remboursement d’une dette, dette face à laquelle tous les individus n’étaient pas égaux, il revenait alors à l’État d’établir la répartition des charges et avantages sociaux.
Dès lors, l’impôt était envisagé comme un devoir librement consenti et perçu comme un moyen de s’acquitter de sa dette sociale selon une règle de justice collectivement admise et les prélèvements fiscaux et sociaux comme de justes rétributions des charges et avantages sociaux. Mais aujourd’hui, l’impôt n’est plus perçu pour une partie des citoyens comme en étant en adéquation avec l’intérêt général. D’ailleurs, selon l’Ipsos, à peine 54 % des Français ont le sentiment aujourd’hui d’accomplir un acte citoyen en payant leurs impôts, presque un Français sur deux (47 %) approuve la décision de s’installer à l’étranger pour payer moins d’impôt. Désormais, de plus en plus de Français ne voient dans l’impôt qu’une forme d’investissement duquel ils devraient tirer un bénéfice personnel.
En partant de ce constat, Michel Bouvier, spécialiste reconnu de finances publiques et de fiscalité estime que « la fonction sociale de l’impôt est devenue de plus en plus évanescente », et que le « citoyen-contribuable » s’est transformé en « usager-client ». Ces chiffres mettent en lumière une remise en cause du concept de dette sociale comme charge et devoir par un consentement à l’impôt toujours plus contesté, impôt pourtant nécessaire au fonctionnement de l’État-Providence. Paradoxalement, l’État reste perçu par certains concitoyens comme celui auquel tout peut être demandé, tout en étant perçu comme une menace. Dans cette optique, les mécanismes de protections tels que les aides sociales sont perçus comme un système de protection individuel où chaque citoyen calcule les bénéfices qu’il peut en tirer, de façon similaire à un contrat d’assurance au détriment de l’expression d’une solidarité au sein de laquelle il participe. Mais lorsqu’un principe perd peu à peu tout son sens on en oublie sa raison d’être…
La méconnaissance de l’essence même de ce qu’est la solidarité contribue à son déclin. Certaines mesures vont en ce sens : institution de minimas sociaux, mobilisation de la CSG pour financer les prestations sociales, fiscalisation des régimes initialement contributifs… D’ailleurs, la volonté d’instaurer un revenu universel en faveur des citoyens sans qu’il ne soit conditionné à l’exercice d’une activité professionnelle le démontre. En somme, cette volonté de dissocier le revenu de l’activité n’acte t-elle pas une recrudescence de l’assistanat, quand bien même l’effort individuel de chacun devrait bénéficier à l’ensemble de la collectivité. Rappelons que Bourgeois, profondément anticlérical a toujours exprimé sa volonté de rompre avec la charité chrétienne à l’origine de la lutte des classes, et revêtant un caractère privé à la différence de la solidarité incarnant la charité mue par le droit, cette dernière n’ayant pas vocation à diviser la population entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent, exprimant ainsi l’égale dignité des êtres humains. Il est alors urgent qu’un débat public s’instaure pour définir le modèle souhaité en France : le modèle du chacun pour soi ou alors celui de la solidarité et de la mutualisation pour que chacun soit solidaire et responsable…