DOSSIER
Jeannick Tarrière
Fondatrice de traits d’union
La valeur du point attendra le nombre des années
Sur le papier, le projet de système universel des retraites se défend. Décrite par Emmanuel Macron comme « un vrai projet d’émancipation », cette réforme intellectuellement séduisante présente le mérite d’être universelle. Elle est comme le dit Raymond Soubie d’une certaine manière hégélienne. « Elle porte en elle la fin de l’histoire et promet le basculement dans un système idéal ». Reste à croire que le paradis existe.
Depuis vingt ans, toutes les réformes des retraites ont eu les mêmes objectifs. Le premier consiste à trouver les ressources nécessaires à l’équilibre financier des régimes. La réforme de 2002 a porté sur l’allongement de la cotisation. Celle de 2010 a reporté l’âge de départ de 60 à 62 ans. En 2013, la réforme de Marisol Touraine a lissé un allongement de la durée de cotisation jusqu’en 2035. Le second consiste à rapprocher progressivement les régimes de retraite entre eux.
Lors de la campagne à la présidentielle de 2017, Emmanuel Macron est séduit par une toute autre approche : une réforme systémique portée par quelques économistes, qui ont vendu l’idée à François Chérèque, ancien Secrétaire Général de la Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT), en 2010.
La philosophie de progrès du projet intéresse le candidat : le principe « à cotisations égales, retraite égale » s’intègre parfaitement à son programme, placé sous le signe de la quête de l’égalité réelle. En période électorale, le « 1 euro de cotisation pour 1 euro de retraite » tape comme un slogan de campagne. Tactiquement, ce projet lui permet de se démarquer de François Fillon qui repoussera l’âge de la retraite à 65 ans.
Dans un système par points, la question de l’âge de départ ne se pose plus : vous cotisez, vous accumulez des points et, en fonction des points accumulés, la retraite correspond à un taux de remplacement, environ 55% de votre salaire. Vous décidez quand vous partez. Quand le 2 mars 2017, Emmanuel Macron présente le programme du mouvement “En marche !”, le candidat confirme qu’il ne modifiera pas l’âge légal de départ à la retraite.
Dès le début du quinquennat, le Président de la République confie à Jean-Paul Delevoye, rompu à la négociation sociale, le soin de préparer, auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé, la création du système universel de retraites en coordonnant les travaux nécessaires et en organisant la concertation avec les principaux acteurs. La tâche est immense, tant le dossier est technique et juridique.
Un état des lieux est dressé. Des pistes de réformes sont explorées. Les organisations syndicales et patronales sont unanimes pour louer le travail réalisé. La démocratie sociale suppose au préalable d’établir une relation de confiance avec les syndicats et de rechercher le compromis. Pendant dix-huit mois, le Haut-commissaire rencontre les Partenaires sociaux matin, midi et soir, sur ce projet phare du quinquennat. Il s’applique à convaincre ses interlocuteurs que le système universel ne vise pas à faire des économies sur le dos des assurés. À chacune de ses prises de parole, il rappelle que l’âge minimal de départ restera fixé à 62 ans dans le prolongement du programme présidentiel.
De plus en plus souvent, le télescopage entre cette réforme ambitieuse et les enjeux financiers perturbe le message.
Une note confidentielle de la Drees, datée du 23 mars 2018, prouve en réalité que la question de l’âge constitue un motif de préoccupation pour l’exécutif. Réalisée par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), cette note étudie, sur dix pages, la piste d’un âge pivot – qui viendrait s’ajouter à l’âge minimum de départ.
Début octobre 2018, quand cette note est évoquée, Jean-Paul Delevoye indique qu’il n’est nullement question de retenir cette option. Ce document fait partie d’une série de travaux préparatoires lancés pour mener les concertations avec les partenaires sociaux, afin de nourrir la réflexion sur les différents scénarios possibles.
En mars 2019, la presse révèle l’existence de cette note confidentielle et son contenu. Le débat devient public. Interrogée, la ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn, explique ne pas être hostile à un allongement de la durée du travail. Et, elle ne semble pas être la seule au sein de l’exécutif. Les syndicats découvrent effarés, dans Le Monde, que l’Élysée leur a confirmé que « la règle des 62 ans n’est plus gravée dans le marbre ». Le Haut-commissaire se retrouve en porte-à-faux. Les élus de la majorité parlementaire, en pointe sur la question des retraites, s’interrogent.
En juillet 2019, le rapport Delevoye « Pour un système universel de retraite » propose « un système plus simple, plus juste, pour tous » : un régime universel par répartition et par points, ou plus précisément comme le qualifie Philippe Askenazy, un système étatique obligatoire dit « universel » qui englobera l’ensemble des revenus du travail jusqu’à trois fois le plafond de la Sécurité sociale.
Avec un plafond de 120 000 euros annuels, la réforme impliquera la fusion des régimes de base, des régimes spéciaux et de la plupart des caisses complémentaires des salariés du privé, de la fonction publique et des indépendants. Les réserves pourraient être récupérées par l’État. Les cotisations des indépendants passeraient à 28,12 %. Le rapport qui ne cache rien des perdants et des gagnants, indique juste que la valeur du point servant au calcul de la retraite serait fixée à 0,55 euro au démarrage du système universel. La règle d’or permettra d’ajuster la valeur pour assurer l’équilibre financier du régime sur cinq ans. Le mythe prométhéen de Bercy se réalise : débarrassé des partenaires sociaux, l’État pourra piloter seul en jouant à sa discrétion sur la valeur du point.
Concernant l’âge de départ, le rapport présente deux scénarios : une référence individualisée (basée sur la durée de cotisation) ou une référence collective (basée sur un âge d’équilibre) qui démontre que le Haut-commissaire n’a pas gagné son arbitrage. Les explications sont alambiquées. Ainsi, conformément à la promesse de campagne de 2017, l’âge légal de départ en retraite serait maintenu à 62 ans. Mais pour éviter que les assurés ne partent avec une trop faible pension et afin d’équilibrer budgétairement le système, le rapport propose qu’un âge pivot, également appelé « âge du taux plein » ou « âge d’équilibre », soit créé à 64 ans. Ceux qui décideraient de liquider leurs droits à 62 ans le pourraient toujours mais seraient pénalisés par une décote financière afin de les inciter à travailler plus longtemps.
Tous les syndicats disent leur opposition à un tel mécanisme, y compris la CFDT qui refuse l’idée que cet âge soit le même pour tous. Jean-Paul Delevoye indique préférer la seconde option. Dans le prolongement du G7 très réussi, à Biarritz, le Président de la République accorde un entretien au journal de 20 heures de France 2 et dérive sur les retraites. Il donne sa faveur à la première option mais « Rien n’est décidé. Rien. », assure-t-il.
Certains diront qu’Emmanuel Macron a voulu incarner par cette séquence l’acte II du quinquennat axé autour d’un triptyque : « proximité, humanité, efficacité » et ouvert au dialogue social.
Lors de son discours devant le Conseil économique, social et environnemental (CESE) du 11 septembre, Édouard Philippe, qui doit recevoir l’ensemble des organisations syndicales et patronales afin de faire le point sur la future réforme des retraites, ajoute la transition et le retour à l’équilibre d’ici 2025 à l’ordre du jour. « L’équilibre financier n’est pas une question de paramètre ou de technique. C’est un enjeu de justice sociale. Lui seul peut garantir un haut niveau de Protection sociale aux futures générations, ce qui est le cœur de la promesse présidentielle, et permettre de regagner la confiance perdue par nos concitoyens et en particulier par les jeunes ». La sensibilité financière reprend le dessus sur des questions plus ambitieuses de transformation de notre modèle social.
L’âge pivot est devenu un point de cristallisation. Alors que la semaine de concertation s’ouvre à Matignon, les représentants des grands perdants de la réforme (les cadres et les régimes spéciaux), la CFE-CGC et la CFDT-Cheminots appellent à faire grève le 5 décembre. Ils agitent clairement le spectre des grandes grèves de 1995. La double réforme qui consiste à vouloir à la fois changer de système et allonger la période d’activité reste un casus belli pour la CFDT qui menace, à son tour, si elle n’est pas entendue au-delà du 5 décembre, de rallier le camp des opposants à la réforme.
Ne parvenant toujours pas à faire preuve de pédagogie, les syndicats contestataires réussiront l’exploit de mobiliser l’opinion publique contre un projet de loi fantôme. Aux arguties de l’exécutif, Philippe Martinez prend un exemple parlant : « Tous les élèves comprennent que si on prend l’ensemble de leurs notes sur une année plutôt que les 5 meilleures, leur moyenne peut baisser ».
Les économistes qui ont inspiré cette réforme demandent au Gouvernement de renoncer à l’âge pivot pour sauver l’esprit de la réforme. « Alors que les réformes des trente dernières années avaient pour but de réduire le poids des pensions dans le produit intérieur brut (PIB) de la France, ce n’est pas le cas du projet de système universel qui, pourtant, fait l’objet d’un procès en régression sociale. Et, alors qu’il vise à instaurer l’égalité des règles entre professions et statuts, il lui est reproché de piétiner l’impératif de justice ».
Au 6ème jour de grève des transports et de la RATP, Édouard Philippe ne cède rien. L’âge légal restera à 62 ans, avec un âge d’équilibre progressivement amené à 64 ans et un système de bonus-malus, précise-t-il. Cette mesure fait bondir la CFDT. Nous découvrons, en direct, Laurent Berger ulcéré, qui devant les caméras lâche : « Une ligne rouge a été franchie ». Au 12ème jour de grève, l’ensemble des syndicats réformistes appellent à une nouvelle mobilisation, le 17 décembre. La fronde syndicale a gagné une recrue de poids qui pourtant soutient un système universel à points depuis 2010, bien avant le Président de la République. L’exécutif est dans une nasse : l’opinion publique s’inquiète. Les concessions à un certain nombre de régimes spéciaux, transforment en peau de chagrin le futur système universel.
Après son élection, Emmanuel Macron entendait lancer sa réforme des retraites à la fin 2018 ou au début 2019. Les difficultés accumulées depuis, et en particulier le mouvement de contestation des « Gilets jaunes », l’ont amené à repousser ce calendrier à plusieurs reprises.
Lors de ses vœux aux Français, le 31 décembre, le Président de la République met la pression sur le Gouvernement afin qu’il trouve la voie d’un compromis rapide sur une réforme qui doit aller à son terme. Après une deuxième phase de concertation, Édouard Philippe annonce que le texte sera discuté au Parlement à la fin du mois de février 2020, après avoir été présenté en Conseil des ministres le 22 janvier.
Ni les textes de loi ni l’étude d’impact qui y est associée, ne présentent de chiffrage permettant d’évaluer les moyens d’atteindre cet objectif d’équilibre financier. Aucun tableau ne présente à court, moyen et long terme, l’ampleur des besoins, qu’il s’agisse des coûts de transition, liés au déploiement de la réforme, des mesures de compensations prévues pour certaines catégories socioprofessionnelles.
Le samedi 29 février 2020 à 17h36, les députés en séance d’examen du texte en première lecture, voient arriver le Premier ministre qui annonce le choix du 49-3. C’est un nouveau coup dur pour les syndicats réformateurs. Le nouveau texte intégrera des amendements du Gouvernement, de la majorité et même des oppositions mais bon nombre de leurs revendications n’ont, pour l’heure, pas été satisfaites. « Le Gouvernement vient de faire le choix du 49-3, mais pas encore celui de la justice sociale », déplore le Secrétaire Général de la CFDT.
La procédure d’adoption, même après un 49-3, reste dans les clous constitutionnels, quand bien même l’examen du texte a été avorté en commission spéciale. Le Conseil constitutionnel se prononcera sur la sincérité et l’intelligibilité des débats parlementaires. C’est là que la question des “trous” pourrait se poser, comme l’a souligné le Conseil d’État dans son avis.
La tâche primordiale pour l’avenir de notre pays est de rouvrir le mot démocratie et de casser l’assimilation entre élection et démocratie comme nous y invite Samuel Hayat. La démocratie doit être sociale. Cessons de croire à un homme providentiel qui construira l’État providence du XXIe siècle.