INTERVIEW
François Charpentier
JOURNALISTE SPÉCIALISÉ
Journaliste spécialisé et conférencier, auteur d’une Encyclopédie de la protection sociale en 2000, François Charpentier a publié aux éditions Economica, plusieurs ouvrages sur la question des retraites, dont « Retraites complémentaires Agirc-Arrco ». Dans son dernier livre « Une nouvelle Sécurité sociale De Bismarck à Macron », il dresse un état des lieux de notre système social et souligne l’impérieuse nécessité de refonder les solidarités sur lesquelles reposent notre pacte social et républicain. Entretien lumineux et passionné avec un expert.
Les réformes esquissées en 2016 par le candidat Emmanuel Macron sont le produit d’une histoire au cours de laquelle les principes et les valeurs de solidarité se sont affirmés, des outils et des institutions se sont développés. Même si selon vous, le modèle s’essouffle.
Le système de retraite de 1945 souffre d’un défaut majeur de solidarité. Quantité de catégories sociales ont préféré bénéficier de régimes mis en place au gré des circonstances aux XIXe et dans la première moitié du XXe siècle. Aucune mutualisation du risque vieillesse n’a été réalisée avec l’Assurance vieillesse. Résultat, quand on commence à réformer les régimes de base et complémentaire du secteur privé, au début des années 1990, le fossé s’élargit mécaniquement avec des régimes plus généreux, mais démographiquement déséquilibrés et faisant appel à l’impôt pour garantir à leurs bénéficiaires des avantages particuliers en termes de durée d’assurance ou de montant des droits à pension. 30 ans après le début des réformes, alors que l’espérance de vie à 60 ans s’est allongée, une remise à plat était indispensable.
Sur le papier, le projet du Gouvernement vise à mettre en place un système universel par points qui remplacera tous les régimes existants. Derrière ce principe simple, il s’agit d’une réforme beaucoup moins consensuelle qu’elle n’en a l’air. Le dossier des retraites est l’un des plus techniques qui soit. La boutade d’André Renaudin est explicite « Je sais ce qu’est un régime de bananes. Je sais un peu moins bien ce qu’est un régime alimentaire. Mais je ne sais pas du tout ce qu’est un régime de retraite »…Cette réforme a-t-elle été mal préparée ?
Trois raisons expliquent les difficultés rencontrées. Un. Une réforme des retraites est toujours un exercice périlleux pour un Gouvernement. Rappelons-nous qu’en 1983, François Mitterrand avait eu recours à deux ordonnances pour abaisser l’âge de la retraite à 60 ans, alors que cette réforme répondait à une aspiration forte des Français. Deux. Chaque assuré ramène le sujet à sa propre situation. Or, personne n’a la même carrière. De ce fait, les comparaisons sont impossibles et les décideurs butent sur l’impossibilité de tenir un discours général, voire à faire des simulations, aussi longtemps que la négociation n’aura pas permis de définir les paramètres de fonctionnement du nouveau régime. Trois. Il est facile de dire que puisque le système fonctionne plutôt mieux en France qu’ailleurs, il n’y a pas d’urgence à réformer. Sauf que les prévisions sur la situation de certains régimes obligent à prendre aujourd’hui des mesures qui produiront des effets dans 20 ans. C’est comme cela que les Partenaires sociaux ont anticipé les obstacles à l’Agirc et à l’Arrco (l’arrivée de la génération du baby boom à la retraite à partir de 1946) et qu’ils ont accumulé 70 Milliards d’euros de réserves.
La variété des régimes, les financements croisés, les subventions d’équilibre alimentent depuis la nuit des temps, ce que vous appelez « notre mistigri national ». Selon vous, « personne ne peut douter qu’un peu d’ordre s’impose dans cette gigantesque foire aux avantages mal acquis ».
La marche vers un grand régime universel a commencé avec le livre blanc Rocard qui avait pointé les difficultés des régimes spéciaux. À l’époque, en 1991, on en comptait plus d’une centaine. Aujourd’hui il n’en reste que 13 dont 4 anecdotiques (Opéra, Banque de France, Port autonome de Strasbourg, Comédie Française). Que sont devenus les autres ? Ils sont plusieurs dizaines, et non des moindres (agents de la Sécurité sociale, personnels des 13 régimes bancaires, agents d’assurances, personnels au sol d’Air France, etc.) à avoir intégré l’assurance vieillesse et les régimes Agirc et Arrco. Ces intégrations devant être « actuariellement neutres » pour les assurés du privé, des régimes « additionnels », appelés à s’éteindre avec le temps, ont été mis en place au profit des assurés qui rejoignaient l’interprofession. En clair, on sauvait leur régime d’une faillite certaine. Ils conservaient leurs avantages particuliers, mais à condition de se les payer.
En la matière, tout est affaire de pédagogie. Que pensez-vous de la méthode et du calendrier de la réforme ?
La pédagogie mise en œuvre par Jean-Paul Delevoye n’était pas contestée par les acteurs du système, notamment par les Partenaires sociaux.Quant à un délai de deux ans laissé au débat, dans le cadre d’un quinquennat, il paraît acceptable. Sans doute aurait-on pu, comme cela avait été fait en 1967, à l’occasion des États généraux de la Sécurité sociale, engager une grande campagne nationale d’explication auprès des français. Dans la mesure où le contenu de la réforme est très proche de ce qu’annonçait le candidat Macron pendant sa campagne, cet exercice pédagogique aurait eu son utilité. Mais les opposants de tous bords n’auraient-ils pas alors dénoncé une réforme dans laquelle tout était joué d’avance ?
Au-delà de la transparence, ce dossier est révélateur de vérité. Les syndicats ont semblé découvrir que les régimes spéciaux et les fonctionnaires seraient les grands perdants quand bien même, c’est explicitement décrit dans le rapport de Thomas Piketty qui date de 2008. L’État n’a pas engagé les négociations avec les représentants de la Fonction publique.
Je ne partage pas ce point de vue. Il y aura incontestablement des gagnants et des perdants dans cette réforme puisqu’il est envisagé de la faire à enveloppe constante. Mais au sein même de la Fonction publique, il faut rappeler que les primes des fonctionnaires, depuis 2005, sont intégrées dans le calcul de la retraite dans la limite de 20 % du traitement indiciaire. Cette disposition profite aux agents des catégories B et C. S’agissant de certaines professions comme les enseignants, leur préoccupation porte moins sur une question de retraite que sur une question de rémunération qu’il faut traiter en amont. Reste une vraie question qui n’a été évoquée par personne, y compris les syndicats : sur quel délai et comment fait-on pour ramener la cotisation de l’État employeur au niveau de celle d’un employeur du secteur privé ?
Dans le même ordre d’idées, les syndicats se sont opposés à une formule qu’ils gèrent avec responsabilité et succès dans le cadre des régimes complémentaires ?
C’est une curiosité de la situation actuelle où l’on voit des syndicats – pas tous – combattre des régimes en points dont ils ont été les créateurs et dont ils ont toujours assuré la promotion. Mais où l’on voit aussi ces mêmes syndicats faire alliance avec des professions libérales qui répugnent depuis toujours de cotiser à la solidarité et qui veulent avant tout défendre leurs droits acquis.
Pour vous, le modèle suédois n’est pas le meilleur exemple pour convaincre nos concitoyens du bien-fondé de la réforme.
Un modèle fondé sur une solidarité « intra-générationnelle » est beaucoup moins robuste qu’un système fondé, comme le nôtre, sur une « solidarité intergénérationnelle » (tous les actifs cotisent pour tous les retraités). La Suède en a fait l’amère expérience en 2008. Le krach boursier d’aujourd’hui, lié au coronavirus, ne peut que me conforter dans cette opinion. De la même façon que ces événements ne peuvent qu’attiser notre méfiance pour les retraites placées en Bourse…
A contrario, vous voulez alerter sur ce qui se passe aux États-Unis.
Avant même la crise boursière actuelle, la plupart des grands fonds de pension US étaient sous-provisionnés. Résultat, les grands médias – Wall Street, The Economist, USA Today… – conseillent aujourd’hui aux Américains de travailler jusqu’à 72 ans dans un pays où, à terme, l’âge de départ en retraite sera de 67 ans. Dans les faits, 25 % des 65 – 75 ans sont obligés de travailler à temps partiel. Là-bas, c’est la notion même de retraite qui est en cause, les employeurs ne voulant plus payer de cotisation. Ni dans la Social Security, ni dans les fonds de pension d’entreprise…
À supposer qu’elle arrive à son terme, la réforme des retraites n’aura été que la énième démonstration de la difficulté qu’éprouve la France à articuler démocratie politique et démocratie sociale ?
C’est un sujet central lié à deux phénomènes. D’un côté les acteurs du paritarisme sont sur la défensive, qu’il s’agisse des syndicats en perte d’effectif et de représentativité ou du patronat qui se désengage ostensiblement de la gestion de la Protection sociale. De l’autre, les forces politiques traditionnelles culbutées par les nouveaux médias et les réseaux sociaux ont du mal à faire face à des revendications « participationnistes » qui ne permettraient pas d’avancer sur des questions d’une telle complexité. Sauf à faire voler en éclat les solidarités… même les plus élémentaires.