ANAÏS FOSSIER
CHARGÉE D’ÉTUDES AU CRAPS
Il aura fallu deux guerres, la première qualifiée de boucherie, la seconde d’apocalypse pour oser penser un nouvel ordre mondial fondé sur la Raison. Pour oser un pari fou. Pour prétendre sérieusement éradiquer de la planète le triptyque maudit : violence, barbarie, génocide. Pour imposer tout simplement la justice et le droit. Pour ériger la dignité humaine en dogme. Le travail appréhendé non plus comme un asservissement mais comme un épanouissement.
Les enseignements tirés de la Première Guerre mondiale puis de la Seconde auront donc mis en évidence qu’une « paix universelle et durable ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale ».
C’est ainsi que le 10 mai 1944, soit quelques semaines seulement avant le débarquement allié en Normandie, était adoptée par les délégués tripartites des 41 pays membres de l’OIT à Philadelphie la « Déclaration des buts et objectifs de l’organisation internationale du travail » dont les principes claquaient comme un défi à un siècle de la démesure : « le travail n’est pas une marchandise »… « tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales ». La Déclaration posait alors les bases d’une justice sociale internationale et affirmait avec force l’égale dignité des Hommes, les conditions de vie des travailleurs devant être prises en considération pour une justice sociale effective.
La Déclaration entend donner un souffle nouveau au mandat social de l’OIT. Elle étend son champ d’action en affirmant avec force la place centrale de l’Homme, s’opposant ainsi aux visions économiques de l’époque qui instituaient le primat du capital sur les individus. Le texte met ainsi en exergue la nécessité pour l’OIT d’examiner et de considérer, à la lumière de cet objectif fondamental qu’est la justice sociale, dans le domaine international, « tous les programmes d’action et de mesures d’ordre économique et financier ».
Dans cette optique, toutes les mesures économiques et financières doivent concourir à la réalisation de cet objectif de justice sociale et être considérées comme des moyens mis au service des Hommes et non comme une fin en soi. La Déclaration a vocation à inspirer la politique de ses membres et a d’ailleurs conduit dans la majeure partie des pays industriels à une mue des États par la mise en oeuvre, notamment, de systèmes de Sécurité sociale.
L’esprit du texte grandement marqué par Roosevelt, se retrouvera dans toutes les grandes déclarations d’après-guerre, notamment dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Hélas le naturel revenant toujours au galop, l’esprit de ces principes sera naturellement dévoyé par le déploiement de la doctrine ultra-libérale aux États-Unis et au Royaume-Uni dans les années 1980, et qui par la suite s’est développée dans les pays occidentaux. La mondialisation a de facto imposé la concurrence comme un absolu planétaire, le concept de marché ouvert s’est alors imposé sous l’égide des principes énoncés par l’OMC. Les États ont alors été contraints de se soumettre à des règles de fonctionnement similaires à celles des entreprises qui opèrent sur des marchés concurrentiels, niant de fait les principes humanistes et sociaux promus par la Déclaration. Le low cost était né !
Bien que cette dernière n’ait pas obtenu de véritable portée pratique (et surtout pas dans les pays en voie de développement, c’est-à-dire là où les populations en ont le plus besoin !), la Déclaration n’en demeure pas moins actuelle, moderne, reconnue dans ses fondements. Aujourd’hui, en France, (et plus généralement dans toute l’Europe occidentale) celui qui hier encore était considéré comme le gardien et le garant de la justice sociale – l’État – fort des « Trente Glorieuses », doit faire face désormais à la défiance d’un nombre sans cesse croissant de concitoyens. Les revendications en matière de justice sociale sont fortes, le rejet du tout-marché, de la prééminence de l’Économie sur le Social tout autant. Des voix s’élèvent avec force pour dénoncer les excès capitalistes et plus généralement néo-libéraux, la domination de l’Économique au détriment des valeurs humanistes, au détriment de l’environnement. Les individus, aujourd’hui comme hier se méfient du marché et craignent les conséquences d’un individualisme extrême.
Au sein de la population on aspire à « autre chose », à plus de justice sociale, à plus de solidarité, comme l’a mis en lumière le climat tendu de la réforme des retraites, pourtant présentée comme une ambition de justice sociale… L’on constate alors que le sentiment que l’organisation sociale est injuste – de plus en plus fréquemment dénoncé – est grandissant.
Aspirations qu’il ne s’agira pas d’ignorer car comme le rappelle Alain Supiot « lorsqu’elle est niée et bafouée, l’aspiration à la justice resurgit sous des formes qui sont rarement raisonnées et policées ». Et actuellement, la France, comme nombre de pays, fait face à un mécontentement, parfois latent mais bien présent, qui parcourt la population à l’instar d’une onde de choc : contre les injustices sociales, contre les inégalités devenues criantes, contre l’inaction des « élites » pour préserver l’environnement…Et doit d’autre part apporter une réponse au délitement de son Pacte républicain, au délitement de son lien social, dont la Protection sociale n’est plus considérée comme le principal vecteur.
L’enjeu est capital : construire un nouveau modèle social économiquement viable, générateur d’un lien social fort. En premier lieu, il est urgent de replacer l’objectif de justice sociale au coeur de la politique nationale et de repenser le libéralisme, que 73% des français estiment en crise1. Car, comme l’affirmait la Déclaration de Philadelphie « la pauvreté où, qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous ». Il n’est donc pas sans intérêt, loin s’en faut, de renouer avec les principes qui ont inspiré la Déclaration, pour trouver de nouvelles voies de réalisation de la justice sociale, économiquement soutenables… Un monde avec une croissance molle le permet-il ?