Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe.

HERVÉ CHAPRON

MEMBRE DU COMITÉ DIRECTEUR DU CRAPS EX DGA DE PÔLE EMPLOI

MICHEL MONIER

MEMBRE DU CRAPS EX DGA DE L’UNEDIC

L’heure est à l’urgence, à la pertinence des décisions, à la noblesse de l’action, à l’exemplarité de la Nation…

L’heure est à la grandeur du dévouement et… au pognon solidaire ! L’heure du pognon de dingue est paradoxalement venue !

« Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ».

« Sous prétexte d’une dette insoutenable et paradoxalement d’une certaine conception de la justice sociale, notre modèle de Protection sociale était, pas à pas, remis en cause. Ancien monde ou nouveau monde, peu importe, l’essentiel n’est pas là ! La pression d’une mondialisation perçue comme dévorante, celle aussi d’une Europe libérale non encore totalement acceptée faisaient leur œuvre…

La Protection sociale, héritée de l’immédiat après-guerre, apparaissait comme survivance d’un autre siècle… ». Oubliés les Pierre Laroque, les Ambroise Croizat. Oubliés ceux qui pendant 70 ans se sont voués à créer, à animer, à améliorer un système de Protection sociale tellement évident qu’il apparaissait naturel, tellement naturel que le critiquer donnait des allures d’expert, conférait une certaine élégance de pensée…

Les têtes de série de l’ENA jugeaient le social accessoire. Seule l’école de guerre dénommée dans leur jargon Bercy pouvait permettre à leur talent de s’épanouir au profit de la collectivité naturellement et éternellement reconnaissante ; tellement reconnaissante qu’ils ont vu là une demande.

Mais, cette exception française, ce système de Protection sociale « Bruxelles le trouve trop coûteux. Les français, ceux d’en bas, trop injuste, en tout état de cause de plus en plus inefficace, sans pour autant définir ce que serait l’efficacité optimum ».

Détricotez disaient-ils ? Saleté de pauvres ! Pouvait-on entendre sans trop savoir s’il s’agissait de l’expression d’une conviction, d’une plaisanterie douteuse ou d’un rappel culturel !

Le Politique, empêtrée dans une crise économique pensée comme temporaire depuis plus de 40 ans, en sacralisant l’instant et non la perspective, en oubliant que l’intérêt général n’est pas somme des intérêts particuliers, n’aurait-il pas, sans le dire et peut-être sans le vouloir vraiment, déjà détricoté.

Le réveil est brutal. L’épreuve a commencé…

L’heure du bilan, si elle est inconnue, à n’en pas douter, arrivera. Alors les incontournables ne devront pas être contournés !

D’abord le dialogue social. « Instrument du “grain à moudre”, de la construction du lien social, du progrès social et en même temps thérapie de crise, le dialogue social était depuis plus de 70 ans, point de départ et aboutissement d’une démocratie sociale à la française. Un totem.

Ensuite encore la démocratie sociale. 49-3, ordonnances, procédures d’urgence, non-compensation budgétaire des allègements et exonérations de “charges sociales” et encore “feuilles de route” coupant court aux négociations interprofessionnelles : la technocratie a dégusté en fin gourmet, par petits morceaux, la démocratie sociale, qui trop souvent a maladroitement manifesté et quelquefois sur-joué….

Dans sa version XXe siècle, celle des Trente Glorieuses, il a disparu au niveau national pour n’être plus qu’un ersatz dont on parle comme d’un gadget, qu’on actionne comme un alibi pour mieux l’ignorer… Un dialogue social mutant pour une Protection sociale new-look ! Le dialogue social s’imposait comme le moyen sans lequel la démocratie politique ne peut assurer à la fois l’épanouissement individuel et le progrès collectif. L’État, qu’il prenne le nom de Providence, d’Édredon ou de Nounou, jouait le rôle du grand frère, surveillant d’un œil attentif et quelquefois désapprobateur, les travaux de ces corps intermédiaires qui le déchargeaient de responsabilités qui au fil du temps, situation économique oblige, devenaient souvent impopulaires.

Alors, nouveau code du travail adopté par ordonnance, procédé bonapartiste niant tout dialogue qu’il soit social ou législatif. Le capital humain, tout comme le capital machine, fait l’objet de provisions pour dépréciation avec la barémisation des indemnités de licenciement »…

« Question Assurance chômage les apparences sont sauves puisqu’une négociation dans ce dernier bastion du paritarisme “pur” a bien eu lieu. Mais elle n’a pas respecté une lettre de cadrage, alibi à la prise en main de l’État. Agir face à l’insoutenabilité de la dette, qui pourrait s’y opposer quitte à ne pas voir le tour de passe-passe transformant les contributions d’Assurance chômage en CSG ! 

Alors, ensuite, nouvelle architecture pour un système de retraite dont l’avenir serait compromis. Malgré deux ans de négociation dont personne ne se souvient, le passage à l’acte s’avère douloureux. Le dialogue social devait alors se sublimer à travers une conférence de financement. D’alibi lors de la réforme de l’Assurance chômage, le dialogue social précontraint mute en ultime recours. De préalable dans l’ancien monde, il devient roue de secours dans le nouveau.

Ensuite encore la démocratie sociale. 49-3, ordonnances, procédures d’urgence, non-compensation budgétaire des allègements et exonérations de “charges sociales” et encore “feuilles de route” coupant court aux négociations interprofessionnelles : la technocratie a dégusté en fin gourmet, par petits morceaux, la démocratie sociale, qui trop souvent a maladroitement manifesté et quelquefois sur-joué ».

Les choses se sont récemment accélérées et le but, non avoué, semblait atteint : le bras armé de l’État, cette formidable administration, celle que le monde entier nous envie, est désormais partout, au centre du jeu. Elle est tout à la fois, normative, régulatrice, opérateur. Elle magnifie son rôle de percepteur qu’elle justifie par un art consommé de la dépense publique.

Et enfin, le financement. Par réformes successives, par rustines budgétaires, par lignes Maginot et autres placebos qu’elle nomme “plans”, par souci tant de la compétitivité de l’appareil productif que par contrainte du pouvoir d’achat des ménages, le travail n’est plus la source du financement du social. L’impôt et les taxes, une CSG modulable, ajustables au plus près ont pris le relai. Pour ceux qui décident, la chose est transparente, elle s’impose puisqu’il s’agit de prélèvements obligatoires. Depuis que l’on constatait, en 1974 que l’on n’avait pas de pétrole, mais des idées, il est un fait incontestable : des idées, il y en a eu et il y en a toujours.

Avec le mantra des prélèvements obligatoires, tout est dit ! Inutile que des observateurs s’épuisent en vain à rappeler les principes affirmés en 1945, à souligner qu’en s’éloignant du modèle bismarckien pour épouser un avatar beveridgien, c’est bien davantage d’un changement copernicien à connotation culturelle dont il s’agit que d’un changement de posture comptable.

Parce que mises en place par touches successives, ces mesures toutes guidées par un objectif principalement comptable – y compris la réduction du temps de travail qui n’avait pour but in fine que de partager le travail sans pour autant l’augmenter, pour diminuer mécaniquement le chômage, – ont permis l’évitement de l’exercice didactique indispensable au changement. Alors, pourquoi s’étonner que la rue redevienne, après les milliards obtenus par les Gilets jaunes, l’Agora du nouveau monde.

Enfin arrêtons d’opposer systématiquement Capital et social. C’est un divorce à ne pas prononcer. La société française n’est pas libérale, elle est “socialisée”. Année après année “l’État édredon étouffe un peu plus l’État régalien !”. Pour passer cette crise, le couple capital – social en guise de thérapie doit admettre en même temps les deux légitimités que sont celle de la “soutenabilité budgétaire” et celle de la “soutenabilité sociale”.

L’équation économique change : plus de capital, peut-être moins de travail salarié. Il faut alors sortir de “l’économisme” hérité, il faut sortir de l’irrationalité des chiffres pour se confronter à la rationalité des faits.

L’État ne peut pas tout et n’en peut mais depuis longtemps. Il ne fait que redistribuer. Agissant comme intermédiaire entre le capital et le social, “il prend sa com’” au passage : celle du coût du service public. Et c’est pour cela qu’il doit s’imposer des gains de productivité sauf à amputer au-delà de l’acceptable la ressource pour le service au public.

En réalité ce n’est pas le capitalisme qu’il faut réinventer, c’est retrouver les racines du libéralisme. La croissance par le progrès, la consommation de masse comme lien social substitué au travail, ont fait oublier que Adam Smith, avant Ia “Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations”, nous enseignait la “Théorie des sentiments moraux” ! Rappelons-nous les trois passions de Smith, dont la première, la “passion sociale”, est le souci de l’intérêt commun.

Rappelons-nous également que le Père du libéralisme, Smith, se montrant par-là plus radical que Piketty, entrevoyait “des degrés d’absurdité et d’inconvenance dans la conduite du Souverain (qui) autorisent la résistance des sujets” !

Ainsi, si “la raison d’être” de l’Entreprise et le “volet social” sont bien les réminiscences de ces sentiments moraux, parions alors qu’ils contribuent à redéfinir le “point de convenance” qui fondera le nouveau lien social.

Nous ne vivons rien d’autre qu’une formidable transition, une formidable révolution… fort semblable à celle de la fin du XIXe siècle. L’industrialisation, la machinisation avaient fait vider les campagnes et fait naître l’ouvrier, le chômage et la paupérisation.

La révolution d’aujourd’hui, celle de la numérisation, de l’IA et des plateformes, fait de même : les métropoles semblent achever de désertifier les territoires, les auto-entrepreneurs sont les nouveaux journaliers. Notre modèle social s’essouffle dans une course à la répartition, à l’assistance universelle qui jamais n’aura réduit les inégalités de départ. Les politiques mises en oeuvre, celles des boîtes à outils et des dérisoires rustines, sont irrémédiablement dépassées. À l’évidence la révolution bouleverse en profondeur les rapports au travail et à l’entreprise mais aussi les logiques institutionnelles et les régulations conventionnelles.

La pandémie joue, à l’évidence, comme un facteur accélérateur d’une prise de conscience nécessaire. 

Alors, oui à l’évidence il faut revenir aux principes du libéralisme. Il faut y revenir pour ce qu’ils nous enseignent : “Assurément, aucune société ne peut être florissante et heureuse si la partie de loin la plus grande de ses membres est pauvre et misérable”. Il faut y revenir en se souvenant aussi que “l’intervention redistributrice du Souverain trouve une limite, celle de ne pas porter préjudice à des citoyens en étant bienveillant avec d’autres”.

Voilà donc les variables de l’équation qu’il faut, à nouveau, résoudre : la nécessaire Protection sociale et le niveau acceptable de redistribution.

La nécessaire Protection sociale parce que, dans le concept de production et plus encore dans celui de service, le capital l’a toujours emporté sur le travail imposant de facto qu’un nouveau modèle soit inventé et financé. Un nouveau modèle qui prenne en compte le niveau acceptable de redistribution parce qu’il s’agit de faire converger la soutenabilité budgétaire et la soutenabilité sociale, base d’un Pacte républicain solide, d’un vivre ensemble concret.

Pour résoudre cette équation, il est nécessaire de réinventer aussi des acteurs sociaux, que l’on peut nommer Partenaires sociaux, et leur redonner rôle et responsabilités effectifs.

Pour réinventer le capitalisme, il faut prioritairement, et paradoxalement, réinventer l’État, s’accorder sur la restriction du champ de son intervention. L’État doit abandonner son rôle de prescripteur universel et d’opérateur coûteux pour retrouver celui de régulateur pertinent. Pour continuer avec Smith, osons dire que la main de l’État devienne elle aussi invisible, pertinente et moins coûteuse aussi !

Notre “préférence pour la socialisation” n’est-elle autant la conséquence d’une volonté, non dite, de l’État qu’une réponse à une demande que lui adresserait la société ?

Pour inventer une nouvelle Protection sociale il faudra, au sortir de cette crise, savoir faire le tri entre les exigences du « temps de guerre » et les obligations d’une société solidaire.

Si donc “Nous sommes à l’orée, si nous n’y prenons pas garde, d’un temps de guerre (…) Cette économie de marché dans laquelle nous vivons est de moins en moins sociale (…) Quelque chose ne fonctionne plus dans le capitalisme” – (Emmanuel Macron – discours de l’OIT) – il faut que les “troupes”, les acteurs sociaux, soient en première ligne, que l’État redéfinisse autant son périmètre d’intervention que ses modalités de fonctionnement. Un simple changement de méthode qui serait uniquement une grande concertation dans un cadre prédéfini a peu de chance de permettre de retrouver le “point de convenance”.

Une Protection sociale low cost ne peut pas répondre à une économie low cost. Ce serait trahir notre Histoire, les liens fondateurs de notre Pacte républicain…

Ce n’est pas seulement dans le capitalisme que “quelque chose ne fonctionne plus”…

Relisons Adam Smith, retrouvons la Raison, la “raison d’être” non seulement celle de l’Entreprise, mais celle de l’État aussi.

Et enfin, osons regarder la nouvelle économie avec lucidité : sortons du débat opposant salarié et auto-entrepreneur, salariat et indépendant, pour trouver à sécuriser une forme nouvelle du travail et de l’emploi. Le sujet n’est pas seulement celui de la couverture sociale des individus. Il est aussi celui de l’insertion de ces activités commerciales, créatrices de valeur, dans le Pacte social constitutif du Pacte républicain dont leur modèle économique les exclut de fait. 

Une « taxe GAFA» pose la question, mais de façon incomplète : il ne s’agit pas de seulement fiscaliser ces entreprises, mais aussi et peut être plus encore de les socialiser. Que leur chiffre d’affaires et bénéfices soient exportés est une chose, que le travail qu’elles « consomment », ici localement, échappe aux charges sociales en est une autre… à laquelle un statut adapté peut et doit répondre, bien mieux qu’une « charte »…

Le low cost numérique et collaboratif est une recette magique, une alchimie en fait qui crée de l’emploi tout en participant à saper le Pacte social. Le client du low cost ignore le travailleur du low cost. La facilité du « tout en un clic », c’est d’abord ne pas reconnaître celui qui pédale, ni comme un acteur économique ni en tant que citoyen. Les représentants historiques des salariés ont, eux aussi, du mal à accepter dans leurs rangs ces travailleurs d’un nouveau genre !

Il serait donc insuffisant de ne voir dans l’arrêt dit « Uber » qu’une victoire du CDI. D’attendre que les prud’hommes s’en emparent pour requalifier ainsi la relation algorithmique et accorder des dommages et intérêts.

Le travail sur (par) les plateformes demande plus qu’une jurisprudence, plus qu’une sécurisation juridique de l’interprétation avec laquelle on appréhende cette forme nouvelle du travail. Pour que cette forme de travail, encore balbutiante, puisse se développer, c’est un nouveau statut qu’il faut concevoir pour les travailleurs… et pour les plateformes aussi. Taxe GAFA, « charte des droits sociaux », prévalence du lien de subordination ne sont que des éléments parcellaires, des rustines… sur une roue sans chambre à air.

Une Protection sociale low cost ne peut pas répondre à une économie low cost. Ce serait trahir notre Histoire, les liens fondateurs de notre Pacte républicain.  Pour autant, rien ne justifie que cette nouvelle économie puisse se développer dans une insécurité juridique contraire aux principes mêmes d’un État de droit.  Si les entrepreneurs du numérique ont pensé hors du cadre de référence habituel, tant par opportunité financière que par facilité opérationnelle, c’est une réponse hors du cadre habituel qu’il faut apporter… 

Un virus synonyme de mort vient nous rappeler – et espérons faire définitivement taire les tenants d’une lecture erronée d’une Histoire sans humanité – que la Protection sociale est sui generis une idée d’avenir !