DOSSIER
La santé est de plus en plus au centre des préoccupations concrètes des Français…

Christophe Jacquinet

Président de Santéliance Conseil 
Directeur Général de Doc&You
Ancien Directeur Général d’Agences Régionales de Santé

En résumé, la partie ne va pas être facile » La question des modalités de financement des dépenses de santé est fondamentale. Elle détermine le modèle de Protection sociale pour le risque maladie, autant que les conditions de travail des professionnels et les ressources publiques disponibles pour d’autres politiques publiques.

Le problème est le suivant : chaque année depuis cinq ans, le gouvernement et sa majorité cherchent la solution pour financer une augmentation naturelle des dépenses publiques de santé d’environ 4% (soit 7 à 8 milliards d’euros) supérieure à la croissance des recettes de la Sécurité Sociale.  

Depuis 2012, c’est la solution des économies sur les dépenses qui a été retenue, plutôt que d’autres solutions comme l’aggravation du déficit de la branche santé de la Sécu, l’augmentation des cotisations sociales, la réduction des remboursements par l’Assurance Maladie publique ou l’allocation budgétaire publique en faveur de la santé plutôt que pour d’autres politiques publiques. 

Si on continue dans cette voie et si la croissance économique n’est pas supérieure à 2% par an dans les cinq prochaines années, les économies à réaliser dans les dépenses publiques de santé seront plus importantes que les 15 milliards d’euros d’économies annoncés par le Président de la République avant son élection. C’est plutôt 4 milliards d’euros d’économies qu’il faudra trouver chaque année. À savoir 3,5 milliards d’euros pour financer la moitié de l’augmentation naturelle des dépenses publiques de santé, dont près de 1 milliard euros pour les innovations thérapeutiques. Et environ 0,5 milliard d’euros pour réduire le déficit structurel de l’Assurance Maladie publique.

Mais si la reproduction du plan d’économies engagé depuis 2015 doit se faire sans un projet structurel de transformation du pilotage du système de santé et des hôpitaux publics, le gouvernement et sa majorité se trouveront rapidement confrontés à de grandes difficultés avec les trois principaux secteurs de la santé.

1) Sans réforme structurelle du pilotage du système de santé, de nouvelles réductions annuelles de près de 2% des tarifs des séjours hospitaliers et du financement des missions d’intérêt général des hôpitaux publics augmenteraient le risque bien présent d’une déflagration sociale dans ce secteur.

2) Sans accord de performance relatifs aux parcours de soins des malades chroniques avec les industriels du médicament et des dispositifs médicaux, de nouvelles baisses de prix seraient contraires aux engagements de soutien à ce secteur pris par le Président de la République pendant sa campagne.

3) Enfin, faute de marge de manœuvre financière, le gouvernement ne pourrait accélérer l’investissement en faveur des soins ambulatoires pour les parcours les plus complexes des malades chroniques et dépendants. Alors que cela devrait être une priorité en termes de cohésion sociale et de santé publique. D’une part, parce que leur nombre va augmenter de plus de 10% chaque année et d’autre part, parce que le nombre total de médecins de premier recours va diminuer d’au moins 10% et plus encore dans les territoires les plus isolés.

Afin de limiter les économies dans les deux premiers secteurs et d’investir dans le troisième, la tentation du gouvernement et de sa majorité pourrait être de transférer progressivement quelques dépenses de l’Assurance Maladie publique vers les assureurs maladie privés. Cela a commencé dans la LFSS 2018 avec l’augmentation du forfait journalier hospitalier.

On peut ajouter une quatrième difficulté majeure pour le gouvernement : ces transferts de financement sur les complémentaires santé interviendraient à rebours des attentes des Français. 

De nombreux salariés constatent en effet que leur couverture assurantielle maladie privée a baissé depuis l’obligation des entreprises d’assurer leurs salariés à partir de 2016. En parallèle, ces salariés constatent des augmentations de prix de leurs cotisations obligatoires privées, en raison de la guerre commerciale que se sont livrés les assureurs santé en 2015 et 2016. 

De leur côté, les retraités et les indépendants vont subir une hausse des prix plus importante, du fait d’un report sur leur marché de la chute des marges sur les contrats collectifs en entreprises liés à la guerre des prix sur ces contrats.

Toute solution de report de financement de la dépense publique de santé sur les assurances privées serait donc très mal reçue par les cotisants.

La partie ne va donc pas être facile pour le gouvernement et sa majorité. 

Le gouvernement aurait donc tout intérêt à présenter avec pédagogie un diagnostic de l’état de système collectif de santé, de son avenir et de l’éventail des solutions. 

La refonte structurelle pour mettre en œuvre une politique nationale de santé fondée sur la solidarité et le progrès médical sera délicate. Elle nécessitera que le gouvernement s’appuie sur un rassemblement politique le plus large possible. 

Cette alliance nationale pourrait être fondée sur la recherche de trois types de résultats indissociables : 

• D’abord de meilleurs résultats de santé pour les politiques de prévention et de soins,

• Mais aussi davantage de cohésion sociale procurée par un accès plus solidaire à la prévention et aux soins. 

• Enfin, des gains de performance économique. Car il faut éviter que notre système de santé, déjà beaucoup plus coûteux que celui d’autres pays avec un revenu par habitant proche du nôtre, ne dévore progressivement les recettes financières publiques apportées par la croissance du PIB. Alors que ces recettes devraient être affectées en priorité non pas à la santé, mais à l’emploi (donc à la réduction du coût du travail, à l’enseignement supérieur et à la recherche), à la sécurité intérieure et extérieure, à la justice et au pouvoir d’achat. Soit beaucoup d’autres besoins publics en plus de la santé

La question de la confiance des citoyens dans les politiques publiques, et en particulier dans celles qui protègent des risques du quotidien, est le cœur du pacte Républicain. Parmi ces risques du quotidien, la maladie tient une place de plus en plus importante pour les Français. 

Si nous avons la chance de vivre toujours plus longtemps, c’est le plus souvent avec une ou plusieurs maladies chroniques. 13 millions de personnes sont porteuses de maladies chroniques et 11 millions de personnes de plus de 65 ans et tous leurs proches sont directement concernés par cet état de vie. En 2025, un français sur quatre vivra avec une ou plusieurs maladies chroniques, ce qui représentera plus de 30 millions de malades et de proches de malades concernés.

Des nouvelles maladies apparaissent aussi dans un monde où les frontières sont plus ouvertes et où le développement économique a généré des maladies environnementales. 

Mais aussi, et c’est très nouveau, un nombre croissant de Français craignent d’être exclus du groupe des privilégiés qui pourra continuer d’accéder aux meilleurs soins et au progrès médical.

Face aux transformations de l’état de l’opinion vis-à-vis des questions de santé, les dirigeants politiques ne communiquent aucune vision politique en matière de santé, comme ils peuvent le faire en matière de sécurité, d’Europe ou d’éducation. 

Les raisons sont diverses. 

La fragmentation entre les acteurs de ce secteur est plus forte que dans d’autres secteurs et les consensus sur les solutions proposées sont assez rares ; l’instrumentalisation des jeux d’acteurs de ce secteur à des fins électorales est une habitude ancienne, comme l’a été dernièrement la question de la généralisation du tiers payant. Par ailleurs, la santé ne fait pas partie des débats publics les plus clivants, propres à rassembler chaque camp politique. La valeur de différenciation politique des questions de santé étant assez faible, leur place dans les programmes politiques est restreinte.

Enfin, les Français restent encore assez dépendants des professionnels et du système de santé en général. Ils donnent encore l’impression de subir la dégradation progressive de l’accès aux soins, sans manifester de révolte collective de nature à interpeller en profondeur le système de santé et les élus de la République.

Mais avec l’absence des questions de santé parmi les priorités politiques pour une grande partie de la population, le risque d’un déclassement sanitaire s’ajoute au sentiment d’un déclassement économique et social. 

Ce sentiment général d’un abandon par les dirigeants élus des citoyens les plus fragiles, toujours plus nombreux, est un des fondements du soupçon actuel d’un abandon de classe. Quand il est plus difficile d’accéder aux soins, chacun sait en effet que, les catégories sociales les plus favorisées, les élus et leurs proches comme les professionnels de santé et leurs proches, sont privilégiés en termes d’accès aux soins.

Si on souhaite inscrire la politique de santé dans le débat public et en faire une priorité pour les années à venir, il est nécessaire de répondre d’abord à deux questions fondamentales : 

Quel niveau de dépense de santé globale (publique et privée) veut-on ? Quel mode de protection contre le risque maladie veut-on ?

La réponse à ces deux questions est importante car elle structure tant les attentes vis-à-vis du système de santé que les modalités de pilotage et de fonctionnement de ce système. 

À l’inverse, l’absence de position politique sur ces deux questions fondamentales, depuis que la gestion des ressources financières du système de santé est devenue un enjeu politique il y a un peu plus de vingt-cinq ans, a conduit à des décisions de politique de santé manquant de cohérence et donc de sens. 

Dans une période de fortes tensions dans le système de santé, le manque de repères et de sens aboutit à la situation actuelle de désespérance d’une partie importante des professionnels et à un doute profond des citoyens relatif à l’avenir de leur système de santé. 

Comme préalablement évoqué en introduction, depuis qu’il existe un écart entre la croissance des coûts de santé et la croissance de la richesse nationale, les majorités politiques successives ont eu plusieurs solutions pour financer cet écart. 

L’augmentation des cotisations sociales n’est plus la solution. Tant que la France sera un des pays avec les prélèvements obligatoires les plus élevés, le pacte de responsabilité en faveur de l’emploi privé de janvier 2014 ne sera pas remis en question.

Une autre solution utilisée jusqu’en 2011 consistait à transférer une partie des coûts financés par l’Assurance Maladie publique aux complémentaires santé et aux ménages, en jouant sur l’augmentation des tickets modérateurs et autres augmentations des restes à charge. La majorité politique de 2012 a rejeté cette solution au nom de la solidarité dans l’accès aux soins.

Il ne restait plus à cette majorité politique que deux solutions pour éviter la croissance non solvable des dépenses d’Assurance Maladie publique : la réduction du prix des biens et des services et la correction des facteurs structurels d’inefficience du système de santé. En particulier la réduction des prestations de soins évitables lors des parcours de soins des malades chroniques, environ 20% de celles-ci, et la faible productivité relative des plateaux techniques hospitaliers publics 

La première solution, qui consiste à limiter l’augmentation naturelle des dépenses au moyen de la baisse des tarifs unitaires des prestations de soins et des produits de santé, est la seule à avoir été retenue depuis 2012. Cette solution particulièrement simple et rapide à mettre en œuvre procure l’avantage d’obtenir une limitation immédiate des dépenses de l’Assurance Maladie publique.

Si la politique de baisse des tarifs des médicaments peut se justifier au regard du coût global de ce poste de dépenses publiques par rapport à la plupart des pays européens, elle a pour l’instant pour avantage de ne pas réduire l’accès à ces produits. 

Mais elle comporte l’inconvénient majeur de ne pas développer de mécanismes pérennes de contrôle de cette dépense, fondés sur la valeur des résultats de santé.

Les décisions de baisser les coûts unitaires des prestations hospitalières depuis cinq ans ont aussi eu pour effet de contenir la dépense de l’Assurance Maladie publique. Mais elle se retrouve partiellement dans l’accroissement des déficits des hôpitaux publics depuis 2017 en l’absence d’une réforme structurelle du pilotage du secteur hospitalier et du système de santé dans son ensemble. 

Cette politique de gestion à court terme de la dépense hospitalière sans réforme structurelle a pour conséquence une détérioration des conditions de travail des professionnels dans de nombreux hôpitaux. Le risque d’une crise majeure dans le secteur hospitalier public et d’une propagation rapide de celle-ci à l’ensemble du système de santé est maintenant élevé.

Seule une alliance nationale permettrait de répondre aux trois attentes fondamentales vis-à-vis de la politique nationale de santé…

Parler avec pédagogie de la politique de santé aux Français, c’est d’abord expliquer que cette politique publique sert la Nation toute entière et pas seulement l’intérêt des professionnels et des malades qui souhaitent améliorer leur condition de travail et leur santé. 

Car la première fonction de la politique nationale de santé (maintenir les Français en bonne santé) ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. Il est tout aussi essentiel que cette politique publique puisse contribuer à la cohésion sociale de notre pays, grâce au meilleur niveau de protection individuelle et collective contre les risques de santé, et puisse soutenir d’autres services d’intérêt collectif indispensables au bien être individuel et collectif.

1) Commençons par la question de l’arbitrage économique public entre les besoins de santé et les autres besoins collectifs.

Depuis trente ans, l’augmentation du chômage, la réduction du poids de la France dans les échanges économiques internationaux, les déséquilibres de la balance commerciale et du budget de la Nation vont de pair avec la chute du rang de la France en termes de richesse par habitant. 

Selon ce critère, la France était le 13ème des 34 pays de l’OCDE au début des années 1980 et se trouve maintenant au 18ème rang. La combinaison récente d’un taux de croissance plus faible et d’une croissance démographique plus forte par rapport à d’autres pays nous fait régresser dans ce classement.

Face à ce déclassement dans la mondialisation des échanges et des richesses, la performance des politiques publiques est un levier essentiel pour rassurer les français. Même si les politiques publiques sociales doivent avoir un impact sur le niveau des prélèvements obligatoires dans le PIB. 

Dans une situation économique publique tendue, la performance des politiques publiques doit concerner en priorité celles qui ont la dynamique de croissance des coûts la plus forte, au premier rang desquelles on trouve la santé. 

Mais comment faire prendre conscience aux citoyens de la problématique de la performance des dépenses de santé quand la communication politique depuis vingt-cinq ans à ce sujet est centrée sur la question du déficit de l’Assurance Maladie publique ? Parce que ce déficit peut être analysé par les citoyens comme le résultat d’un choix politique relatif au niveau des prélèvements sociaux (« il suffit d’augmenter les prélèvements obligatoires publics ou privés pour supprimer ce déficit »,) cette communication permanente sur le niveau de déficit ne permet pas l’émergence de la question de la performance du système de santé. 

Alors que les Français y sont  prêts : ils affirment dans toutes les enquêtes d’opinion à une très forte majorité que les gaspillages et les abus sont importants et qu’ils pourraient être réduits. 

Notre pays  va devoir faire un choix : ou il change de modèle de Protection sociale pour un nouveau modèle qui reposerait davantage sur la responsabilité individuelle et donc la segmentation des risques, ou il transforme le fonctionnement du système de santé pour le rendre plus performant, c’est-à-dire moins dépensier et plus satisfaisant pour les patients et les professionnels.

Nous choisissons résolument un modèle de Protection sociale universelle fondée sur la performance de la dépense collective.  

Pour mesurer cette performance de la dépense collective, comparons la dépense sociale actuelle de santé à celle de pays disposant du meilleur rapport efficacité/dépenses. 

La dépense globale de santé annuelle en 2016 en France était d’environ 240 milliards d’euros1, dont environ 185 milliards d’euros financés par l’Assurance Maladie publique. 

Il est frappant de constater que parmi les dix premiers pays2 de l’OCDE classés selon leur niveau de dépense globale de santé rapportée à leur PIB, six pays ont un PIB per capita supérieur de plus de 18% à celui de la France, huit pays ont un PIB per capita supérieur de plus de 10% à celui de la France et qu’un seul pays à un PIB per capita proche de celui de la France.

La question qui est posée aujourd’hui à la France est celle de la soutenabilité de son système de Protection sociale contre le risque maladie aussi coûteux et avantageux au regard de son niveau de revenu.

A l’inverse cinq pays avec des PIB par habitant proches ou légèrement supérieurs au nôtre sont beaucoup plus économes que nous en matière de dépenses de santé. L’Irlande, l’Australie, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne dépensent environ 9% de leur PIB pour leur santé, quand la France dépense environ 11% de son PIB. A PIB comparable, nous dépensons donc environ 40 milliards d’euros de plus par an que chacun de ces cinq pays, soit un peu plus d’un sixième de notre dépense globale de santé. 

Quel est l’impact de cette “sur-dépense” de santé sur le système ?

Les experts s’accordent sur le fait qu’elle ne produit pas de gains de santé significatifs en proportion. Par ailleurs, cette sur-dépense de santé ne produit pas d’écosystème favorable au développement d’activités économiques à haute valeur ajoutée, comme il y a trente ans avec les industries du médicament et du dispositif médical, ou comme aujourd’hui aux Etats-Unis où le très haut niveau de dépenses3 entretient un complexe « sanitaro-industriel ». 

On comprend mieux le poids de cette sur-dépense de santé quand on la compare aux dépenses publiques stratégiques pour notre pays. Ces 40 milliards d’euros de sur-dépense de santé correspondent à la moitié du budget total annuel de l’Etat pour l’éducation nationale, à presque la totalité des dépenses annuelles de la défense nationale, à environ deux fois le financement annuel de l’Etat pour l’enseignement supérieur et la recherche et à près de cinq fois le budget annuel de la justice.

Prenons un seul exemple relatif aux conséquences de l’arbitrage politique passif en faveur des dépenses de santé. Alors que la connaissance évolue très vite dans la compétition internationale actuelle et que seuls les pays qui favoriseront un écosystème favorable à la R&D réussiront à maintenir une activité économique concurrentielle, l’Etat a rogné depuis 2012 les financements publics de la recherche. à l’inverse, entre fin 2011 et fin 2016 les dépenses publiques de santé ont augmenté d’environ 20 milliards €, soit un montant proche du total du financement public annuel de la recherche et de l’enseignement supérieur !

Alors que tant d’autres dépenses d’utilité collective ont besoin de financements publics supplémentaires et que l’augmentation du pouvoir d’achat est indispensable pour les catégories les moins aisées, la nouvelle majorité politique pourrait expliquer de cette façon les raisons pour lesquelles il est  impératif d’améliorer la performance économique du système de santé.

2) Deuxième attente des Français vis-à-vis de leur système de santé : la confiance dans la protection sociale.

Pour reconstruire le sentiment d’appartenance à une même communauté nationale après les traumatismes de la guerre et de la division intérieure, le Conseil National de la Résistance avait placé dès mars 1945 la protection sociale au cœur de son programme. 

Notre République a hérité d’une protection collective contre le risque maladie en faveur des moins bien portants, des plus âgés et des plus pauvres qui assure la sécurité de revenu en cas de maladie et d’accidents du travail et offre encore la garantie (partielle) de pouvoir accéder à tous les soins. 

Avec une population plus dépendante pour sa santé et alors que l’insécurité publique s’est ajoutée à la fragilité économique et politique, nous avons autant besoin qu’en 1945 d’une République qui protège et qui renforce ce sentiment de solidarité entre les français.

Et pourtant que constate-t-on ? 

D’un côté toutes les études d’opinion signalent une attente explicite des Français pour le maintien de la solidarité nationale dans l’accès aux soins et à l’innovation.

Mais d’un autre côté, de nombreuses études d’opinions indiquent que la quasi-totalité des français considèrent que l’accès aux soins est de plus en plus inégalitaire, tant pour des raisons financières que géographiques.

Cette insatisfaction relative à l’égalité et à la solidarité dans l’accès au système de santé a fortement augmenté ces cinq dernières années. Il s’agit pour les Français autant d’un constat que d’une crainte. Ils savent que la fragilité économique de notre pays aggrave l’insoutenabilité financière de sa “sur-dépense” de santé. Ils savent aussi que si cette fragilité économique n’est pas rapidement jugulée, adviendra progressivement un autre modèle de protection sociale contre le risque maladie.

Les faits leur donnent raison. Une première étape a été franchie vers un autre modèle de protection contre le risque maladie, avec l’accord national interprofessionnel de 2013 relatif à l’obligation des entreprises d’assurer leurs salariés à partir du 1er janvier 2016 pour des remboursements complémentaires et supplémentaires à ceux de l’Assurance Maladie publique. 

Cet accord, traduit ensuite dans la loi, est issu d’un consensus syndical entre les représentants des entreprises et des salariés et d’un consensus politique entre les deux partis de gouvernement. 

La plupart des signataires étaient animés par la volonté de construire une couverture santé complémentaire universelle. Les représentants des assureurs privés et du mouvement mutualiste y voyaient aussi le moyen de faire grossir le marché de l’assurance privée en santé au-delà des 33 milliards € annuels actuels. 

Dans le pays le plus rétif aux inégalités de santé, l’objectif politiquement incontestable de permettre à tout salarié de disposer d’une protection complémentaire a empêché tout débat public sur ce sujet. Par ailleurs, le fait que tous les signataires de cet accord sont convaincus que notre système d’assurance santé mixte est une originalité française qu’il faut consolider n’a pas conduit à un débat public relatif à l’intérêt de développer l’accès aux complémentaires santé. Ils considèrent en effet que ce modèle mixte est la seule solution pour financer la “sur-dépense” de santé actuelle et la croissance à venir des dépenses de santé. La seule solution pour éviter d’augmenter le poids des prélèvements publics dans le PIB, alors qu’Eurostat ne consolide pas dans les comptes de la Nation le poids des prélèvements obligatoires privés en entreprise pour financer les assurances-maladie privées.

Mais la réalité est bien différente des objectifs initiaux de cette réforme. 

En consolidant la mixité de ce système d’assurance maladie, sans mettre en œuvre des mécanismes puissants de régulation, on renforce la place des assurances privées et on crée les conditions d’une ouverture plus importante du financement des dépenses de santé à des acteurs privés, pour l’instant régulés par la puissance publique. 

On peut constater les premiers effets négatifs de cette politique et déjà anticiper plusieurs effets négatifs différés.

a) Les effets négatifs immédiats. 

Des messages publicitaires abondants depuis 2015 ont mis en évidence l’âpreté de la concurrence entre les cinq cents organismes complémentaires et supplémentaires en santé, compagnies d’assurance, organismes mutualistes et instituts de prévoyance. 

Depuis que les règles de solvabilité les obligent à grossir, ces organismes privés tentent par tous les moyens de renforcer leurs positions pour survivre dans ce marché, pour l’instant en faible croissance. Cette guerre commerciale sur le champ des contrats d’entreprises a eu pour conséquence immédiate une baisse importante des tarifs et des niveaux de prise en charge pour ces contrats, renforcée par l’incitation fiscale pour les entreprises à conclure des contrats dits « responsables ». Contrats qui sont le plus souvent vécus par les salariés comme des contrats « low-cost ». 

On constate déjà une complexité administrative supplémentaire pour les entreprises et pour les salariés les mieux rémunérés qui sont convaincus à coup d’argumentaires commerciaux de l’intérêt de souscrire un troisième niveau de couverture en santé, au moyen de « sur-complémentaires santé », plus protectrices que ces contrats de base. 

Par ailleurs, alors que nous sommes déjà à un haut niveau de dépenses en matière de santé comme vu ci-dessus, cette réforme crée un nouveau prélèvement obligatoire privé sur les emplois, car les contrats collectifs de complémentaires santé sont obligatoirement financés à au moins 50% par les entreprises. 

Lorsqu’à partir de cette année, le coût de ces contrats collectifs augmentera de façon significative, mais sans réduction du coût des prélèvements obligatoires publics en matière de santé, ce nouveau prélèvement alourdira le coût global du travail. Cette nouvelle obligation acceptée par les entreprises vient donc à rebours du choc de simplification et de compétitivité en faveur de l’emploi engagé en 2014. 

Enfin, nous allons assister très prochainement à un report des pertes réalisées par les contrats d’assurance complémentaire santé en entreprise sur les cotisations des contrats individuels des assurés non couverts par la CMU-C et l’ACS. Le coût de ces contrats individuels augmentera fortement, en particulier pour les retraités les plus anciens et les plus consommateurs de soins, ce dont le gouvernement précédent avait pris conscience avec inquiétude en 2015.

Ces diverses conséquences négatives vont donc conduire à partir de cette année à une vague de mécontentements de la part de tous les assurés qui ne bénéficient ni de la CMU-C, ni de l’ACS.

b) Les effets négatifs différés. 

Les Français commencent à comprendre que l’Assurance Maladie publique a perdu son monopole depuis le 1er janvier 2016, puisqu’elle n’est plus le seul organisme de protection contre le risque de maladie auquel les salariés ont l’obligation d’adhérer. 

L’Assurance Maladie publique était l’assurance commune unique de 66 millions de français, quels que soient leur activité, leur âge ou leur état de santé. Elle fonctionne grâce à une cotisation en fonction du revenu (celui qui a un revenu plus important cotise davantage), à l’inverse des organismes privés pour lesquels la cotisation est le plus souvent indépendante des revenus et le plus souvent dépendante de l’âge. Le risque santé géré par l’Assurance Maladie publique est donc réparti entre 66 millions de personnes qui ne cotisent ni selon leur état de santé, leur statut social (retraité, chômeur ou salarié) ou leur âge. La gestion du risque assurantiel n’y est donc pas « segmentée ».

A l’inverse, cette obligation nouvelle d’adhésion à une protection sociale privée pour les seuls salariés des entreprises introduit une différenciation tout à fait nouvelle entre les Français, selon leur statut professionnel et leurs entreprises, quand l’obligation d’adhérer de tous les Français à la même Assurance Maladie publique contribuait à renforcer ce sentiment d’égalité de tous les Français devant la maladie. 

Depuis cet accord national de 2013, la petite cinquantaine d’acteurs de la protection complémentaire et supplémentaire privée qui espère peser un jour plus d’un milliard d’euros de cotisations annuelles, prépare donc un autre système de protection sociale contre le risque maladie. Elle développe ses activités de deux façons.

La première façon est de forcer progressivement la porte de la sélection des risques, dont l’ouverture est pour l’instant interdite, en utilisant le principe d’une tarification en fonction de caractéristiques telles que le statut d’activité professionnelle et l’âge, autorisé de fait par l’accord national interprofessionnel de 2013.

La seconde voie porte sur les services proposés. Cette situation d’hyper-concurrence temporaire entre acteurs privés de la protection sociale en santé les oblige à se différencier en offrant de nouveaux services à leurs clients. Cela peut être le référencement de prestataires (pour l’instant les opticiens, audioprothésistes, chirurgiens-dentistes pour les prothèses et les établissements de santé) selon des critères de qualité et de coûts. Par exemple pour les établissements en termes de dépassements d’honoraires médicaux et de prestations hôtelières. 

Cela peut-être aussi l’organisation des soins. 

Par exemple depuis le 1er janvier 2016 un service proposé par une compagnie d’assurance aux salariés couverts par son contrat collectif santé permet d’accéder 24h/24 à une téléconsultation et une téléprescription par un médecin généraliste. Ces médecins généralistes ne sont pas des médecins indépendants conventionnés par la compagnie d’assurance sous forme de « réseaux de soins »,  comme le font les assureurs privés en Suisse ou l’Assurance Maladie publique dans notre pays. Ces médecins généralistes sont des salariés d’une filiale de cette compagnie d’assurance. 

Il s’agit d’une innovation de rupture dans l’organisation du système de santé et dans le conventionnement avec les médecins généralistes depuis 1945, mise en œuvre dans l’indifférence politique. 

Ce nouveau service de médecins généralistes salariés de compagnies d’assurance semble être une réponse acceptable à la défaite de la politique publique de santé menée depuis trente ans quant à l’accès aux soins de premier recours 24h/24 sur tout le territoire chez un médecin généraliste avec l’Assurance Maladie publique.

C’est la conséquence du refus ancien des responsables politiques d’exiger des deux régulateurs publics nationaux (l’Etat et l’Assurance Maladie publique) qu’ils maintiennent coûte que coûte l’égalité d’accès des citoyens à un médecin généraliste conventionné par la Sécu sur tous les territoires de la République. 

Ces nouvelles offres de services proposées par des assureurs privés sont donc autant de petites fissures dans le monopole de conventionnement par l’Assurance Maladie publique des professionnels de santé pour les soins courants. 

La dérégulation de la protection sociale en santé franchirait une nouvelle étape si les assurances privées récupéraient les prises en charge au premier euro du « petit risque » (c’est-à-dire des soins courants en particulier en ambulatoire), quand l’Assurance Maladie publique ne  couvre déjà que 50% des prestations et biens de santé ambulatoires. Cette solution a été rejetée pendant la campagne présidentielle 2017, mais elle pourrait revenir avec une autre appellation.

La première conséquence de cette dérégulation de la protection sociale contre le risque maladie serait une augmentation du coût global des prestations de soins et du coût de gestion administrative et commerciale du système de santé. 

La totalité de ces coûts administratifs et commerciaux atteignaient il y a quelques années déjà environ 15 milliards € par an pour environ 235 milliards € de dépenses de santé. Près de la moitié de ces frais correspondaient aux coûts de gestion et de recrutement de clients des organismes privés complémentaires et supplémentaires.

En dehors du secteur de la santé, toute augmentation de la concurrence augmente la part relative des frais commerciaux et baisse les coûts des biens et des services vendus. 

Dans le secteur de la santé, le cas particulier du système de santé des Etats-Unis (le système de santé avancé le plus dérégulé de l’OCDE) apporte la preuve que la mise en concurrence des assureurs de santé est inflationniste pour les coûts de gestion administrative et commerciale et les coûts des prestations. La concurrence entre les assureurs du risque maladie n’y engendre aucune baisse du coût global de la protection contre la maladie. Ainsi à parité  de pouvoir d’achat, le niveau des dépenses de santé par personne aux Etats-Unis est presque deux fois plus élevé qu’en Allemagne, en France ou au Canada (alors que ces trois pays ont eux-mêmes les dépenses de santé parmi les plus élevées de l’OCDE), sans aucune performance relative en termes d’état de santé en comparaison des autres pays les plus avancés en santé. Bien au contraire, les Etats-Unis occupent la 24ème place dans le monde en termes d’espérance de vie. 

La situation du système de santé aux Etats-Unis confirme donc l’analyse des économistes de la santé qui considèrent qu’au-delà d’un certain niveau de résultats dans le système de santé, l’offre de services et de produits de santé crée la demande sans obtenir de gains de santé supplémentaires.

Un système de santé fondé sur la concurrence entre organismes privés de protection maladie, avec une augmentation de la dépense de ces organismes pouvant être prise en charge  par les entreprises, et sur l’absence de régulation financière par l’Etat de cette dépense privée, conduirait inéluctablement à une inflation des dépenses de santé bien supérieure à celle du PIB.  

La seconde conséquence de l’introduction d’acteurs privés dans la gestion du risque santé serait l’augmentation inévitable de la sélection des risques.

La transformation digitale de la gestion des données offre des possibilités d’individualisation de la gestion des risques assurantiels encore insoupçonnées par le grand public. 

Si le choix était fait de déréguler la protection sociale en santé, aucune action politique ne pourrait résister dans la durée à l’intérêt d’assureurs santé privés plus puissants demain qu’aujourd’hui. Et l’intérêt prioritaire de ces assureurs, quel que soit leur statut, serait de pouvoir différencier leurs contrats. Dans ce système qui cohabiterait avec l’hypermarché planétaire des big data et des données de santé, les données sur les comportements individuels seraient progressivement introduits dans la gestion actuarielle du risque santé, comme on commence à le voir dans l’assurance automobile (you pay as you drive)  ou dans l’assurance des crédits immobiliers (you pay as you live). 

Quand les progrès des sciences médicales et digitales sont si rapides qu’ils permettront bientôt de diagnostiquer en routine les prédispositions génétiques vis-à-vis de telle ou telle maladie grave aux soins très coûteux, quand la digitalisation permet le contrôle individuel des comportements à distance, n’est-il pas vital pour la cohésion sociale de renforcer le rôle de la puissance publique dans la gestion du risque santé individuel, dans un pot commun de plus de 66 millions de personnes protégées par la République au nom des valeurs d’égalité et de solidarité ?

Le temps est venu de poser une question fondamentale dans le débat public, probablement par la voie du référendum, en prenant pour référence le principe affirmé dans le préambule de la constitution de 1946 et repris dans le préambule de la constitution de 1958 (« La Nation garantit à tous la protection de la santé »). 

Cette question fondamentale relative au maintien du monopole de l’Assurance Maladie publique pour les remboursements des soins au premier euro est fondée sur la conviction que la protection contre la maladie ne peut être une valeur marchande. 

Il faut donc demander aux Français s’ils accepteraient qu’un nouveau système de santé  ne garantisse ce droit à la santé que pour ceux qui se trouvent en deçà d’un certain niveau de revenus (grâce à la CMU-C et à l’ACS) et développe le poids des assurances privées. 

3) Terminons par la troisième attente des Français vis-à-vis du système de santé 

L’état de santé et l’amélioration de l’espérance de vie en bonne santé est évidemment l’attente implicite des français vis-à-vis de leur système de santé. Et c’est aujourd’hui l’attente la mieux satisfaite. 

Dans la plupart des enquêtes d’opinion, les français se déclarent satisfaits de la qualité des soins, alors qu’ils sont beaucoup plus insatisfaits vis-à-vis de la performance économique et de la protection individuelle et collective contre le risque maladie. 

Pour 7 à 8 français sur 10, la qualité des soins est satisfaisante et ce niveau de satisfaction est stable depuis dix ans. A l’inverse, l’inquiétude relative à une possible dégradation de la qualité des soins augmente d’année en année. 

Leur attente vis-à-vis des résultats de santé est d’autant plus importante que la qualité des soins est un déterminant très important du résultat de santé pour les français. Beaucoup plus que dans d’autres pays, comme par exemple au Japon où la prévention, l’accompagnement par les proches, l’hygiène de vie et l’alimentation sont des déterminants de santé considérés comme beaucoup plus importants qu’en France. 

Comme le niveau de satisfaction des français relative à la qualité des soins détermine fortement leur perception globale des questions de santé, le sentiment que la qualité des soins va se dégrader a des conséquences importantes sur la perception du fonctionnement de leur système de santé.

De ce point de vue une première alerte est venue en 2015 de l’indicateur d’espérance de vie à la naissance car elle a baissé pour la première fois dans notre pays depuis 1969. S’il est trop tôt pour savoir si cette baisse est un accident dans la croissance continue de l’espérance de vie depuis quarante-six ans, elle est en tout cas le signe d’une évolution dans l’état de santé de la population. 

Que se passe-t-il ? 

Plusieurs types de risques non maîtrisés pèsent sur la croissance de l’espérance de vie à la naissance et de l’espérance de vie en bonne santé dans notre pays. On peut citer l’augmentation des suicides, l’augmentation des cancers, la prévalence des maladies cardio-vasculaires avec l’augmentation du tabagisme chez les jeunes et les femmes, l’augmentation du surpoids et de l’obésité, l’augmentation du diabète ou les décès prématurés des personnes âgées ces dernières années, en particulier du fait des virus saisonniers.

Si d’un côté, l’augmentation de l’espérance de vie va être favorisée par une nouvelle vague d’innovations de rupture diagnostiques et thérapeutiques, d’un autre côté elle risque d’être contrariée par ces facteurs épidémiologiques, après une période d’abandon de grands programmes nationaux de prévention des risques de santé publique. 

L’augmentation de l’espérance de vie en bonne santé pourrait aussi être contrariée par la mauvaise adaptation de l’organisation des soins aux défis du vieillissement et des maladies chroniques, quand celles-ci concerneront bientôt un quart de la population française.

Le facteur le plus décisif sur ce sujet sera la baisse du nombre de médecins jusqu’en 2025, en particulier les médecins généralistes, premiers intervenants médicaux auprès de ces populations fragiles. 

Dans une situation où notre système de santé éprouve une grande difficulté à développer des nouvelles organisations soignantes aussi rapidement que la croissance des situations sanitaires et sociales complexes, cette baisse de ressources médicales pénalisera fortement de nombreux territoires ruraux comme urbains, qu’ils soient isolés, coûteux pour les professionnels de santé (comme Paris centre) ou avec une population vieillissante. 

La crise sanitaire dans les territoires qui perdront plus de la moitié de leurs médecins généralistes sera très dure, du fait de départs en retraite non remplacés, auxquels s’ajouteront dans bien des cas des départs de médecins actifs submergés par l’afflux de nouveaux patients. 

Pour toutes ces raisons, il faut nous préparer dans les territoires les plus isolés à une régression de la qualité de l’accompagnement médical des personnes âgées très dépendantes, polypathologiques et parfois en situation de grande précarité sociale.

Notre système de santé se trouve par conséquent dans une situation paradoxale qui commence à perturber les Français : d’un côté, les dépenses de santé y sont parmi les plus socialisées et parmi les plus importantes dans la richesse nationale de tous les pays de l’OCDE, malgré une régression relative de sa richesse par habitant. D’un autre côté, notre modèle républicain de santé – liberté de choix par les patients de leurs prestataires de soins, égalité dans l’accès aux soins, fraternité dans leurs modalités de financement – ne permet plus de maintenir l’excellence de ses résultats, ni de réduire des inégalités sociales de santé parmi les plus élevées des pays de l’OCDE.

Dans cette situation de régression sanitaire, la solution d’une mise en concurrence entre assureurs privés pour le développement du financement des soins courants, fondée sur un transfert financier de l’Assurance Maladie publique, comporterait une troisième conséquence négative relative à la qualité des prises en charge. 

Cette nouvelle organisation du financement de la protection sociale en santé engendrerait en effet un surcroît de complexité dans la coordination des parcours des patients, en particulier ceux des patients chroniques.quand il faut au contraire les simplifier et les rendre plus efficaces. 

La séparation entre la régulation du « gros risque » et la régulation du « petit risque », confiées à des financeurs différents, n’aurait en effet aucun sens. Qui sait ce qu’est le « petit risque », comme si une frontière imperméable existait entre ces deux types de risques ? Comme s’il était souhaitable de saucissonner le parcours de soins du patient en confiant à des assureurs privés différents chaque séquence du parcours de soins, quand le nombre de patients de plus en plus polypathologiques, chroniques et complexes augmente ? Qui peut savoir par exemple si l’examen clinique pour une toux entre a priori dans le champ du petit risque, alors qu’il peut conduire au diagnostic de grippe passagère, d’œdème du poumon ou de cancer du poumon ? Qui prendrait en charge l’usage d’un équipement pour éviter les apnées du sommeil, si le lien actuellement investigué entre celles-ci et le risque de survenue de troubles du rythme cardiaque, d’accident vasculaire cérébral ou de maladie d’Alzheimer était établi ?

Cette juxtaposition d’assureurs et de réseaux de soins en concurrence les uns avec les autres conduirait à augmenter la complexité du parcours des patients.  Parce que les assurés sont plus vieux et plus dépendants, ils ont au contraire besoin, eux et leurs proches, de plus de fluidité et de sécurité dans leurs prises en charge. 

Enfin cette complexité occasionnerait une surcharge administrative, tant pour les patients que pour les professionnels qui s’en plaignent déjà beaucoup aujourd’hui.

Il convient donc, dans l’intérêt national, de mieux satisfaire les trois attentes essentielles vis-à-vis de la politique publique de santé et à l’évidence, de choisir une autre voie que la privatisation du financement de la protection sociale du risque maladie.

L’efficacité d’une réforme en profondeur de l’organisation et du financement du système de santé devra tout d’abord s’appuyer sur la force d’une alliance nationale autour des valeurs de solidarité et de progrès en santé. Cette alliance nationale pourrait rassembler les élus de différents partis, les représentants des différentes catégories professionnelles et les représentants des usagers déterminés à s’unir pour mettre en œuvre trois principes fondateurs.

1) Le premier principe fondateur serait de conserver l’Assurance Maladie publique comme le seul assureur santé solidaire et obligatoire des risques maladie inévitables.

Pour mettre en œuvre ce principe, prenons pour référence le régime complémentaire d’assurance maladie d’Alsace-Moselle. 

Géré par l’Assurance Maladie publique obligatoire, ce régime complémentaire obligatoire de protection contre la maladie permet à ses cotisants d’être remboursés à 100% pour toutes leurs dépenses d’hospitalisation et à 90% pour toutes les dépenses de santé ambulatoire conventionnées avec l’Assurance Maladie publique. 

Pour financer cette assurance maladie complémentaire obligatoire, un taux de cotisation forfaitaire est appliqué aux revenus. L’efficience de gestion et de commercialisation de ce régime est inégalée, en partie parce que son adhésion y est obligatoire.

Dans le cas où serait retenue la contrainte d’un taux de croissance des dépenses de santé (ONDAM + dépenses privées) proche de celui du PIB, la prise en charge complémentaire obligatoire déléguée à l’Assurance Maladie publique dans l’ensemble de notre pays serait un levier utile pour atteindre cet objectif très contraignant.  

Cette situation ne serait pas très différente de la situation actuelle relative au libre choix des assurés en faveur d’une CMU-C déléguée à l’Assurance Maladie publique ou à des organismes complémentaires. 

Pour s’engager dans cette nouvelle voie, commençons par proposer aux entreprises et aux indépendants de disposer du libre choix d’adhérer à une complémentaire santé gérée par l’Assurance Maladie publique ou par un organisme privé. 

Dans ce cadre, et alors que la concentration des assureurs santé est en marche, l’Assurance Maladie publique pourrait aussi être incitée à faire l’acquisition de groupes mutualistes en santé.

Parallèlement, le renforcement de l’Assurance Maladie publique devrait être accompagné d’une réorientation de la place des organismes privés d’assurances en santé dans le système de santé. 

Il s’agirait dans cette nouvelle configuration de définir qu’elle serait la meilleure valeur ajoutée d’un système d’assurances santé individuelles, librement choisies par le bénéficiaire ou ses représentants en entreprise et en situation de concurrence les unes avec les autres.  

Cette réflexion sur la valeur ajoutée de la concurrence dans le champ assurantiel en santé aboutirait à définir leurs champs d’intervention dans la prise en charge des problématiques de santé des Français. A titre d’exemple, elles pourraient intervenir de façon exclusive dans le champ de la santé au travail et dans celui des risques inhérents à des comportements individuels évitables. Ces comportements individuels à risques pourraient alors ne plus être assurés par la solidarité nationale gérée par l’Assurance Maladie publique.

Une négociation préalable à la création de l’Agence nationale en charge de la régulation et du financement de la santé (voir ci-dessous) aboutirait à une liste des risques assurés au premier euro par les assureurs, mutuelles et  instituts de prévoyance.

2) Le pendant de ce premier principe fondateur serait un principe de performance dans toutes les décisions de régulation du système de santé. 

Nous avons vu ci-dessus que les Français et de nombreux professionnels considèrent qu’il y a trop de gaspillages dans le système de santé et le coût élevé de la “sur-dépense” de santé.

Par ailleurs, de nouveaux besoins émergent, il faut donc permettre le transfert de ressources financières entre destinataires au sein du système de santé. Par exemple du secteur curatif de court séjour vers le préventif, le long séjour et plus généralement vers l’accompagnement de la dépendance. 

Un programme de performance doit donc viser à une plus grande industrialisation des processus de prise en charge, en particulier pour les patients aigus, et une industrialisation des processus de coordination entre prestataires, en particulier pour les patients chroniques et complexes.

Pour mener à bien cette industrialisation comportant un plan digital, la nouvelle Agence nationale à créer devrait pouvoir activer cinq leviers essentiels de performance : 

• Le soutien massif à l’innovation diagnostique, thérapeutique et organisationnelle pour réduire les coûts de prise en charge actuels des maladies chroniques les plus coûteuses, comme le diabète ; 

• La concentration des plateaux techniques hospitaliers les plus consommateurs de ressources, alors que nous avons un des réseaux hospitaliers les plus denses du monde. 

• La dérégulation du secteur hospitalier qui permettrait une plus grande souplesse d’adaptation aux évolutions techniques et scientifiques en réduisant les normes en matière de sécurité de l’offre de soins du code de santé publique pour les remplacer par un principe de contractualisation nationale et territoriale entre le régulateur nationale (avec ces directions régionales) et les établissements hospitaliers ; 

• L’amélioration de la tarification des acteurs de santé, en gommant progressivement les effets d’aubaines tarifaires actuels en particulier en secteur hospitalier public et privé contraires au principe de satisfaction des besoins de santé publique et en développant la tarification aux parcours complexes qui remplacerait les tarifs à l’acte en secteur hospitalier et à l’activité en secteur ambulatoire libéral pour ces parcours.

• Enfin, un programme national de grande ampleur relatif à la performance de l’accès aux soins primaires et de la coordination de ceux-ci. Si beaucoup de solutions ont déjà été proposées pour l’accès aux soins de premier recours, de nouvelles actions ne pourraient être mises en œuvre qu’à la condition que ce cinquième levier soit une priorité en termes de financement. 

Un grand programme national d’accès aux soins ambulatoires devrait faire partie des grands programmes présidentiels pour les cinq prochaines années, comme ont pu l’être par le passé les programmes nationaux contre le cancer.

Mais aucun des cinq leviers de performance proposés ci-dessus ne pourrait être mobilisé sans une réforme profonde du mode de régulation du système de santé.

3)  Le troisième principe fondateur d’une alliance nationale concernerait la clarification du pilotage du système de santé 

Pour la plupart des dirigeants politiques nationaux passés ou actuels, la question du pilotage du système de santé apparaît comme une sorte de cambouis qui n’intéresse pas les français. 

Pourtant, lorsque les dirigeants politiques nationaux auront besoin d’agir pour répondre à la grogne des français face au délitement du système de santé, ils auront plus que jamais besoin d’un pilotage national efficace. 

Comment cela fonctionne-t-il aujourd’hui ?

Tous les acteurs du système de santé, les professionnels de santé, les responsables des établissements et services, les industriels, les représentants des usagers et les responsables eux-mêmes de cette régulation à l’échelon régional et national se lassent de voir la juxtaposition de nombreux intervenants administratifs et politiques qui tentent de réguler au mieux le système de santé. 

L’amélioration de la performance des parcours de soins nécessite qu’un régulateur dispose de la vision globale du système de santé, du pouvoir de négocier avec tous les acteurs et de la capacité à modifier les allocations de financement dans tous les champs de la santé, sanitaires comme médico-sociaux. Par exemple, l’augmentation du financement de la coordination en ambulatoire des parcours de soins complexes grâce à l’amélioration de la performance des hôpitaux publics et privés ou l’augmentation du financement de traitements innovants grâce aux économies qu’ils généreront au cours du parcours de soins. 

La réforme du pilotage du système de santé est particulièrement délicate à mettre en œuvre, car il s’agit de gérer des changements importants. 

Le premier facteur d’efficacité du pilotage national réside dans l’unification de tous les moyens actuels affectés à la régulation du système de santé, afin que le mode actuel de régulation hyper-administré, hyper-politisé et hyper-dispersé soit remplacé par une régulation résultats-centrée sur le patient, donc dépolitisée et unifiée. 

Les processus de prises en charges des pathologies chroniques et des personnes dépendantes sont devenus tellement complexes qu’il s’agit de passer à un mode de régulation du système de santé (son organisation et son financement) ressemblant davantage à de l’ingénierie de production de soins et d’accompagnement des personnes dépendantes, qu’à de l’émission de lois, de décrets et de normes administratives. 

Il s’agit de passer d’un mode administré par l’Etat, à un mode de délégation de gestion par l’Etat à un organisme public plus autonome.

Quelle en serait l’architecture ?

Le premier volet de cette nouvelle architecture concernerait la place de l’Etat dans le pilotage de la politique de santé.

Tout d’abord l’Etat ne se désengagerait pas de la santé. Il clarifierait son rôle, au profit d’une responsabilisation accrue des différents acteurs de la régulation du système de santé. 

L’Etat resterait le maître d’œuvre des missions régaliennes dans le champ de la santé publique et de la sécurité sanitaire collective et serait le maître d’ouvrage de la stratégie nationale de santé, au moyen d’orientations pluriannuelles votées par le parlement (budget ONDAM et santé publique).

Les compétences actuelles de l’Etat relatives à l’organisation des soins seraient donc déléguées à une seule institution publique, contrôlée par le parlement. Cette autorité nationale de régulation et de financement du système de santé4 serait alors la seule responsable devant le gouvernement et le parlement de l’organisation et du financement de la santé, au moyen de la contractualisation avec tous les acteurs de santé.

Elle disposerait d’une gouvernance représentative de la démocratie sociale et sanitaire.

Cette autorité nationale prendrait ses responsabilités de gestion, sans l’intervention directe et permanente du pouvoir politique. 

Le pouvoir politique lui confierait au moyen d’une grande loi de santé la responsabilité de répondre aux trois principaux défis relatifs à l’accès solidaires aux soins dans les années à venir : l’accès à des médecins et à des équipes soignantes de premier recours sur tous les territoires de la République, le financement de l’innovation thérapeutique et la coordination territoriale des parcours de soins complexes. 

Pour mettre en œuvre les négociations avec les professionnels et les réallocations financières entre secteurs nécessaires à ces trois objectifs, cette nouvelle autorité aura besoin d’une gouvernance interne très efficace et d’un soutien très fort des plus hautes autorités politiques.

Le deuxième volet de la réforme du pilotage du système de santé concernerait le pilotage du secteur hospitalier public.

Avec les dépenses de médicaments, le secteur hospitalier (public et privé) est la principale source de la sur-dépense de santé. Le maintien de notre protection sociale contre le risque maladie nécessite donc de mieux gérer en priorité les dépenses de ce secteur. Mais les hôpitaux publics sont aussi le principal secteur d’accumulation de tensions dans le système de santé et le risque d’une déflagration sociale y est particulièrement élevé. 

Ces deux constats incitent à bâtir un mode de pilotage du secteur hospitalier public susceptible de réduire les coûts, en améliorant l’accès des patients à ce secteur public et les conditions de travail des professionnels. Vaste défi !

La dilution de la responsabilité dans le pilotage du secteur hospitalier public est la cause principale des tensions actuelles. On ne peut plus continuer d’avoir une telle dilution de responsabilité entre de multiples organismes publics nationaux et régionaux, sous la pression électoraliste locale permanente, quand la dépense annuelle est de plus de 60 milliards d’euros par an, que la seule solution trouvée pour réguler son augmentation est de baisser des tarifs unitaires et que l’insatisfaction des professionnels y est devenue aussi élevée.

Il faut donc disposer de nouveaux leviers efficaces de pilotage de ce secteur. 

Pour commencer par la base du problème, le parlement voterait la délégation par l’Etat de la gestion de tous les hôpitaux publics à un groupe national hospitalier public . 

La constitution de ce groupe national pourrait s’inspirer de la création de la SNCF qui a servi à unifier la gestion publique du transport ferroviaire et aussi à contractualiser avec les régions.

La SNCF, entité publique bientôt en concurrence avec d’autres opérateurs du transport ferroviaire, a pour tutelle le ministère des transports. 

Le secteur hospitalier public constitué en une entité unique et autonome, en concurrence avec des établissements privés, resterait sous la tutelle du ministère des affaires sociales.

Si ce groupe hospitalier national reprenait les missions de tutelle et de pilotage des hôpitaux publiques aujourd’hui confiés aux nombreux acteurs publics régionaux (les ARS) et nationaux, l’objectif ne serait pas d’opérer une hyper-concentration des décisions au niveau national, mais bien d’unifier sa stratégie et de mettre en place une coordination nationale pour l’ensemble du secteur hospitalier public5.

Pour réussir son adaptation aux contraintes fortes qui pèsent sur lui, ce groupe hospitalier public bénéficierait d’une forte autonomie en matière de stratégie et de gestion. Cette autonomie est réclamée depuis bien longtemps par les dirigeants hospitaliers publics. 

Dans une première étape, ce groupe public gérerait de façon autonome tous ses investissements lourds et les restructurations territoriales des hôpitaux publics dans le cadre des conventions avec l’autorité nationale de régulation et de financement du système de santé, ainsi que la gestion des carrières et la nomination des directeurs d’hôpitaux dans le cadre de son projet stratégique. 

Dans une seconde étape, il gérerait aussi les statuts de ses emplois et donc la négociation sociale avec les partenaires sociaux.

Cette nouvelle modalité de pilotage devrait être adaptée et déployée à l’échelon territorial, selon le projet de santé du territoire, au moyen d’une organisation déconcentrée, probablement autour des CHU actuels.  Sous leur égide, les processus de fusion juridique et managériaux au sein des nouveaux groupements hospitaliers de territoire (GHT) seraient accélérés.

La clarification du pilotage et de l’organisation de la régulation du système de santé (avec un régulateur national unique) d’une part et la clarification du pilotage du secteur hospitalier public d’autre part (avec un groupe hospitalier public national distinct de ce régulateur national), permettrait de mettre en œuvre avec efficacité les programmes de performance indispensables au maintien de la solidarité dans l’accès aux soins et aux innovations diagnostiques et thérapeutiques. 

Cette double clarification permettrait aussi de mieux prendre en compte les spécificités territoriales, grâce une organisation déconcentrée de ces deux nouvelles autorités publiques.

La réforme proposée est fondée sur trois principes fondamentaux : la solidarité garantie par une Assurance Maladie publique, la meilleure performance économique et un pilotage unifiée et simplifiée du système de santé. 

Cette réforme est difficile. 

Pour conclure : pas de transformation possible du système de santé sans une alliance nationale…

Elle nécessiterait à la fois une grande concertation avec les différents acteurs du système au sein de la nouvelle autorité publique en charge du pilotage de cette réforme et en même temps une très grande rapidité d’exécution.

Cette difficulté de la transformation proposée ici et la sensibilité des professionnels et des citoyens aux questions de santé, dans un contexte de défiance généralisée des professionnels et de risque d’une crise dans ce secteur, nécessitent que les acteurs attachés aux principes fondamentaux énumérés ci-dessus s’unissent avec détermination au sein d’une Alliance nationale pour la solidarité et le progrès en santé. 

Cette alliance nationale serait présentée aux français comme le meilleur moyen de maintenir un système de santé le plus performant et le plus solidaire du monde. Elle contribuerait à renforcer l’adhésion à la République des citoyens et des professionnels de santé qui s’en sont progressivement détachés. 

1 Source OCDE, dépenses courantes de santé.
2 Entre 10,5 et 17% du PIB (Etats-Unis, Suisse, Allemagne, Suède, France, Japon, Canada, Pays-Bas, Belgique, Autriche).
3 Plus de 15% du PIB.
4 Cet établissement public en charge de l’organisation et du financement des soins pourrait prendre le nom de France Santé – Alliance nationale pour la solidarité en santé.
5 Cet établissement en charge du pilotage des hôpitaux publics pourrait prendre le nom de France Hôpital.