Pierre Simon
Past-Président de SFT-Antel
Il y a à travers le monde deux modèles organisationnels de la télémédecine.
Le premier modèle, surtout développé dans les pays d’influence anglosaxonne, correspond à « toute forme de pratique médicale à distance utilisant les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) pour transmettre en toute sécurité des données de santé à caractère personnel par le texte, le son, l’image ou d’autres moyens rendus nécessaires pour assurer la prévention, le diagnostic, le traitement et le suivi des patients ». Il s’agit de la télémédecine informative dont l’élément structurant est le dossier patient informatisé (DPI) créé par des éditeurs de logiciels, avec toute l’organisation nécessaire à son bon usage par les professionnels de santé.
Le deuxième modèle, surtout développé dans les pays qui sont influencés par la médecine clinique développée en France aux XIXème et XXème siècles, correspond à « toute forme de pratique médicale à distance utilisant les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) permettant de réaliser des actes médicaux mettant en rapport, entre eux ou avec un patient, un ou plusieurs professionnels de santé, parmi lesquels figure nécessairement un professionnel médical et, le cas échéant, d’autres professionnels apportant leurs soins au patient. » Il s’agit de la télémédecine clinique dont l’élément structurant est le projet médical écrit par des professionnels de santé, lequel précise les nouvelles pratiques et organisations médicales qui répondent à un besoin d’amélioration de l’accès aux soins de patients isolés et/ou handicapés. Elle nécessite bien évidemment d’avoir recours au DPI, notamment dans les parcours de soin de patients atteints de maladies chroniques, afin de coordonner les rôles propres des autres professionnels de santé impliqués dans le parcours.
Si le modèle dominant dans le monde développé reste celui de la télémédecine informative porté par les industriels du numérique, il est intéressant de voir émerger dans certains pays africains le modèle de la télémédecine clinique, porté par les professionnels de santé, parfois après l’échec du modèle de la télémédecine informative.
Il est aussi frappant de constater que dans la plupart des pays d’Afrique, le besoin de télémédecine s’est exprimé dès les années 90. Des pays comme la Suisse, avec le Réseau Africain Francophone de Télémédecine (RAFT), ou l’Inde, avec le « Pan African e-Network Project », ont répondu à ce besoin africain en développant surtout du e-learning en santé et, parfois, des solutions de télémédecine informative.
Un objectif commun partagé par beaucoup de pays africains (Afrique noire subsaharienne) est de parvenir à réduire la mortalité maternelle et infantile à la naissance. De grands espoirs sont mis dans le e-learning et les organisations de télémédecine pour y parvenir.
Exemple n°1 : le Bénin. Le projet de télémédecine du Bénin s’est inscrit dans le cadre d’un accord intergouvernemental ratifié en juin 2009. La demande est venue du gouvernement béninois qui a souhaité le soutien financier de la France (ministère de la coopération, maîtrise d’ouvrage déléguée au Centre National d’Etudes Spatiales ou CNES). La dotation française d’investissement en équipement numérique a été de 800 000 euros. Le marché des équipements a été remporté par une société française (Telemedecine Technologies), suite à un appel d’offres international.
L’objet du projet était de concevoir, déployer et gérer un réseau de télémédecine informative par satellite reliant le Centre National Hospitalo-Universitaire (CNHU) de Cotonou à 5 hopitaux départementaux et 4 hôpitaux généraux de zone. La géographie et les infrastructures déjà existantes ne permettaient pas aux citoyens béninois d’avoir une égalité d’accès aux soins.
La plateforme MEDSKY via satellite a été choisie pour échanger des données informatiques, dont des données de santé, entre les sites hospitaliers choisis. Cette télémédecine informative a plusieurs objectifs :
1) améliorer la qualité des diagnostics médicaux pour faciliter la prise en charge et le traitement des pathologies par des échanges de DPI, comportant des documents multimédia annexés (imagerie, radiologie, photos, etc.),
2) obtenir une téléexpertise de deuxième avis médical de la part de médecins spécialistes exerçant dans un centre de référence situé dans un CHU du Bénin ou de France,
3) partager entre professionnels de santé de l’expérience et des compétences.
Ce projet de télémédecine est accompagné d’un projet de téléformation des professionnels de santé béninois par visioconférence afin d’éviter les coûts de déplacement, notamment en France, prendre en compte les disponibilités dues à des formations extérieures, et enfin disposer de compétences identiques sur chaque site équipé.
Les principales applications mises en place entre 2010 et 2013 ont été l’élaboration d’un dossier médical de consultation partagé par l’intermédiaire d’un centre de régulation de la télémédecine, la gestion des données d’imagerie médicale, l’usage de la vidéoconférence IP multipoint pour les téléconsultations et/ou téléexpertises, la fourniture d’une capacité satellitaire partagée avec un niveau de débit garanti pour les séances de téléconsultation/téléexpertise.
Cette première phase de déploiement technique et de formation des professionnels de santé s’est achevée à la fin 2013 sans qu’il y ait eu réellement l’appropriation de ces équipements numériques par les professionnels de santé, notamment dans les domaines de téléconsultations/téléexpertises. L’objectif fixé initialement par le gouvernement béninois n’était que partiellement atteint.
D’où la mise en place d’un nouveau plan stratégique de la télémédecine clinique en 2013 pour une période expérimentale allant jusqu’en 2017. Ce nouveau plan gouvernemental vise à améliorer la qualité des prestations médicales (téléconsultations, téléexpertises) ainsi que l’efficacité du système de santé, notamment en prévenant les évacuations sanitaires évitables.
Ce plan stratégique comporte 8 orientations principales et l’une des conditions pour sa mise en œuvre efficace est que l’accès à un réseau de communication numérique soit possible pour que les pratiques professionnelles de téléconsultations/téléexpertises soient de bonne qualité.
Le gouvernement béninois a misé sur ce programme de télémédecine, non seulement pour réduire l’inégalité d’accès aux soins de la population béninoise due en grande partie au manque de professionnels de santé médicaux, en particulier de médecins spécialistes dans le secteur public, mais aussi pour soulager le budget national du coût des évacuations sanitaires. Le gouvernement béninois voulait ainsi, en modernisant l’exercice de la médecine, séduire les médecins béninois formés en France pour qu’ils reviennent exercer dans leur pays d’origine à la fin de leurs études.
Pour une population de 11 millions d’habitants, le Bénin ne dispose que de 500 médecins dans le secteur public, dont 200 spécialistes, et d’un millier de médecins dans le secteur privé dont 250 spécialistes, soit une densité globale de 15 médecins pour 100 000 habitants, dont 5 spécialistes pour 100 000 (en France : près de 300 médecins/100 000 hab., dont 150 spécialistes pour 100 000). Outre ces déficits en professionnels de santé médicaux et en infrastructures sanitaires adéquates, le coût annuel des évacuations sanitaires s’élève au Bénin en 2012 à 610 millions d’euros et plus de 90 % de ces évacuations se font vers la France.
Le développement de la téléconsultation/téléexpertise spécialisée impliquant les quelques 500 médecins spécialistes béninois ne peut se réaliser que grâce à une formation et une organisation nouvelle des professionnels de santé, avec le prérequis d’un réseau numérique adapté. Il faudra attendre 2018 pour connaître le résultat de ce nouveau programme de télémédecine clinique, en particulier son impact sur les évacuations sanitaires.
Exemple N°2 : le Sénégal. Le Sénégal développe depuis quelques années une offre de télémédecine informative orientée en particulier sur la télé-imagerie entre les hôpitaux sénégalais.
La plateforme choisie (VEPRO utilisée dans le nord de la France) est particulièrement performante dans le système d’informations radiologiques (RIS), l’archivage (PACS) et le transfert d’images. Les données de santé ainsi créées sont expédiées vers un Cloud médical, afin que tous les professionnels de santé autorisés puissent consulter les images radiologiques et le dossier médical « unique » de chaque patient.
Pour la téléexpertise radiologique et d’autres spécialités, à visée diagnostique et/ou de deuxième avis, les médecins spécialistes experts sont consultés par e-mail ou SMS (téléexpertise asynchrone écrite). Les réponses fournies sont ensuite communiquées aux médecins demandeurs à travers le Cloud médical.
Pour une population de 11,5 millions d’habitants, dont 25% sont à Dakar, le Sénégal dispose de 7 médecins pour 100 000 habitants, de 35 infirmières pour 100 000 (France : 984/100 000), d’1 sage-femme pour 400 000 habitants (France: 134 pour 400 000) et de 75 gynécologues-obstétriciens pour l’ensemble du pays, dont la moitié exerce dans les plus grands hôpitaux.
En mars 2015, Birama Apho Ly présentait les différents projets de télémédecine du Sénégal. Il soulignait que la télémédecine était de plus en plus utilisée dans les hôpitaux, dans les centres de santé de district et dans les programmes de santé. Après une revue large de la littérature, incluant les médias, l’auteur retrouvait 32 projets sénégalais publiés entre 1990 et 2013. L’AMREF (African Medical and Research Foundation) Flying Doctors, ONG africaine de santé publique, fut à l’origine de la moitié des projets sénégalais de télémédecine. Cette ONG, créée en 1957 par trois chirurgiens, a son siège à Nairobi. Elle compte aujourd’hui 800 salariés. Elle agit pour améliorer la santé en Afrique.
L’AMREF a développé d’abord un programme de télémédecine informative dans trois pays africains francophones (Sénégal, Mali, Guinée). Au Sénégal, cette ONG intervient auprès des populations les plus pauvres et marginalisées pour améliorer leur état de santé. Elle organise des formations en e-learning, notamment auprès des sages-femmes qui exercent dans les centres de santé, dans le but de réduire la mortalité maternelle et infantile à la naissance (programme « Stand Up for African For Mothers » lancé en 2011). L’AMREF estime que c’est la formation continue des sages-femmes qui permettra de réduire la mortalité maternelle et infantile. Les zones d’intervention ciblées se situent au niveau des régions de Dakar, Thiès, Kaolack, Tambacounda, Saint-Louis, Ziguinchor, etc.
En 2000, l’accès aux TICs a été déclaré, dans la plupart des pays africains, comme une composante du 8ème Objectif du Millénaire pour le Développement (OMD) visant en particulier la santé, avec la lutte contre la mortalité infantile et maternelle, la lutte contre le VIH/Sida et autres grandes épidémies. Le recours à la télémédecine et à l’e-learning fut considéré comme partie prenante de tout programme numérique. La télémédecine clinique avec la téléexpertise spécialisée fut aussi un objectif prioritaire, la plupart des médecins spécialistes étant dans les CHU. Elle devait permettre aux médecins isolés des centres de santé ruraux d’entrer en contact avec leurs collègues spécialistes afin de développer leurs connaissances et leurs savoir-faire.
L’AMREF a débuté ses programmes en 2004 au Kenya (21 hôpitaux), en Tanzanie (12 hôpitaux) et en Ouganda (8 hôpitaux). Elle les développe au Sénégal à partir de 2013 dans 4 hôpitaux (Linguère, Ourossogui, Kolda et Ziguinchor) avec la mise en place des pratiques suivantes : la téléconsultation, la téléexpertise, la téléradiographie et la télééchographie. C’est le Comité National Multisectoriel de Pilotage de la télésanté/télémédecine (CNMPT), créé en mars 2010 par le gouvernement sénégalais, qui a en charge le programme de télémédecine du Sénégal.
L’exemple N°3 : la Côte d’Ivoire. Comme les autres pays africains, la Côte d’Ivoire a exprimé son besoin de télémédecine pour améliorer l’accès aux soins des citoyens ivoiriens dès le début des années 2000. C’est le RAFT de Genève qui fut le premier à apporter les premières solutions, notamment en développant la formation par e-learning. Puis en 2012, le réseau indien (Pan-African e-Network Project) a également proposé des formations (en anglais) au nouveau centre national de télémédecine.
C’est une ONG, Wake Up Africa, créée en juillet 2010 par le Dr Florent Diby Kouakou, cardiologue du CHU de Bouaké, qui impulse les premiers projets de télémédecine clinique, notamment la téléexpertise cardiologique de l’ECG (télé-ECG). Le premier réseau de soins cardiologiques, mis en place par cette ONG, offrait aux hôpitaux locaux et régionaux, ainsi qu’aux centres de santé ruraux ou urbains de la région de Bouaké, la possibilité d’avoir une interprétation rapide d’un ECG en cas de suspicion d’infarctus du myocarde ou devant tout événement médical justifiant cet examen. Chaque centre du réseau était doté d’un scanner qui permettait de numériser l’ECG et de l’adresser via une clé 3G au centre expert de WUA. Ce modèle réussi fut un exemple organisationnel repris en 2014 à plus grande échelle entre le CHU de Bouaké et une dizaine d’hôpitaux ivoiriens équipés par le RAFT et l’ANSUT (Agence Nationale des Services Universels de Télécommunication). Aujourd’hui, la téléexpertise cardiologique représente environ 400 lectures par mois effectuées par les cardiologues du service de cardiologie du CHU de Bouaké dirigé par le Pr Adoubi, avec la participation active de WUA et du RAFT pour la maintenance des équipements.
En 2012, à la fin de la période de guerre civile, le gouvernement ivoirien lance un plan national e-santé pour améliorer l’accès aux soins spécialisés grâce à la télémédecine informative, avec l’aide financière de l’ANSUT et du nouveau Centre National de Télémédecine dirigé par le Pr Ehua du CHU de Yopougon à Abidjan. Ce plan débutait par une phase pilote visant à mettre en relation des centres de santé de premier contact (Rubino et Cechi) avec un CHR (Agboville) et deux CHU d’Abidjan (Yopougon et Treichville) par un DPI unique. L’équipement choisi par l’ANSUT fut celui de HUAWEI. Il fut installé à la fin 2012 dans ces sites pilotes avec le logiciel DPI créé par la même société chinoise. Ce projet de télémédecine informative n’a en fait jamais été opérationnel, les professionnels de santé des centres de santé et des hôpitaux ne s’étant pas appropriés les outils mis à leur disposition. La formation à la manipulation des outils n’a pas été suffisante pour les convaincre. Il manquait un projet médical organisationnel et un cadre juridique réglementaire. Le gouvernement ivoirien vient de tirer leçon des causes de cet échec et a pris la décision de relancer un plan de télémédecine clinique s’appuyant sur un projet médical national définissant les nouvelles pratiques (téléconsultations/téléexpertises) et organisations professionnelles. Le DPI sera également unique pour toutes les structures sanitaires de la Côte d’Ivoire.
Les autorités sanitaires ivoiriennes sont à la recherche, comme tous les pays africains, de solutions organisationnelles qui permettront de réduire la mortalité maternelle et infantile à la naissance. Si la formation continue des sages-femmes qui exercent dans les centres de santé est nécessaire, comme le démontre le projet sénégalais porté par l’AMREF, il n’est pas suffisant. L’ONG WUA a lancé un projet de téléexpertise clinique ou de téléassistance médicale entre les sages-femmes des centres de santé/hôpitaux locaux et les médecins spécialistes du CHU de Bouaké (gynécologues-obstétriciens, cardiologues) visant à mieux gérer les deux complications majeures de la grossesse chez les femmes africaines : l’hémorragie chronique gravidique qui tue les mères à la naissance, et l’hypertension gravidique qui tue l’enfant au cours de la crise d’éclampsie du dernier trimestre. C’est en prévenant ces deux complications que le projet médical BLATTA N’GOUAN, écrit par les professionnels de santé du CHU de Bouaké et WUA en 2015, va se déployer dans le nord de la Côte d’Ivoire (région de Korhogo). Il vise à améliorer la mortalité materno-infantile à la naissance.
La densité médicale en Côte d’Ivoire est comparable à celle du Bénin ou du Sénégal : 14 médecins pour 100 000 habitants, dont 5 médecins spécialistes/100 000, soit une densité près de 20 fois inférieure à celle de la France. La plupart des spécialités médicales et chirurgicales sont dans les 4 CHU d’Abidjan (Cocody, Yopougon et Treichville) et de Bouaké. Toute la stratégie de la puissance publique ivoirienne consiste donc à créer un réseau numérique qui permette de mettre en contact les médecins généralistes qui exercent dans les centres de santé et les hôpitaux généraux avec les médecins spécialistes qui sont dans les CHU et certains dans les Centres Hospitaliers Régionaux. Pour y parvenir, la Côte d’Ivoire terminera fin 2017 – début 2018 une boucle de 7000 km de fibre optique, à laquelle s’ajoutera les réseaux mis en place par les deux opérateurs privés (MTN et Orange). Ce maillage numérique permettra le déploiement, à partir de 2017, du plan national de télémédecine sur l’ensemble du territoire ivoirien.
Conclusion. Ce survol de trois pays africains illustre le besoin de télémédecine, exprimé depuis une vingtaine d’années, par la plupart des pays africains pour améliorer l’accès aux soins des populations. La réduction de la mortalité maternelle et infantile à la naissance fait partie des priorités de tous les gouvernements de l’Afrique subsaharienne. Leur expérience révèle les échecs d’une télémédecine uniquement informative qui reposerait sur le seul équipement en DPI des structures sanitaires et la mise en place de plateformes permettant les échanges de données de santé entre ces structures. Il faut en fait y ajouter une implication « proactive» des professionnels de santé, médicaux et non médicaux, à travers un projet médical qui décrive les pratiques nouvelles de la télémédecine clinique, comme la téléexpertise/téléconsultation, et les organisations professionnelles innovantes à mettre en place entre les différentes structures sanitaires concernées. L’objectif des gouvernants est d’offrir à ces populations touchées par un « désert médical abyssal », l’accès aux soins spécialisés de la médecine moderne. Il faut espérer que la pratique d’une médecine du XXIème siècle permette aux jeunes générations de médecins, formés de plus en plus sur place, de rester dans leur pays pour y exercer. Mais ce ne sera pas suffisant avant plusieurs décennies.