Interview
Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po
Vous avez récemment publié l’ouvrage « inconfinables ? » aux éditions de l’Aube, cette épidémie inédite a comme vous le soulignez, mis en danger les populations fragiles dont les sans-abri. Quel regard portez-vous sur l’action des pouvoirs publics pour protéger ces populations ?
Julien Damon : Sans causticité excessive, je répondrais un regard « globalement positif ». Une mobilisation exceptionnelle a permis de compenser des lacunes dans la prise en charge et de réduire des inquiétudes élevées. Au printemps 2020 c’est l’hécatombe (terme plusieurs fois employé alors) qui était redoutée. Concrètement, alors qu’une partie des bénévoles, généralement âgés, se confinaient, il a fallu trouver d’autres personnes de bonne volonté. Les équipes professionnelles de travailleurs sociaux et les centres d’hébergement durent également gérer les craintes et contraintes de leurs personnels. Dans l’urgence du jour et dans l’incertitude de ce qu’il fallait faire, des opérations d’envergure produisirent leurs effets. Alors qu’un état d’urgence sanitaire se mettait en place, il a été convenu d’agir, selon le mot d’Emmanuel Macron, « quoi qu’il en coûte ». Ce qui était inenvisageable quelques semaines plus tôt s’est décidé : usage possible de la réquisition pour augmenter l’offre d’accueil, prolongation jusqu’en juillet de la « trêve hivernale » qui interdit les expulsions.
Collectivités territoriales, associations, organismes de logement social, services de l’État ont assuré la bonne marche, autant que faire se pouvait, d’un système de prise en charge ajusté. Qu’il s’agisse d’aide alimentaire, d’équipes allant au-devant des sans-abri (on parle de « maraudes ») ou de gestionnaires de résidences sociales, la période appelait des adaptations. Celles-ci ont autorisé une gestion de crise sans catastrophe. Non pas qu’il n’y ait rien à critiquer, mais l’ensemble, assez légitimement, a été collectivement salué.
En tout état de cause, la période aura montré qu’il était possible d’investir et de faire mieux. De 150 000 en début d’année, l’offre d’hébergement pour sans-domicile est passée à 180 000 au début de l’automne. Ce sont des centaines de millions d’euros qui ont été débloquées depuis début mars, venant s’ajouter à des sommes déjà substantielles (3 milliards d’euros par an pour l’hébergement des sans-domicile et des demandeurs d’asile). Les dispositifs, sans avoir été totalement désengorgés pendant la période de forte mobilisation, ont connu une pression décroissante. Il faut dire aussi que la fermeture des frontières a significativement limité la pression liée aux mouvements migratoires. Le reconfinement a induit de nouveaux efforts encore. Dans un tweet du 3 novembre, la Ministre du logement résumait l’ambition : « J’ai réuni ce matin au téléphone tous les préfets de France. La consigne est claire : mise à l’abri générale des personnes à la rue. Toutes les places d’hébergement nécessaires doivent être ouvertes. » Bref, la mobilisation est une nouvelle fois générale, même si avec cette forme de lassitude qui semble marquer ce deuxième confinement dans toutes ses composantes. Le reconfinement se déroule à un moment de relatif épuisement consécutif au premier confinement. Le plan hiver, en contexte de crise sanitaire, débute avec de la fatigue, chez les travailleurs sociaux comme chez les soignants, mais aussi avec des moyens qui n’ont jamais été aussi élevés.
Vous avez publié il y’a un an une comparaison européenne de la gestion des campements de migrants sans-abri. Quelles sont vos conclusions et vos recommandations ?
J.D. : Ces campements de migrants sans-abri défraient la chronique. De Calais à Paris la situation et les politiques françaises s’avèrent en effet assez particulières quand on se compare en Europe.
Le développement du phénomène a des racines plus anciennes que la crise migratoire des années 2000. Mais c’est elle qui alimente principalement cette spécificité française des campements de migrants sans-abri avec parfois plusieurs centaines de personnes, voire plusieurs milliers. Il y a, en tout cas, en France, des précédents. Les campements sur la voie publique ont été ainsi utilisés dans Paris, au début des années 1990, comme un instrument de communication et de mobilisation, en faveur des mal-logés immigrés. C’est l’affaire, un peu oubliée, des « Maliens de Vincennes ». Un peu plus tard, toujours dans les années 1990, le mouvement des « sans-papiers » a bénéficié d’une forte visibilité politique et médiatique. Ces sans-papiers n’étaient pas dans des campements, plutôt dans des squats, avec des affaires très médiatisées comme l’Église Saint Bernard. La solution – si on peut parler de solution – des campements n’était pas alors jugée valide du point de vue des associations. Cependant, à partir des années 2000 une partie du secteur associatif va distribuer des tentes aux sans-abri. Ceci donne une nouvelle visibilité aux campements. Il s’agit d’abord, en premier lieu, à Paris, de quelques tentes de SDF. Cette initiative ne fait pas l’unanimité. Certaines associations la critiquent car elles y voient une aide à l’installation des sans-abri dans la rue plutôt qu’une aide à leur sortie de la rue. Au milieu de la décennie, les tentes reviennent en force avec l’initiative, assez désordonnée au départ, des Enfants de Don Quichotte. Au total, les tentes ont progressivement été acceptées, tolérées dans les rues des métropoles françaises. La crise migratoire les a en quelque sorte remplies.
Nulle part ailleurs dans les capitales de l’Europe limitrophe (Londres, Madrid, Berlin, Bruxelles, Rome) on ne trouve de tels campements. Dans ces grandes villes on trouve bien des regroupements de sans-abri, quelques tentes, parfois un campement de plusieurs dizaines de personnes a pu un temps lui aussi défrayer la chronique. Mais nulle part ailleurs on ne trouve ces sites, régulièrement expulsés puis repeuplés, avec plusieurs centaines voire, répétons-le, plusieurs milliers de personnes. Pourquoi ? Deux raisons à cela. Pour le dire de façon imagée et simple, nous sommes, en particulier à Paris, à la fois trop inhospitaliers et trop tolérants. Trop inhospitaliers, car nous laissons des demandeurs d’asile et des réfugiés dans ces sites. En un mot, notre politique de gestion de la demande d’asile, quoi qu’on pense de ses fondements, ne traite pas bien les dossiers, tous les dossiers. Des efforts très importants sont faits, en particulier du côté des administrations souvent trop décriées. Mais ces efforts ne répondent pas à une demande qui désormais singularise la France (le pays est en effet devenu le premier dans l’Union en termes de demandes d’asile). Trop tolérants, car nous acceptons la présence des déboutés et autres sans-papiers, sans les renvoyer. Ce qui n’est pas le cas chez la plupart de nos voisins qui, s’ils peuvent peut-être tolérer ces présences dans les pays, ne les acceptent pas sous forme de campements visibles ni d’ailleurs dans leurs centres d’hébergement financés sur fonds publics. Donc la relative exception française et parisienne s’explique bien par ces deux raisons a priori opposées : faiblesse dans l’organisation d’un accueil débordé ; tolérance élevée (malgré ce que l’on entend souvent) en ce qui concerne la présence dans l’espace public et dans les centres d’hébergement des sans-papiers.
Que faire ? Personne n’a la baguette magique immédiate et de court terme pour en finir avec ces situations indignes, indignes pour le pays, pour les gens qui s’y trouvent et aussi – ne jamais les oublier – pour les riverains ! En s’inspirant de ce qui se passe ailleurs une option consisterait à conduire une décentralisation poussée des politiques de prise en charge des sans-abri, migrants ou non, français ou étrangers. Pourquoi ? Partout ailleurs, dans l’Europe limitrophe, sauf à Bruxelles, ce sont les villes qui sont entièrement responsables de ce dossier. Pas de la demande d’asile, naturellement, qui est instruite par l’État. Mais de tout ce qui est gestion des hébergements et gestion des espaces publics. À Berlin comme à Madrid, Londres ou Rome, c’est la municipalité qui traite le dossier. Alors il faudrait en France, et singulièrement à Paris, transférer les moyens et les responsabilités à la ville. Aujourd’hui c’est un grand jeu de ping-pong administratif où l’État et la ville se renvoient en permanence les responsabilités. Décentraliser c’est confier le dossier aux mains des élus locaux. Et les habitants peuvent se tourner vers eux et leur demander d’agir sans qu’ils répondent sur le mode « c’est pas moi c’est ma sœur ». Les campements en France résultent, par ailleurs, des insuffisances européennes pour traiter de la crise migratoire. Insuffisance, car il n’a pas été possible de coordonner les efforts européens. Et surtout parce qu’au sein de l’espace de libre circulation les politiques n’ont plus grand-chose à voir. Essayez d’établir un campement de 100 sans-papiers dans les rues de Londres, de Berlin mais aussi de Stockholm, de Copenhague pour ne pas parler de Varsovie et de Budapest… Il en résulte que ce sujet général des sans-abri, des sans-abri européens comme les Roms et des migrants sans-abri extraeuropéens et généralement sans-papiers ne peut se traiter qu’à deux échelles. L’échelle locale, par la décentralisation, l’échelle européenne par un renforcement des obligations pesant précisément sur les grandes villes. De fait, l’État national est aujourd’hui dépassé sur ces dossiers. C’est ce qu’illustrent ces campements. Alors deux options sont possibles. L’une est celle d’une européanisation croissante, l’autre, est celle du retour des frontières. Il n’y a que ces deux options fortes. Tout le reste est littérature.
La crise sanitaire pourrait engendrer des difficultés économiques à court et à long terme pour la France mais aussi pour l’Europe. Craignez-vous une explosion de la Pauvreté notamment chez les plus jeunes (impossibilité d’entrer dans la vie active) mais aussi sur des populations en fin de carrière professionnelle ?
J.D. : La crise du coronavirus fait des victimes sanitaires, ce sont principalement les personnes âgées. Elle fait déjà et elle fera encore, dans les années qui viennent, des victimes économiques, ce sont les jeunes et les indépendants.
Il faut raisonner en deux temps. Pour dire d’abord que la pauvreté est encore largement contenue par l’effort exceptionnel de dépenses publiques. Certes les files d’attente devant les distributions alimentaires ont grandi. Certes le nombre d’allocataires du RSA augmente. Mais l’ensemble des efforts consentis par les pouvoirs publics et les régimes sociaux, qui se compte en dizaines de milliards d’euros, permet par le chômage partiel, les aides à l’embauche des jeunes ou encore les efforts pour l’hébergement des sans-abri de limiter les conséquences immédiates du considérable ralentissement de l’économie. On oublie souvent de dire, dans les commentaires, sur le plan de relance de souligner l’importance des dépenses « sociales » qu’il contient. Ce plan de relance tient en trois tiers. Aux deux volets « écologie » et « compétitivité », s’ajoute le plus gros tiers, sous le nom « cohésion ». Et sont, pour cette rubrique, débloqués 36 milliards d’euros.
Pour aider les 750 000 jeunes arrivés sur le marché du travail en septembre 2020 mais aussi ceux qui sont aujourd’hui sans activité ou formation, le gouvernement mobilise environ 7 milliards d’euros. Le plan « un jeune, une solution », lancé le 23 juillet 2020, et encore évoqué par le Président de la République dans son intervention télévisée le 24 novembre, vise à offrir une solution à chaque jeune. Il s’appuie sur un ensemble de leviers qui n’ont jamais autant été dotés budgétairement : aides à l’embauche, formations, accompagnements, aides financières aux jeunes en difficulté, etc. afin de répondre à toutes les situations. L’objectif affiché, et auquel tout le monde peut souscrire, est de « ne laisser personne sur le bord de la route ». Dans une certaine mesure tout ceci fonctionne assez convenablement. Un chiffre seulement : le chômage des jeunes, c’est-à-dire la proportion des jeunes actifs (on ne compte pas ceux qui suivent leur scolarité) est de 20 % à l’automne 2020. Cependant ce chômage des jeunes fait, depuis des décennies, du yo-yo entre 15 % et 25 %. Simplement pour dire ici que la situation n’est pas catastrophique. À la différence d’autres pays (Espagne, Italie ou Suède par exemple), le chômage des jeunes actifs n’a pas fortement augmenté. En un mot, l’État-providence à la française, renforcé comme jamais, confronté à des défis de financement colossaux (car les recettes se sont effondrées) joue encore bien son rôle d’amortisseur de crise.
La grande question, contenue dans celle que vous me posez, est celle de l’avenir. Et bien, en l’occurrence, on ne peut être que pessimiste, raisonnablement pessimiste, mais vraiment inquiet. Les amortisseurs sociaux de type chômage partiel ne sont pas éternels. Viendra le moment du chômage qui sera fait de blocage des recrutements, de fermeture d’entreprises et de plans sociaux. Ceux qui en pâtiront le plus, ce sont les jeunes. Il faut aussi dire un mot des indépendants. Ce sont eux, artisans et commerçants qui ont vu leurs activités totalement arrêtées, qui sont directement frappés par la crise. S’ils n’arrivent pas à rouvrir le rideau de leur boutique, s’ils sont contraints de revendre leur licence de taxi, s’ils ne retrouvent pas les clientèles de leurs activités d’expertise, ils vont basculer dans un dénuement moins bien compensé que pour les salariés. C’est déjà eux qui paient le prix du ralentissement économique, sans chômage partiel même si certes avec des fonds de solidarité spécifiques. C’est eux qui paieront les frais d’une économie qui mettra du temps à se relancer, malgré l’importance du plan de relance.
Sur le plan de la pauvreté, je voudrais dire, pour finir, que nos instruments de mesure sont assez inadaptés. D’abord les derniers chiffres dont on dispose sont pour 2019. Ensuite, avec un seuil de pauvreté qui est fonction du niveau de vie médian, si le niveau de vie médian baisse (ce qu’il est raisonnable d’envisager pour 2020 et 2021) alors le seuil de pauvreté baissera, et, mécaniquement, le taux de pauvreté. Petite absurdité du système : quand tout va bien, la pauvreté augmente presque mécaniquement, quand tout va mal c’est l’inverse. Bon, c’est un simple petit sujet technique, mais il a son importance. Tout de même moindre que ce constat essentiel : ce sont les jeunes et les indépendants qui vont payer, à long terme d’ailleurs, les conséquences économiques du coronavirus et des confinements.
Vous avez évoqué dans un entretien à « l’Opinion » que cette crise sanitaire mettait en exergue l’importance de l’économie informelle en France. Pourriez-vous développer ces effets ? Est-ce possible de chiffrer approximativement son impact sur les ressources de la Sécurité sociale ?
J.D. : Là aussi c’est un sujet de première importance. Je réponds d’abord sur le chiffrage approximatif de ce travail au noir et de cette économie de la débrouille : je n’en sais rien ! À plus forte raison sur son impact sur le financement des régimes de protection sociale. Diverses méthodes existent pour l’estimer, du côté ministère des finances ou URSSAF.
Le point d’actualité a trait à des observations plus sociologiques qu’économiques. Dès le premier confinement les files d’attente aux distributions alimentaires ont étonné. On peut les expliquer de façon un rien originale par rapport à ce qui se raconte habituellement sur l’explosion de la pauvreté. D’abord, ces files paraissent très denses, car il y a moins de services de distribution alimentaire. Tout simplement parce qu’une partie des bénévoles, généralement âgés, restent confinés (pendant les périodes de confinement, naturellement). Ensuite, dans un espace public qui est vidé de ses passants, on voit davantage ces services de distribution alimentaire qui, de surcroît, pour certains d’entre eux étaient auparavant organisés dans des bâtiments et qui, pour des raisons sanitaires, sont maintenant organisés à l’extérieur. Ceci dit, les prestataires de ces services, généralement associatifs, ont rapporté des profils nouveaux, qu’il s’agisse de jeunes ou de personnes plus âgées jamais venus, dont des allocataires de minima sociaux qui, eux aussi, n’avaient jamais sollicité cette aide. Or les bénéficiaires de minima sociaux n’ont pas vu leurs niveaux de vie diminuer. J’entends par là leur niveau de vie tel que l’on peut le mesurer à partir des prestations légales et de la fiscalité. Si ces personnes ont eu nécessité de recourir à des aides exceptionnelles c’est, d’une part, parce que parfois de nouvelles dépenses s’imposaient à elles. Pensons aux familles qui n’avaient plus leurs enfants à la cantine quand les écoles étaient fermées. C’est, d’autre part, parce qu’une grande partie de l’économie informelle s’est écroulée.
Pour faire spectaculaire on pourrait parler de la prostitution et de la drogue, même si le numérique a, dans ces activités aussi, permis des adaptations. Mais plus généralement, c’est toute l’économie de la débrouille, faite d’argent liquide, de services et petits boulots qui s’est véritablement effondrée. Pas de jardinage rémunéré, moins de revenus non déclarés (en totalité ou partiellement) dans certains secteurs comme la restauration ou le bâtiment, moins de jobs d’étudiants (baby sitting, petits cours, etc.). Tout ce qui permet, en régime économique habituel, de compléter les ressources des ménages pauvres ou modestes a été largement altéré par les confinements et le ralentissement économique. Du côté des allocataires de minima sociaux, j’en veux pour preuve, parmi d’autres, un phénomène simple. Les personnes en difficulté se sont tournées vers les associations et les élus locaux, très peu vers les caisses de sécurité sociale, principalement les CAF, qui avaient pourtant abondé leurs budgets de secours exceptionnels. Bien entendu, ces aides sont peut-être moins connues. Mais il est aussi plus difficile de venir les demander en signalant que ses revenus, informels, ont diminué.
En tout cas, je tire comme leçon de la période, l’importance de cette économie informelle. Même si c’est sans chiffre précis, dans la vie quotidienne des plus modestes, des jeunes en particulier, il y a là une dimension capitale qui pouvait largement échapper aux radars. Et qui, hélas, s’avère très difficile à bien délimiter et à compenser.
Enfin, quelles sont pour vous les mesures à prendre à court et à long terme pour combattre la Pauvreté ? Les minima sociaux doivent-ils être structurellement modifiés, le revenu universel doit-il être envisagé à l’aune d’incertitudes économiques et sociales inédites ?
J.D. : Je pense que la période devrait être à l’innovation et pas aux recettes habituelles. Du côté du revenu universel, qui reviendra certainement dans la campagne présidentielle, je pense qu’il faut raison garder. Le sujet est un thème philosophique captivant. Benoît Hamon, qui en défend le principe, vient d’ailleurs de publier un livre intéressant à ce sujet. Mais je ne crois pas que le projet soit utile en France, dans un État-providence déjà universel. Je ne crois pas beaucoup non plus au rafistolage socio-fiscal du projet de revenu universel d’activité sur lequel les experts ont beaucoup travaillé. La perspective d’un RSA ouvert à tous les jeunes, et pas seulement à ceux qui ont des enfants ou qui ont déjà beaucoup travaillé, se légitime plus aisément aujourd’hui. Principalement car le coronavirus et sa prise en charge ouvrent sur de nouvelles dimensions de la solidarité générationnelle. C’est pour les plus âgés que l’on a confiné. Ce sont les plus jeunes qui paieront, dans le long terme, l’addition. Un effort particulier pour les plus jeunes – dont on ne saurait pour autant dire qu’il s’agit d’une « génération sacrifiée » – s’entend donc. Je ne crois toutefois pas aux vertus du RSA jeune. Surtout je pense que c’est un débat infini, quasi théologique en France. Je plaiderais donc plutôt pour deux nouveautés face à la pauvreté. D’abord, pour les plus modestes, des programmes vigoureux de chèques ciblés (des « vouchers » comme disent les anglo-saxons). Ensuite, pour les jeunes, des prêts garantis par l’État.
Afin de soutenir conjointement la consommation des ménages et certains secteurs économiques meurtris par la crise, le gouvernement devrait choisir l’option des chèques-services. Concrètement, sur le modèle et sur les canaux des « chèques services », « chèques restaurants » et autres CESU, il s’agirait de titres de paiement distribués à l’occasion de la fin du grand confinement. L’intérêt essentiel tient dans le fléchage possible des dépenses. Dans la mesure où la relance se devra d’être ciblée sur des secteurs qui auront particulièrement souffert, le périmètre d’utilisation possible de ces chèques pourra comprendre le bâtiment, l’hôtellerie restauration, l’alimentation. Peut-être sera-t-il possible – patriotisme économique oblige – de concentrer leur usage sur les boutiques et services de proximité. Focalisée sur des secteurs et consommations prioritaires, empêchant une épargne inutile, une vaste opération de distribution de tels chèques serait inédite. Avec une forte visibilité et une forte acceptabilité possible. Éligibilité, calibrage, distribution de tels « vouchers », restent à préciser. Les controverses seront les mêmes que celles qui ponctuent l’année civile, avec l’allocation de rentrée scolaire (ARS), ou la « prime de Noël » pour les bénéficiaires de certains minima sociaux. Faut-il, avec le même budget public, verser des fonds libres d’affectation ou servir des bons d’achat orientés ? Les destinataires choisiraient la liberté, mais les TPE, artisans, commerçants et autres indépendants préféreront des titres visant leurs activités. Quelle population soutenir de la sorte ? On peut passer par le fichier des allocataires de prestations logement, qui à partir du 1er janvier verra les ressources révisées trimestriellement automatiquement. On peut donc toucher les plus modestes. Reste tout de même des personnes qui n’ont pas ces prestations, des propriétaires pauvres et des pauvres très mal-logés ou non logés. Je plaide alors non pas pour renforcer le soutien aux associations (100 millions d’euros viennent encore d’être débloqués précisément à cet effet), mais pour soutenir les CCAS. Ces derniers pourraient être un canal de distribution aux plus démunis, repérés localement, et ne touchant pas d’aides au logement.
Du côté de la jeunesse, un effort consistant se légitime pleinement, et pas uniquement pour les plus en difficulté d’ailleurs. Toute la jeunesse va traverser une phase difficile en termes d’insertion sur le marché du travail. Aussi, pour lutter contre les effets de la crise, je pense que l’État ne devrait pas seulement accorder sa garantie à des entreprises mais aussi aux jeunes. Comment aider la jeunesse en effet ? La question retient particulièrement l’attention quand les conséquences de la crise pèsent disproportionnellement sur les jeunes. Les sortants des études pénètrent sur un marché du travail fermé et avec une dette publique gonflée. Experts et gouvernants font tourner les boîtes à idées et ressortent souvent les mêmes recettes : abaissement de l’âge légal pour bénéficier du RSA (de 25 ans à 18 ans), primes-cadeaux pour aller au resto, suppression de l’intégralité des charges sociales sur les premières embauches, rapprochements du monde de l’entreprise de la sphère scolaire. Il y a de la matière à réfléchir et à agir. Une orientation originale consiste à basculer d’un système de redistribution à un système dit de prédistribution. Dans cette optique, un peu comme une retraite inversée, avec un capital, chaque jeune se verrait octroyer au début de sa vie adulte une somme qu’il dépenserait au mieux. L’option de ces dotations en capital se finance par une augmentation de la fiscalité sur les successions. Une autre orientation originale consiste non pas à verser une dotation, mais à accorder un prêt. À la différence du capital versé sans contrepartie, le prêt appelle un remboursement. Ce qui n’est pas une mince nuance. Comment généraliser la possibilité de ces prêts ? En les faisant garantir par l’État. Tout jeune, de 18 à 25 ans, quels que soient sa situation, son parcours scolaire, ses origines sociales, pourrait prétendre à un prêt substantiel. Disons jusqu’à 50 000 euros (un RSA jeune, sur 12 mois pendant sept ans, c’est 42 000 euros). Il ne pourrait commencer à rembourser qu’après l’atteinte d’un certain niveau de revenus. On parle là de « prêts contingents ». En cas de défaut, c’est la garantie d’État qui jouerait. On pourrait même imaginer un effort supplémentaire, avec des prêts à taux zéro. Le coût deviendrait élevé, mais l’enjeu vaut peut-être le coup. Une telle opération, à calibrer elle-aussi précisément, constitue assurément un puissant investissement dans la jeunesse. Techniquement, le réseau des banques serait certainement friand de proposer un produit aussi attractif et sans risque à une clientèle souvent nouvelle. L’État, dans cette affaire, n’est ni panier percé ni nounou. Il est garant. Un beau rôle.
Professeur associé à Sciences Po, conseiller scientifique de l’École nationale supérieure de sécurité sociale (En3s), chroniqueur au Échos et au Point, Julien Damon a été, en particulier, Directeur des études à la Caisse nationale des Allocations Familiales (CNAF), chef du service Questions sociales au Centre d’Analyse Stratégique. Il a publié vingt-cinq ouvrages sur les questions sociales et urbaines. Parmi les plus récents : Un monde de bidonvilles (Seuil, 2017) ; Quelle bonne idée ! (PUF, 2018) ; La sécurité sociale (Que Sais-je ?, 2020) ; Qui dort dehors ? (L’Aube, 2020). www.eclairs.fr