Tribune
PAR ZULUM AVILA
Spécialiste des services du marché du travail au BIT
& GWENAËL PROUTEAU
Consultant en Stratégies et Politiques publiques de l’emploi
Le numérique : une révolution nécessaire pour les services publics de l’emploi
La tendance à l’intensification des technologies numériques est irréversible. Aussi bien pour les entreprises, pour les administrations publiques ou encore pour les services publics de l’emploi (SPE), les enjeux de la transformation numérique et son inscription dans la chaîne de valeur de la donnée sont majeurs. Ainsi, les Nations-Unies estiment que 50 % de la population mondiale qui vit et travaille dans les pays développés et émergents utilise Internet1, y compris pour la recherche d’emploi. Les services publics de l’emploi, quant à eux, adoptent également les nouvelles technologies et les nouveaux outils pour améliorer l’adéquation entre les personnes et les emplois disponibles existants ; cela se faisant à des degrés divers de développement et d’investissement.
L’enquête récente sur l’utilisation de la technologie par les SPE2, réalisée par l’Organisation internationale du travail, a révélé que 75 structures réparties dans 69 pays de toutes les régions du monde sont en capacité de fournir des services de base en ligne, tels que des informations sur les offres d’emploi et l’inscription des usagers. Un tiers des répondants à cette enquête propose déjà des solutions issues de l’intelligence artificielle (IA) à leurs usagers, qu’il s’agisse de chercheurs d’emploi ou d’employeurs. Il est à noter que dans les pays en voie de développement où les réseaux filaires sont peu développés, le smartphone est la principale porte d’accès au web et aux services de recherche de l’emploi. Par ailleurs, le déclenchement de la pandémie de la COVID-19 a renforcé cette tendance à l’utilisation du digital qui devrait se poursuivre au-delà de la crise.
Le numérique pour être au plus près des besoins du marché du travail
Les nombreux services développés pour permettre cette adaptation au marché du travail, se sont notamment concrétisés par une nette amélioration de l’accès aux offres d’emploi et aux aides au recrutement. En proposant la détection de profils et l’adéquation entre les compétences des travailleurs et les postes à pourvoir, le numérique peut ainsi être un formidable outil de fluidification et de circulation de l’information entre l’offre et la demande d’emploi. Aujourd’hui les applications numériques permettent aux utilisateurs les plus autonomes d’accéder à certaines prestations, libérant ainsi du temps pour que les conseillers des services publics de l’emploi puissent cibler les publics les plus éloignés du marché de l’emploi. Les conseillers sont ainsi en mesure de délivrer un accompagnement plus personnalisé et plus renforcé, tout en se déployant sur l’ensemble du territoire afin d’assurer une présence au plus près des besoins des populations.
Les applications numériques offrent de nouvelles possibilités pour gérer des cohortes de chercheurs d’emploi confrontés à des difficultés et des obstacles de natures diverses, dans le but d’accéder au marché du travail et au maintien dans la population active. Les résultats de l’enquête mondiale sur l’utilisation de la technologie pour améliorer l’inclusion montrent également que près de 8 SPE sur 10 ont déclaré utiliser de manière proactive les canaux numériques et d’autres technologies pour atteindre et impliquer les personnes handicapées. Les travailleurs plus âgés, victimes de préjugés à l’embauche, constituent un autre groupe de chercheurs d’emploi capables d’accéder à des services à distance dans 60 % des SPE ayant répondu à l’enquête. Les différents canaux, web et téléphone, utilisés pour recourir aux prestations et/ou aux différents services, contribuent à briser les obstacles traditionnels à la communication et à la mobilité. L’enquête mondiale de l’Organisation internationale du travail souligne également que l’emploi est l’un des domaines les plus critiques des services publics nécessitant de meilleures capacités numériques.
Les services d’emploi numériques pour l’inclusion sur le marché du travail (Enquête de l’Organisation Internationale du Travail)
Si la technologie offre de nouvelles possibilités, la fracture numérique fait que les disparités persistent pour certains groupes. Pour la moitié des SPE ayant répondu à l’enquête citée, la fourniture de services par des canaux technologiques reste faible pour les femmes en tant que parents isolés, les migrants, les réfugiés, les travailleurs déplacés, les minorités et les populations autochtones. Acquérir la technologie ne suffit pas, les SPE doivent appréhender les obstacles auxquels sont confrontés les différents groupes de chercheurs d’emploi afin de tirer parti du potentiel qu’offre la technologie et de garantir un accès égal à tous les chercheurs d’emploi et plus largement à tous les utilisateurs de ce type de service.
La fracture numérique : une question multifactorielle pour la recherche d’emploi
Si certains aspects de la fracture numérique se sont réduits au fil du temps, l’inégalité persiste pour les chercheurs d’emploi déjà confrontés à des obstacles pour décrocher un emploi et le conserver. La faible culture numérique est l’un des facteurs dont les SPE doivent tenir compte dans la conception des services de l’emploi. Les obstacles qui empêchent une plus grande utilisation de ces services numériques liés à la recherche d’emploi sont toutefois multidimensionnels. Voici quelques-unes des contraintes les plus courantes auxquelles sont confrontées ces personnes défavorisées sur le marché du travail :
Accessibilité technique et financière : Un rapport du Forum économique mondial3 publié en 2016 souligne que 31 % de la population mondiale vit dans des pays qui ne disposent pas d’une infrastructure 3G pour soutenir la transition des données. Même dans les pays disposant d’une technologie de réseau supérieure, les chercheurs d’emploi ne peuvent pas se permettre une connexion à internet qui soit fiable et rapide. Selon ce rapport, la connectivité à haut débit n’est abordable pour l’ensemble de la population que dans 29 pays. De surcroît, la majorité des personnes à faible revenu dans les marchés émergents dépendent fortement des téléphones portables prépayés pour se connecter à internet. Outre les frais de forfait de données, l’utilisation de l’internet entraîne d’autres coûts, notamment ceux liés à l’électricité pour recharger la batterie du téléphone portable. Pour ceux qui ne possèdent pas d’appareil personnel pour accéder à l’internet, le coût du transport pour se rendre à un point d’accès comme un café internet ou une bibliothèque publique où les utilisateurs doivent payer des frais (accès, numérisation, impression) grève souvent leur budget.
Adaptabilité aux usages et aux pratiques : Les chercheurs d’emploi les plus défavorisés possèdent ou partagent souvent un téléphone portable prépayé pour accéder à internet. Il n’est pas toujours implicite pour eux de l’utiliser pour la recherche d’emploi et le dépôt de candidature à une offre d’emploi. Par ailleurs, les plateformes numériques de recherche d’emploi et les utilitaires existants pour améliorer et fluidifier l’employabilité ne sont pas tous optimisés au profit des applications mobiles. Des irritants tels que les longs buffers (dépassement de mémoire) et les plantages rendent difficile l’importation de données ou la réalisation de tâches multiples comme la création d’un CV vidéo, l’intégration de didacticiels vidéo, le suivi d’une formation en ligne, etc. Le contenu proposé en ligne n’est pas toujours disponible dans les dialectes locaux ou adapté aux dénominations familières des postes de travail. Les chercheurs d’emploi peu qualifiés et ceux qui cherchent un premier emploi trouvent également difficile et frustrant de remplir des demandes d’emploi à partir d’un vocabulaire lié à des compétences qu’ils ne comprennent pas ou ne conceptualisent pas.
Une question de compétences numériques : Le manque de compétences de base pour accéder à la recherche d’emploi en ligne est un obstacle rédhibitoire pour de nombreux chercheurs d’emploi. Ainsi seuls 40 % des résidents des pays couverts par le rapport 2020 de l’Union internationale des télécommunications4 sur la mesure du développement numérique, affirment savoir effectuer des opérations de base en ligne comme l’envoi d’un e-mail avec une pièce jointe. En plus des compétences de base nécessaires pour naviguer sur internet, les chercheurs d’emploi doivent savoir comment s’inscrire en ligne, sélectionner et filtrer des offres d’emploi à l’aide d’un moteur de recherche, soumettre une demande d’emploi et appréhender les critères permettant de s’assurer de la véracité d’un portail d’emploi et de distinguer un site internet d’une application mobile.
Un changement d’implication de l’usager, une nécessaire acceptation : Certaines personnes ne voient pas de raison impérieuse d’utiliser l’internet en général, et encore moins pour y chercher du travail. Dans certains cas, la cause sous-jacente du rejet peut être culturelle ou générationnelle. McKinsey5 estime que les non-utilisateurs d’internet se trouvent principalement parmi les personnes âgées (55 ans ou plus), les personnes vivant sous le seuil de pauvreté, souvent dans les zones rurales, et la population analphabète. Les femmes sont les plus touchées par ces conditions, représentant 52 % de la population hors ligne. Une combinaison de vulnérabilité et de méconnaissance de l’appui spécifique à la recherche d’emploi que les chercheurs d’emploi pourraient trouver via Internet, les empêche de mener activement les démarches d’aide ou d’utilisation des services d’emploi en ligne. La crise actuelle de la COVID-19 a cependant poussé des chercheurs d’emploi réticents à démarcher à distance une aide auprès des services de l’emploi en raison des conditions de blocage qui prévalent encore dans de nombreux pays.
Une évolution des méthodes de recrutement : Les méthodes de recrutement utilisées par les employeurs évoluent également en raison de la généralisation de l’utilisation d’Internet pour la recherche d’emploi. Les personnes qui n’ont pas d’accès continu à Internet sont désavantagées lorsqu’elles postulent à des emplois en ligne, en particulier dans les secteurs qui dépendent fortement de cette méthode de recrutement (par exemple, les chaînes internationales de la grande distribution, les hyper et supermarchés). Notons que lorsque les chercheurs d’emploi issus de milieux moins favorisés parviennent à postuler en ligne, ils sont toujours confrontés à la difficulté de ne pas être facilement joignables par les recruteurs. C’est notamment avéré pour les invitations aux entretiens et le suivi de leurs candidatures. Il arrive majoritairement que ces chercheurs d’emploi ne possèdent ni d’adresse électronique personnelle, ni de numéro de téléphone portable, et souvent n’ont pas accès à une ligne téléphonique fixe6. Grâce à l’intégration croissante des services et des algorithmes de recherche d’emploi, la technologie de l’Intelligence Artificielle, technologie controversée suscitant des préoccupations éthiques et morales, permet cependant un appariement plus réactif et plus précis des offres d’emploi. En l’absence d’une réglementation adéquate, la prise de décision algorithmique en matière de recrutement peut ouvrir également la possibilité de préjugés et de pratiques discriminatoires à l’égard des groupes sous-représentés.
Mettre les usagers au cœur de la stratégie de digitalisation
La compréhension des difficultés que les chercheurs d’emploi doivent surmonter pour utiliser pleinement les services en ligne, peut aider les SPE à identifier les obstacles les plus importants et à trouver des solutions pour rendre ces services plus faciles d’accès, plus sécurisés et aussi intuitifs que possible. Il appartient aux SPE de faire en sorte que leurs services s’intègrent dans l’écosystème des usagers qui rencontrent des obstacles pour s’insérer par l’emploi. Combler la fracture numérique augmente considérablement leurs chances de décrocher un emploi ou d’obtenir ainsi des revenus réguliers par le biais d’un travail indépendant.
Le SPE peut aider à préparer ces chercheurs d’emploi à faire face à une numérisation croissante du marché du travail. La réussite d’un projet de retour à l’emploi dépend d’une multitude d’éléments au cœur desquels le chercheur d’emploi doit prendre la place centrale. En effet, au-delà de la nécessité de comprendre les contextes institutionnels, politiques, économiques et sociaux qui structurent tout marché de l’emploi, il est primordial de connaitre la spécificité de chaque chercheur d’emploi et de voir comment celle-ci peut être mobilisée et insérée dans ces différents contextes.
Quoi qu’il en soit, la transformation numérique concerne la manière dont les SPE répondent aux besoins de chacun, grâce à une meilleure conception de l’aide à la recherche d’emploi, que ce soit en ligne, en face à face ou par téléphone. Si la tendance est clairement à la numérisation des services, les SPE utilisent des approches mixtes garantissant une plus grande accessibilité et une meilleure intégration. Pendant la crise COVID-19, les services en présentiel (en face à face) ont été maintenus même dans les pays où les SPE adoptent des politiques de « priorité au numérique » pour garantir l’égalité d’accès aux usagers ayant une faible culture numérique.
Les SPE ayant des stratégies numériques adaptatives se concentrent sur les besoins des usagers. À ce jour, la moitié des SPE ayant répondu à l’enquête de l’OIT citée n’a intégré la technologie que dans certains services et un cinquième d’entre eux continue à utiliser principalement les services en présentiel, par le simple fait que la plupart de leurs usagers n’ont pas ou peu de compétences technologiques avérées. L’assistance personnalisée permet aux SPE de répondre aux besoins des chercheurs d’emploi qui ne disposent pas des ressources nécessaires ou ne savent pas comment utiliser la technologie Internet pour accéder à l’offre de service à distance.
La pratique internationale démontre de façon prégnante que l’implication des usagers dans la conception des services est une pratique prometteuse. Par exemple, lorsque les chercheurs d’emploi ont la possibilité de contribuer ou de donner un retour d’information sur leur expérience d’utilisateurs des nouvelles technologies, les SPE peuvent comprendre où se situent les goulets d’étranglement et procéder aux ajustements nécessaires. Cette démarche doit être soutenue par un engagement plus ferme en faveur de la transparence des pratiques de recrutement, notamment celles liées à la réglementation des opérateurs intervenant le marché du travail. Cet engagement sera d’autant plus efficace s’il est constitutif d’un travail collaboratif entre les SPE, les partenaires sociaux et les acteurs économiques locaux.
Indéniablement placer les usagers au cœur des transformations technologiques et numériques permet aux SPE de mieux intégrer les nouvelles solutions dans les stratégies de recherche d’emploi des personnes vulnérables, tel est l’enjeu !
1 United Nations. 2020. The Impact of Digital Technologies, https://www.un.org/en/un75/impact-digital-technologies
2 Enquête de l’OIT sur « L’usage des technologies par les Services Publics de l’Emploi », https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—ed_emp/documents/publication
3 World Economic Forum. 2016. Internet for All. A Framework for Accelerating Internet Access and Adoption, http://www3.weforum.org/docs/WEF_Internet_for_All_Framework_Accelerating_Internet_Access_Adoption_report_2016.pdf
4 International Telecommunication Union. 2020. Measuring digital development Facts and figures 2020. https://www.itu.int/en/ITU-D/Statistics/Documents/facts/FactsFigures2020.pdf
5 McKinsey. 2014. Offline and falling behind: Barriers to Internet adoption, https://www.mckinsey.com/industries/technology-media-and-telecommunications/our-insights/offline-and-falling-behind-barriers-to-internet-adoption
6 ILO. 2018. Public employment services: Joined-up services for people facing labour market disadvantage, https://www.ilo.org/employment/Whatwedo/Publications/policy-briefs/WCMS_632629/lang–en/index.htm