Dossier

LA CRISE SANITAIRE NOUS A RAPPELÉ CETTE ÉVIDENCE : IL EST DIFFICILE DE PRÉVOIR L’AVENIR ET DE S’Y PRÉPARER.

Éric Badonnel

Ancien élève de l’École Nationale Supérieure de Sécurité Sociale (EN3S)

La crise sanitaire nous a rappelé cette évidence : il est difficile de prévoir l’avenir et de s’y préparer. C’est le propre de l’assurance que de se tourner vers le futur et d’identifier les risques. Celle- ci a précisément pour fonction d’évaluer l’aléa pour prévenir les sinistres et à défaut pour les indemniser. L’épidémie conduit aujourd’hui les professionnels de ce secteur d’activité à s’interroger sur l’évolution de leurs métiers à long terme. C’est le cas, en particulier, pour l’Assurance maladie complémentaire.

Les années 2020 et 2021 pourraient bien marquer un tournant. Pendant le premier confinement au printemps 2020, des espoirs ont parfois été formulés. Le « monde d’après », disait-on, réhabiliterait la dépense publique. En était-il vraiment besoin ? Elle atteignait déjà 55,6 % du produit intérieur brut en 2019. Ce « monde d’après », ajoutait-on, revaloriserait aussi le secteur non lucratif et les activités non commerciales. Il rendrait enfin justice aux métiers dossier et aux personnels du « care ». Il n’est pas certain que le monde de demain ressemble à cette utopie.

La gestion de la crise sanitaire montre l’importance stratégique de l’État, de la Sécurité sociale et de l’Assurance chômage pour organiser et permettre l’accès aux soins et pour pallier les difficultés économiques et sociales causées par l’épidémie comme par le confinement. À bien des égards, les erreurs ou les insuffisances constatées ne remettent pas en cause le haut niveau de Protection sociale obligatoire. Elles illustrent, au contraire, l’urgence de réformer l’État-Providence afin de le renforcer.

Cela n’augure pas pour autant, au sortir de la crise, l’avènement d’une ère révolutionnaire dans laquelle le niveau de la dépense publique, donc celui des prélèvements obligatoires ou de la dette, et leur impact sur la compétitivité de l’économie ne compteraient plus. Selon toute vraisemblance, le monde de demain ne devrait être précédé d’aucun grand soir.

LE MONDE D’AVANT

Dans le monde d’avant la crise sanitaire, l’Assurance maladie complémentaire tendait à devenir de moins en moins visible. Sa généralisation s’était poursuivie, pour les salariés dans le cadre des contrats collectifs. Du fait, notamment, du renforcement des règles prudentielles, les opérateurs se concentraient. Ils essayaient, avec des fortunes diverses, de constituer des groupes couvrant plusieurs risques et mêlant parfois des gouvernances différentes : mutuelles, entreprises d’assurances et institutions de prévoyance. Leurs offres tendaient à s’homogénéiser dans le cadre des contrats responsables et avec l’amélioration de la lisibilité des garanties. Leurs interventions, avec le développement du tiers payant, se faisaient plus discrètes aux yeux des assurés.

Les remboursements des organismes complémentaires d’Assurance maladie représentaient 13,4 % de la consommation de soins et de biens médicaux en 2019, contre 78,2 % pour ceux de obligatoire. Ces chiffres rendent mal compte du rôle tenu par l’Assurance maladie complémentaire dans l’accès aux soins. Ce rôle ne se réduit pas au financement, notamment dans le cadre du «100% Santé», des prothèses dentaires, des équipements d’optique et des audioprothèses. Les patients hospitalisés le savent bien, comme ceux qui souffrent à la fois d’une affection de longue durée et d’autres pathologies, ou ceux qui doivent recourir à des dispositifs médicaux.

Dans leur volonté d’équilibrer les comptes sociaux, les pouvoirs publics ont d’abord procédé à des déremboursements et à des transferts de charge de l’Assurance maladie obligatoire vers l’Assurance maladie complémentaire. Mais le coût politique de ces opérations était élevé. Assez vite, ils ont préféré prélever des taxes sur l’Assurance maladie complémentaire ou recouvrer auprès d’elle le remboursement global, a posteriori, de dépenses avancées par l’Assurance maladie obligatoire. Taxe de solidarité additionnelle, forfait patientèle médecin traitant : sur une année, l’ensemble des prélèvements atteint désormais, pour un contrat, près de deux mois de cotisation. L’organisme complémentaire d’Assurance maladie doit assumer, auprès de ses assurés, une responsabilité qui n’est pas la sienne : l’aggravation de cette charge qu’il ne peut rattacher à aucun service qu’il leur dispenserait lui-même. Les prestations ainsi financées par l’Assurance maladie complémentaire n’apparaissent pas comme telles, y compris aux professionnels de santé. Dès lors, celle-ci est de plus en plus le financeur indirect d’un système complexe perçu comme opaque.

LE MONDE DE PENDANT

Pendant le confinement du printemps 2020, des patients ont annulé ou reporté leurs rendez- vous médicaux. Ils ont renoncé à contacter leurs professionnels de santé. Des interventions ont été déprogrammées. Par ailleurs, l’Assurance maladie obligatoire a assoupli l’encadrement de la téléconsultation qu’elle a prise en charge à 100 %. Elle a aussi financé intégralement les tests de dépistage. Les dépenses des organismes complémentaires d’Assurance maladie ont été réduites d’autant.

Leurs représentants affirmaient qu’ils ne pourraient mesurer les retombées de la crise sanitaire qu’à partir de 2021, au vu du rattrapage des soins, des impayés de cotisation liés à la fragilisation de nombreuses entreprises ou du maintien des garanties santé et prévoyance.

Quoi qu’il en soit, le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2021 a visé à compenser une petite partie du surcroît de dépenses prises en charge par l’Assurance maladie obligatoire, au moment où les organismes complémentaires d’Assurance maladie faisaient des économies. Le texte prévoyait d’augmenter la taxe de solidarité additionnelle sur deux ans : un milliard d’euros sur l’exercice 2020, 500 millions d’euros sur l’exercice 2021. Ce montant pouvait être ajusté en fonction de l’évolution du déficit.

Selon qu’ils concentraient leur activité sur l’assurance complémentaire santé ou qu’ils couvraient également d’autres risques, les opérateurs étaient partagés. Les représentants des premiers n’excluaient pas un versement volontaire, en appui du partenaire qu’est l’Assurance maladie obligatoire. Les autres ne souhaitaient pas devancer le vote d’une taxe. Au final, cette ligne a prévalu.

Rapportée au déficit de la branche maladie – 32,2 milliards d’euros pour le régime général en 2020 et une prévision de 19,7 milliards d’euros en 2021- cette contribution pouvait paraître symbolique. Toutefois, l’aggravation de la pression fiscale sur les contrats d’assurance complémentaire santé était significative. De surcroît, la mesure s’inscrivait dans la continuité des décisions qui, depuis des années, avaient rendu l’intervention de l’Assurance maladie complémentaire de moins en moins visible.

LE MONDE DE DEMAIN

Pendant le confinement du printemps 2020, les organismes complémentaires d’Assurance maladie ont parfois donné le sentiment de rester à l’arrière de la crise sanitaire, à l’exception notable des services de soins et d’accompagnement mutualistes qui étaient mobilisés sur le front de l’épidémie. Le prélèvement exercé sur l’Assurance maladie complémentaire pose d’une autre façon la question de l’utilité sociale de ces opérateurs privés. Celle-ci ne serait-elle que financière ? Se réduirait-elle à la fonction des fermiers généraux sous l’Ancien Régime, à savoir : servir d’intermédiaire dans la collecte des ressources qui sont nécessaires à la puissance publique ?

Si tel était le cas, la pérennité de l’Assurance maladie complémentaire ne manquerait pas de redevenir un enjeu du débat politique en 2022, comme elle l’avait été en 2017. Certes, dissoudre l’Assurance maladie complémentaire dans l’Assurance maladie obligatoire augmenterait encore le taux apparent des prélèvements obligatoires que les marchés financiers observent avec attention : 44,1 % du produit intérieur brut en 2019.

L’accroissement considérable de la dette sociale pendant l’épidémie pourrait changer la donne. Il y a fort à parier que de nouveaux efforts financiers ne tarderont pas à être demandés à l’Assurance maladie obligatoire. Se traduiront-ils par des coups de rabot et par des transferts de charge vers l’Assurance maladie complémentaire ? Le monde de demain pourrait bien différer du monde d’avant, celui qui a précédé la crise sanitaire. Finie, l’invisibilité ? Pour autant, rien n’indique que cette ère nouvelle puisse ressembler au « monde d’après » et à ses utopies.

Les enjeux pourraient ne pas être seulement financiers. Au fond, la pertinence de l’organisation de la couverture contre le risque maladie devrait elle-même être réinterrogée. Aujourd’hui, un gros acteur public et plusieurs petits opérateurs privés remboursent souvent les mêmes prestations. Ce « copaiement » n’est pas le plus efficient au regard des coûts de gestion. Mais, surtout, il n’est sans doute pas le plus efficace en matière de gestion du risque. Les organismes complémentaires d’Assurance maladie ne peuvent intervenir que marginalement dans l’organisation de l’offre de soins ainsi que dans la gestion et le contrôle de la plupart des dépenses de santé, y compris, malgré l’efficacité de leurs réseaux de soins, dans les domaines où ils sont les premiers financeurs.

L’heure est-elle venue d’une redéfinition des paniers de soins et biens médicaux : celui pris en charge par l’Assurance maladie obligatoire et celui qui pourrait relever demain, au premier euro, de l’assurance maladie complémentaire ? Cela est-il possible dans le respect des principes qui fondent notre système de Protection sociale, ceux énoncés dans le Préambule de la Constitution de 1946 ? Il est vrai que la généralisation de la couverture complémentaire santé et l’encadrement croissant des garanties pourraient faciliter cette réforme.

En tout état de cause, les organismes complémentaires d’Assurance maladie vont devoir démontrer rapidement leur capacité à entreprendre et à innover de nouveau pour regagner des marges de liberté. Ils doivent développer des prises en charge pertinentes et efficientes, à même de réduire les inégalités sociales et territoriales dans l’accès à la santé. Leur rôle, en effet, n’est pas seulement de rembourser des soins et des biens médicaux utiles. Il est aussi et surtout, par des conseils, du suivi et de l’aide à l’orientation, de proposer des services qui permettent aux assurés d’accéder à la santé au sens large : prévention, soins, accompagnement médico-social, activité physique adaptée…

Le développement de ces services, en lien avec des professionnels de santé, ne saurait être abandonné, sans grande régulation, aux seuls acteurs du numérique. Les organismes complémentaires d’Assurance maladie doivent, d’une part, continuer à mutualiser les prises en charge et, d’autre part, personnaliser davantage leur offre de services. La sélection des risques et la tarification du risque individuel doivent rester proscrites. Naturellement, cette personnalisation des services autour de l’assuré doit préserver sa vie privée et garantir la protection de ses données de santé.

Il est difficile de prévoir l’avenir et de s’y préparer. Mais avec de l’innovation, de l’autonomie, un peu d’agilité, du traitement de données et des principes, il y aura un monde de demain, dans un cadre solidaire, pour l’Assurance maladie complémentaire.