Interview
JÉRÔME GUEDJ
Co-Fondateur du think tank Matières Grises, Ancien Député et ancien Président du Conseil départemental de l’Essonne
La crise sanitaire a eu des conséquences délétères sur les personnes âgées fortement touchées par la Covid-19 et par les conséquences sociales des mesures de confinement. Quels enseignements tirez-vous de cette situation inédite ?
Jérôme Guedj : Nous avons eu affaire à un virus particulièrement âgiste qui a remis au coeur des débats la question de la place des personnes âgées dans la société. Le premier enseignement à retenir c’est que nous y avons apporté une réponse collective extraordinaire puisque nous avons mis l’économie à l’arrêt et une grande partie de la vie sociale pour protéger les plus fragiles. C’est une forme de maturité civilisationnelle et d’un point de vue anthropologique c’est rassurant car globalement, malgré des débats qui ont pu surgir sur le thème « on en fait trop pour les vieux qui vont de toutes façons mourir bientôt », nous avons une société qui a pris des décisions drastiques, parfois attentatoires aux libertés notamment à celle d’aller et de venir, avec des contraintes sanitaires fortes, pour préserver les personnes à risque et singulièrement les personnes âgées. Finalement, cette crise a confirmé que les questions liées au vieillissement sont incontournables, qu’il s’agisse de la nécessaire adaptation de l’offre des services, du changement de modèle pour les EHPAD ou encore de la question de l’isolement des personnes âgées. Toutefois, alors même que les enjeux du vieillissement, des fragilités, de la dépendance et de la perte d’autonomie ont été largement soulignés pendant la crise, je ne suis pas certain que nous en ayons tiré toutes les conséquences. Les ajustements structurels auxquels nous devons procéder ne sont peut-être pas au rendez-vous. C’est un peu comme après le traumatisme de la canicule de 2003, il y a eu des progrès et une réelle prise de conscience, mais le changement de braquet n’a sans doute pas été opéré.
Le modèle de l’EHPAD a révélé un certain nombre de faiblesses. La prise en charge de la vieillesse et l’accompagnement en établissement doivent-ils être repensés ?
J.G. : Ces quinze, vingt, dernières années les choses se sont considérablement améliorées dans les EHPAD, nous oublions trop souvent de le dire. Ce n’était pas mieux avant, mais la crise sanitaire a été un amplificateur de problématiques qui préexistaient. Si cette crise a révélé un certain nombre de difficultés à l’instar de celles qui peuvent exister entre les hôpitaux et les EHPAD, elle a également souligné des potentialités comme la mise en place d’hotlines gériatriques qui doivent perdurer dans le temps pour continuer à faire le lien entre ces structures. Elle a montré que les questions d’autonomie, de libre choix, d’éthique et de consentement, de place et de positionnement des familles, sont devenues incontournables. Plus globalement, l’EHPAD de demain doit être repensé en termes de conception architecturale, d’ouverture sur l’environnement, d’organisation et de fonctionnement des établissements.
Nous aurons toujours besoin d’établissements spécialisés pour la prise en charge de la grande perte d’autonomie et c’est une véritable chance d’avoir un modèle français d’EHPAD avec un haut niveau de technicité et un maillage territorial fort. En partant de ce postulat, nous devons nous interroger sur la manière d’exploiter cette ressource pour qu’elle bénéficie aux résidents mais aussi aux personnes âgées vivant à domicile dans une logique de parcours et d’offre de service territoriale. C’est pour cela que nous portons avec Luc Broussy dans le cadre du think tank Matières Grises l’idée d’un EHPAD plate-forme qui jouerait un rôle de « plate-forme » de services sur un territoire, pour lui permettre de devenir un véritable centre de ressources. (Rapport de Matières Grises sur l’EHPAD du Futur) L’EHPAD, c’est aussi un lieu de vie qui ne doit pas être déconnecté de son environnement. C’est dans cette optique que j’ai proposé dans mon rapport sur l’isolement des personnes âgées le jumelage systématique des EHPAD avec des écoles, clubs sportifs et établissements culturels, pour qu’ils deviennent des lieux de vie inscrits dans le territoire et au service de la communauté vivant à proximité.
L’on constate qu’un nombre toujours grandissant de nos ainés aspirent à rester chez eux le plus longtemps possible. Que faut-il mettre en oeuvre pour les aider à mieux vieillir à domicile ? Plus généralement, comment adapter la société au vieillissement ?
J.G. : Le vieillissement va se massifier dans ses différentes composantes qu’il s’agisse des jeunes retraités actifs, des personnes en situation de fragilité ou encore des personnes dépendantes. Ces trois catégories augmenteront considérablement dans les vingt prochaines années. Cela suppose alors que la société s’adapte au vieillissement et que cette transition démographique soit regardée avec autant d’intérêt par l’ensemble des acteurs et pas seulement par ceux du secteur sanitaire ou médico-social. Tous les acteurs doivent être concernés par cette transition aussi importante que la transition digitale ou écologique, que tout le monde regarde avec attention. Cette adaptation de la société au vieillissement ne doit en revanche pas être focalisée sur les seules questions de la dépendance, du grand âge et de la perte d’autonomie, au risque d’oublier la massification du vieillissement qui s’opérera dans les années à venir. L’ensemble des secteurs seront concernés par cette transition démographique : logement, transport, vie associative et économique… La réponse doit donc être panoramique, et ne doit pas intervenir dans le strict champ du médico-social, du sanitaire, des EHPAD ou des services à domicile.
Ces éléments doivent bien évidemment être traités mais dans un continuum. Tout le monde ne finit pas dépendant puisque seulement 20 % des plus de 80 ans sont en situation de dépendance. C’est donc 80 % de la population qui vit avec des fragilités et c’est pour ces personnes qu’il faut trouver des solutions, à l’échelle locale mais aussi nationale. Je plaide ainsi pour que les acteurs de la grande distribution, de la protection sociale, du logement, du transport… intègrent dans leurs décisions les sujets liés au vieillissement et voient leur activité avec un oeil de vieux. C’est un levier de développement pour eux mais c’est aussi la nécessité lorsqu’il s’agit d’un service public et plus généralement de services offerts à la population de ne laisser personne au bord de la route, dans une société qui ne tiendrait pas compte des conséquences du vieillissement.
Vous mettez en lumière à travers votre rapport final sur l’isolement des personnes âgées l’importance du rôle des élus de proximité dans la lutte contre l’isolement des ainés. Quel rôle peuvent-ils /devraient-ils jouer ?
J.G. : La question de l’isolement des personnes âgées était un impensé des politiques publiques, au même titre que les EHPAD, les services à domicile et la prévention, malgré des alertes récurrentes des Petits Frères des Pauvres. Pour des raisons socio-démographiques nous allons voir augmenter le nombre de personnes en situation d’isolement, il faudra donc apporter des réponses en termes de prévention. Je parle dans mon rapport des élus locaux car le vieillissement est un phénomène territorial, on vieillit là où on habite : à l’échelle de son quartier, à l’échelle de son village. La question de l’accès à un certain nombre de biens et services, de commerces, de services de soins et de services spécialisés sur la perte d’autonomie est donc fondamentale et celle de la politique locale de longévité sera très certainement l’un des grands chantiers des années à venir. Les centres communaux d’action sociale sont à cet égard essentiels. Le maire aussi à travers son rôle d’ensemblier local.
D’autre part, à l’heure où près de 15 % des plus de 75 ans vivent seuls dans des villes où il n’y a pas de commerces alimentaires et que les déserts médicaux tendent à se généraliser, il est indispensable de fonctionner dans une logique de repérage de l’isolement et des fragilités, la question du « aller vers » est donc cruciale. S’il n’ y a pas cette recherche des fragilités, cet « aller vers » et que les acteurs locaux ne partagent pas les informations dont ils disposent, nous risquons d’avoir une crise du vieillissement. Plus généralement, les maires dans leur prise de conscience des enjeux de la longévité et des réponses qu’ils peuvent y apporter au niveau local doivent véritablement se saisir de ces problématiques. Cela n’exclut évidemment pas que des réponses soient apportées au niveau national. Au lendemain de la remise de mon rapport sur l’isolement des personnes âgées, des annonces allant dans le sens de la mise en oeuvre d’une stratégie de lutte nationale contre l’isolement et de la création d’un comité de lutte en la matière ont été faites. Je pense toutefois que nous n’avons pas encore totalement changé de braquet, nous n’avons pas été au bout des efforts nouveaux à faire sur ces sujets.
La prévention comme politique d’investissement en faveur de l’autonomie est-elle suffisamment prise en considération aujourd’hui ?
J.G. : La prévention de la perte de l’autonomie c’est l’adaptation de la société au vieillissement, c’est sensibiliser les différents publics (retraités actifs, personnes fragiles, futurs dépendants…) sur la nécessité d’adapter leur logement. C’est promouvoir les activités physiques adaptées, essentielles dans la prévention des chutes, c’est une politique ambitieuse de prévention de la dénutrition1. Le rapport interministériel « nous vieillirons ensemble » de Luc Broussy remis en mai dernier souligne les réponses qui peuvent être apportées (logement, mobilité…) par des ajustements des pratiques et un regard nouveau sur l’ensemble de ces politiques. Il faut améliorer les services à domicile, changer les modalités de fonctionnement de ces services et moderniser les EHPAD mais le plus important c’est d’investir en amont dans des politiques de prévention. Au moment où la 5e branche de la Sécurité sociale est créée nous devrions immédiatement mettre en place un levier puissant d’intervention en termes de prévention. La difficulté française c’est qu’aujourd’hui celui qui la finance n’est pas toujours celui qui bénéficie des économies qu’elle génère. Nous réussirons assurément une politique du Grand âge et de l’autonomie lorsque nous aurons mis la priorité sur une véritable politique de prévention, ce qui suppose parfois d’être dirigiste à l’instar de la transition écologique pour laquelle nous avons imposé des normes de haute qualité environnementale en matière de construction de logements eco-résponsables. Il faudra très certainement faire la même chose pour imposer des critères et des normes pour avoir des logements adaptés au vieillissement.
Pour l’heure, il n’y aura pas de réforme dans le domaine du Grand âge et de l’autonomie. Toutefois, le Premier ministre promet de nouvelles mesures pour renforcer la 5e branche de la Sécurité sociale. Quel regard portez-vous sur ces annonces ?
J.G. : La crise sanitaire a mis en exergue les urgences liées au vieillissement et paradoxalement la loi Grand âge et autonomie annoncée avant la pandémie est abandonnée. C’est une déception. Il y avait une forte attente en la matière et un travail important a été effectué. Le Gouvernement avait lui-meme commandé de nombreux rapports sur ces sujets (métiers du grand âge, nouvelles formes d’habitats, lutte contre l’âgisme…) jusqu’à celui de Luc Broussy qui proposait d’intégrer tous ces éléments dans une loi panoramique sur le vieillissement et la transition démographique sans se limiter à une loi centrée sur les seuls sujets sanitaires et médico-sociaux. Nous avons besoin d’une loi interministérielle, pas seulement d’une loi qui émane du ministère des Solidarités et de la Santé. C’est donc une double déception de voir qu’il n’y aura pas cette loi Grand âge et autonomie et qu’il n’y aura pas non plus pas cette loi interministérielle de la transition démographique et de la révolution de la longévité.
Les mesures inscrites dans le PLFSS vont par ailleurs dans le bon sens. Je pense notamment à l’amorce de la réforme de la tarification des services à domicile pour sortir de modalités de financement archaïques qui ne rendent pas le système attractif et engendrent des pénuries de personnels. De la même façon, c’est une bonne chose de parler de la création de 10 000 places dans les EHPAD pour les cinq prochaines années mais c’est notoirement insuffisant au regard des besoins déjà identifiés et surtout au regard de l’ampleur de ceux qui surviendront dans les dix, quinze, prochaines années. Nous avons fait un Grenelle de l’environnement, il faudrait maintenant un Matignon de la transition démographique porté au niveau primo-ministériel voire présidentiel puisque c’est une phénomène qui impactera tous les français, tous les acteurs (économiques, sociaux, culturels…). Gouverner c’est prévoir, il est donc inquiétant de constater que nous n’avons – a fortiori au lendemain de la crise – pas opéré le changement de braquet dans la prise en compte des enjeux de la longévité.
1 Semaine nationale de la dénutrition, du 12 au 20 novembre 2021.
Crédit Photo : Nathanaël Mergui