Tribune

Portrait de Béatrice Noëllec
L’accès aux soins est bien plus qu’un enjeu sanitaire : c’est un défi posé à notre démocratie

Béatrice NOËLLEC
Directrice des relations institutionnelles et de la veille sociétale à la FHP
Déléguée générale de la Fondation des Usagers du Système de Santé

Les uns après les autres, sondages et enquêtes viennent confirmer l’exceptionnel crédit dont bénéficient dans l’opinion les acteurs du monde de la santé, établissements comme professionnels. Le dernier baromètre du Cevipof1 publié en début d’année est édifiant : dans le classement des organisations en qui les citoyens ont le plus confiance, ce sont les établissements de santé qui arrivent en tête, à 82 %, à égalité parfaite avec la science. Viennent ensuite l’école, la Sécurité sociale, la police et les associations. Les entreprises, publiques et privées, se situent en milieu de tableau. Sans grosse surprise, les corps traditionnels de représentation – religions, syndicats, partis – sont bousculés, et la sphère des médias et des réseaux sociaux pareillement chahutée.

Dans notre « société de défiance généralisée » – à laquelle la sociologue Dominique Schnapper faisait déjà référence en 2010 comme l’une des tensions majeures de notre démocratie -, être en haut du podium, si je puis dire, est tout à la fois une grande satisfaction, un honneur et une lourde responsabilité, dont nous devons prendre toute la mesure en ce début de quinquennat. Car au-delà de leur mission première de soin, les acteurs de santé se trouvent ainsi garants d’un pan de la cohésion démocratique, par ailleurs largement affaiblie. La pandémie a encore renforcé cet attachement, allié à une grande empathie citoyenne vis-à-vis des difficultés de celles et ceux qui nous soignent.

Le Cevipof montre d’abord très bien la confiance accordée aux institutions et organisations qui incarnent la proximité et créent du lien social : les lieux de soin, l’école, le monde associatif. Dans un pays où 46 % des Françaises et des Français – c’est tout à fait considérable – ont le sentiment d’habiter dans un territoire en difficulté, ce sont des balises, des repères pour toutes et tous, et plus encore pour « les oubliés de la République ». L’accès aux soins est bien plus qu’un enjeu sanitaire : c’est un défi posé à notre démocratie. Cela suppose de revisiter en profondeur la notion de proximité en santé, et de travailler en parallèle une véritable pédagogie de la proximité. Pédagogie de la proximité que par le passé le politique, de droite comme de gauche, a échoué a mener sur à peu près tous les sujets, à coup de décisions imposées d’en haut et sans concertation… Nous en payons depuis plusieurs années lourdement, y compris dans les urnes, le prix.

Nous avons donc, puissance publique et acteurs de santé, une mission majeure devant nous. Pour les acteurs de santé, la confiance des citoyens nous oblige, et elle doit nous conduire à délaisser nos corporatismes et nos préjugés, et à travailler ensemble sur les territoires, au plus près des besoins qui s’expriment, au service des patients et avec eux. Dit comme cela, cela peut paraître incantatoire, et pourtant c’est exactement ce qui a surgi pendant la crise sanitaire et qui doit être sanctuarisé et pérennisé. L’argument « on ne peut transposer hors crise ce qui a marché pendant » est irrecevable, car il reviendrait à dire qu’on ne sait tirer leçon de rien. Misons donc sur l’intelligence collective !

Parmi les autres fondements de la confiance, il y a à l’évidence la protection, à travers toutes les institutions qui l’incarnent : les acteurs de santé, la Sécurité sociale, l’armée et la police… Dans un monde jugé « injuste » par 63 % des Français – là aussi, quel résultat ! – le besoin de protection contre la fragilité de l’existence est immense. Il en résulte une ambivalence à l’égard du rôle de l’état, entre attachement et lassitude. Les citoyens aspirent à une action publique plus efficace, mais ils peinent à saisir le sens profond de celle-ci. La gouvernance de la santé ne fait pas exception, et les rigidités, les cloisonnements, les complexités qui sont légion portent souvent atteinte à notre mission commune de « protection » et de réponse aux besoins de santé. Ils sont autant d’obstacles à une vision prospective partagée.

Invoquer la nécessaire simplification est trop… simpliste : s’il est mis au service du progrès, nous devrions nous réjouir que notre monde soit de plus en plus complexe. Le véritable enjeu est de passer de logiques descendantes, et parfois infantilisantes, à l’exercice d’une vraie démocratie de santé, au plus près des territoires. Dans ces temps de doute – « que savez-vous de ce qui fait nos vies » -, une démocratie de santé vivante peut et doit être un lieu de réappropriation des enjeux, associant la puissance publique, les acteurs publics et privés, les élus, les citoyens-patients. Embarquer l’ensemble des parties prenantes est le meilleur moyen de composer avec la complexité grandissante de nos environnements. Et recréer du collectif national sur le sujet de préoccupation numéro un des Françaises et des Français, n’est peut-être pas une si mauvaise idée…

Surtout, la confiance naît de l’essence même de la mission des acteurs de santé : le soin. Le philosophe Frédéric Worms le dit remarquablement : « le soin structure et révèle un pan vital des relations sociales entre les hommes ». Au-delà du soin médical, il y a le prendre soin sous toutes ses formes, qui signifie se relier les uns aux autres, face aux multiples visages de la vulnérabilité et aux nombreux périls à affronter. Dire que la société « tient », ou « a tenu » pendant la pandémie, n’est pas une image, mais la réalité de toutes ces interdépendances qui ont aussi eu des effets économiques bénéfiques. « Nous avons besoin de la coopération sociale et du débat politique », dit encore Frédéric Worms. C’est sans doute sur un tel socle que nous pourrons bâtir, enfin, une politique de prévention et de santé publique digne de ce nom dans notre pays, dans un double mouvement : la prise en considération des déterminants sociaux et environnementaux, et la prise de conscience d’une communauté de destins, alors que la pandémie a ressuscité l’approche « one health »…

Enfin, les principes même qui sous-tendent l’action en santé – la solidarité, l’hospitalité inconditionnelle, la dignité, l’égalité et la fraternité dans le soin… – sont eux-mêmes des garde-fous démocratiques. Les acteurs de santé ont d’ailleurs été nombreux à l’exprimer lors des récentes échéances électorales. Pour parvenir à dresser des caps ambitieux, à réformer intelligemment, à faire primer le contrat sur la contrainte, à préserver la cohésion sociale, à porter la santé publique et le soin aux plus vulnérables, il convient dans les années qui viennent de rester plus que jamais en éveil contre toute tentation populiste ou extrémiste. Rien n’est jamais acquis, et c’est encore une autre mission, et pas des moindres, qui convoque les acteurs de santé.

1 Centre de recherches politiques de Science Po.