Interview
MARIANNE KERMOAL-BERTHOMÉ
ex-Cheffe de service, adjointe au directeur de la Sécurité sociale, Conseillère et cheffe du pôle social au cabinet de la première ministre
interview réalisée au titre de son poste à la dss avant sa nomination au cabinet de la première ministre
Quel constat faites-vous sur le fonctionnement des prestations de solidarité, en termes de lisibilité, de compréhension par les usagers, et donc d’accès aux droits ?
Les prestations modulées en fonction des ressources représentent un enjeu financier majeur pour les finances publiques puisque le montant total versé chaque année s’élève à environ 100 milliards d’euros. L’essentiel se situe dans la sphère de la Sécurité sociale ; les trois quarts de ces prestations étant versées par les CAF. Le constat, qui est aujourd’hui partagé par l’ensemble des acteurs – pouvoirs publics, organismes de Sécurité sociale et bénéficiaires – est celui d’une forte complexité du système, qui s’explique par trois raisons. D’abord, le système actuel est un système fondé sur la déclaration des ressources par les allocataires. Ces démarches déclaratives peuvent être source d’erreurs et sont parfois décourageantes pour le bénéficiaire, ce qui peut conduire au non-recours à certaines prestations. Le deuxième sujet de complexité renvoie à l’hétérogénéité des conditions de ressources examinées, qui a fait l’objet de plusieurs réflexions, dont dernièrement dans un rapport du Conseil d’État. Il existe aujourd’hui trois grands types de bases ressources : leur juxtaposition rend le paysage des prestations sociales peu lisible pour les bénéficiaires. Enfin, une troisième source de complexité réside dans l’hétérogénéité des périodes de référence et d’actualisation utilisées pour la prise en compte de ces ressources dans le calcul des droits (année, trimestre, mois précédent). Les conséquences de cette complexité s’observent par trois phénomènes : le non-recours, les indus et la fraude. Pour la branche famille, en 2020, sur 40 millions de contrôles réalisés, près d’un milliard d’euros ont été régularisés. Il y a donc un vrai sujet autour de la juste déclaration des revenus pour permettre l’allocation à bon droit des prestations.
Quelles sont les opportunités nouvelles permises notamment par les systèmes d’information et la mise en place du DRM ?
Depuis une dizaine d’années, des travaux de fond ont été menés pour automatiser la transmission des données sociales en lien avec le principe du « Dites-le-nous une fois (DLN1X) », en particulier, avec la mise en œuvre de la Déclaration sociale nominative (DSN) et du Prélèvement à la source (PAS). La continuité de ce mouvement est le rapprochement de différentes bases de données pour éviter aux bénéficiaires de nouvelles démarches fondées sur des données qui sont déjà connues par ailleurs. En ce sens, le potentiel d’utilisation du DRM représente une opportunité majeure pour les pouvoirs publics, pour les organismes mais également et surtout pour les bénéficiaires. Par ailleurs, le DRM ouvre également des possibilités pour la prise en compte de données récentes dans le calcul des droits, dans la limite des besoins de fiabilité des données. La simplification et la fiabilisation sont deux axes nécessaires à la réduction du non-recours, des indus et des fraudes, et permettent également des gains d’efficience certains pour les organismes de protection sociale. Ces perspectives ne s’appuient pas uniquement sur des considérations théoriques mais bien sur des retours d’expériences pratiques : plusieurs projets liés à l’exploitation du référentiel de données individuelles porté par le DRM ont déjà été menés ces dernières années (revalorisation différenciée des pensions de retraite, réforme des allocations logement, indemnité inflation, complémentaire santé solidaire). Pour la suite, la feuille de route du DRM devra être précisée par le nouveau gouvernement. Les prochaines prestations calculées à partir des données du DRM devront être la prime d’activité et le RSA. Les attentes politiques autour de ces grandes réformes sont très fortes puisque le sujet a largement été mis en exergue lors de la dernière campagne présidentielle : le président réélu, Emmanuel Macron, porte le projet d’une solidarité à la source, qui repose sur l’utilisation du DRM dans la délivrance des prestations sous conditions de ressources.
Quels sont les enjeux vus de la direction de la Sécurité sociale de la mise en œuvre de ces transformations ? Quels sont les conditions de succès et les risques qui y sont associés ?
On peut distinguer quatre enjeux majeurs. Le premier enjeu porte sur la sécurisation de la donnée elle-même, qui renvoie à plusieurs travaux. D’une part, la correcte définition de la donnée, grâce à un travail sur la normalisation et la diffusion de l’information sur la donnée. La DSS souhaite sur ce point remettre en place un comité de normalisation, et le confier au GIP-MDS qui a une compétence transverse en la matière. D’autre part, au-delà de sa correcte définition, la bonne déclaration de la donnée est au cœur de cet enjeu de sécurisation. Pour fiabiliser les données déclarées, des contrôles mutualisés par les organismes doivent être mis en œuvre, à l’image de ce qui est en cours dans le cadre du projet de transfert du recouvrement de l’Agirc-Arrco à l’Urssaf. Il s’agit de s’assurer que les contrôles opérés sont cohérents et que les remontées d’anomalies donnent lieu à des corrections effectives des déclarants qui alimentent l’ensemble de la chaîne de distribution des données. Le second enjeu est juridique : les évolutions législatives et réglementaires sont nécessaires pour harmoniser les bases ressources. L’appréciation unique des revenus d’activité notamment va nécessiter des arbitrages qui peuvent être lourds de conséquences puisqu’ils impactent directement les droits des individus et les systèmes des organismes. La définition des périodes de référence va également nécessiter des adaptations juridiques. Il s’agit de trouver le juste équilibre entre des données récentes et des données fiables : les cycles de paie impliquent de fréquentes régularisations dans les mois qui suivent la déclaration et peuvent créer une instabilité des montants de prestations calculés par les organismes. Ces sujets font aujourd’hui l’objet de travaux d’expertise et d’expérimentation, notamment dans le cadre des réflexions autour de la prime d’activité et le RSA. Le troisième enjeu porte sur les systèmes d’information impliqués dans ces transformations. Toutes les données utiles au calcul des droits ne sont pas véhiculées par le DRM, il faut donc l’articuler avec d’autres systèmes d’information et sources de données. Les données fiscales doivent pouvoir servir de référence auprès des organismes sociaux puisqu’elles contiennent des informations complémentaires comme la composition du foyer, les revenus des travailleurs indépendants ou ceux perçus à l’étranger, qui peuvent servir à l’ouverture des droits. En parallèle, les CAF et les caisses MSA au premier rang, qui concentrent la majorité du versement des prestations modulées en fonction des ressources, mais également les CPAM et les caisses de retraite, doivent réussir à adapter leurs systèmes d’information existants, pour s’adosser au DRM. Le dernier défi sur ce sujet concerne la protection des données personnelles : ces transformations doivent nécessairement se faire en accord avec la législation « informatique et libertés » en vigueur, tout en assurant un retour d’information vers les bénéficiaires. En réduisant les démarches déclaratives, il faut réussir à maintenir une interlocution avec les allocataires et notamment permettre à ces derniers de questionner ou de corriger les données utilisées. Un outil existe déjà pour permettre cet accompagnement et doit être davantage valorisé : le Portail numérique des droits sociaux (PNDS), qui met à disposition du citoyen l’ensemble des informations sociales le concernant. Enfin, le dernier enjeu porte sur la gouvernance des projets de transformation : ces chantiers de moyen terme ont une portée transverse et interministérielle. La direction de la Sécurité sociale doit s’adapter et renforcer son rôle de pilotage sur ces problématiques. Sa mission est d’assurer et de renforcer la transversalité entre le GIP-MDS, qui est le concepteur de la donnée, la CNAV, qui est l’opérateur du DRM, et les organismes verseurs qui délivrent les prestations, en lien avec l’ensemble des ministères qui ont le souhait de travailler dans cette démarche de simplification, de modernisation et de fiabilisation du versement des prestations. Ce sont des enjeux qui peuvent aussi intéresser les collectivités locales pour les prestations dont elles ont la compétence. La gouvernance de ces projets d’ampleur à dimension interministérielle, sur des enjeux à la fois juridiques, métiers et de systèmes d’information, amènera nécessairement à revoir le mode de fonctionnement classique de nos administrations.