Fabienne Hubert
Coordinatrice du Clubhouse de Nantes
Bienheureux les fêlés, car ils laisseront passer la lumière. (Michel Audiard)
J’aime cette idée qu’avait développée Michel Foucault, cette idée de redonner au fou la parole, afin que ce soit lui qui fasse un autre discours sur la raison. Mais nous n’en sommes pas là, la parole des personnes souffrant d’un trouble psychique grave n’étant que rarement écoutée. Nombre d’entre elles subissent donc une double peine, insupportable : celle d’une fracture interne, liée à une perception singulière du réel ; doublée d’un fossé, telle une réplique sismique, avec l’institution familiale, sociétale, culturelle. Ce rejet massif est aussi teinté de peur, (en écho peut-être à la peur qui habite chacun d’entre nous de vivre un jour une telle fracture). Marquées d’opprobre, les personnes souffrant de schizophrénie, de bipolarité ou de dépression grave se retrouvent donc souvent dans un état d’isolement effrayant.
C’est dans cet état d’esprit que l’idée de créer un Clubhouse à Nantes s’est progressivement dessinée, afin d’ouvrir une alternative au rejet et à la déchéance sociale. Le modèle Clubhouse, né aux États-Unis dans les années 1945, est un lieu d’accueil de jour, non médicalisé, créé par et pour les personnes souffrant d’un trouble psychique grave (schizophrénie, bipolarité, dépression sévère). C’est à la fois une maison fondée sur des principes d’entraide entre pairs et de cogestion avec des salariés, encadrés par une méthode standardisée et adaptée aux spécificités françaises. C’est aussi un Club, où l’on n’est ni usager ni patient, mais membre. Cadrant et souple, le rythme de la journée de travail organisée (pierre angulaire du modèle) permet de retrouver une sécurisante scansion du temps.
L’idée qu’il manque un sas entre l’hôpital et le retour à une vie sociale et professionnelle ayant du sens commence à germer en 2015-2016 au CHU Saint-Jacques dans le service du docteur Bocher, plus précisément dans la salle commune du service où nous jouons aux cartes, au baby-foot, et où nous discutons avec les patients. Cette aire de jeu, sans blouses blanches, ravive la lumière du regard et libère la parole : on se sent plus confiant pour parler lorsqu’on est entre pairs dans cet « espace potentiel » (Winnicott).
Alors, ici et là, des besoins émergent des fêlures, notamment celui, vital, de reprendre une activité ou un travail, afin de se sentir utile, ne plus être seul, avoir un rythme, lorsqu’on sera de nouveau dans le monde « ordinaire ». La notion de rythme revient souvent, comme un cadre sécurisant après ce temps dilué dans ces lieux hors du temps que sont ceux du monde des services de l’hôpital, ceux de la psychiatrie en particulier. Car, finalement, s’impliquer dans une activité, salariée ou non, c’est avoir le pouvoir de transformer son environnement et d’être transformé, à son tour, par cette activité. C’est être reconnu par les autres comme étant capable de construire sa vie.
La crainte et l’espoir cohabitent, car oui, les idées fusent mais en est-on capable ? Comment s’y prendre ? Comment oser reprendre la parole sans avoir honte des tremblements, des trous de mémoires et ceux d’un CV parfois vieux de 20 ans ? Comment se former aux beaux-arts, par exemple, quand l’Art Brut jaillit de la main mais que la peur d’être jugé par les autres, ceux du monde ordinaire, est chevillée au ventre ? Qui va faire confiance quand on n’a plus l’habitude de se faire confiance depuis, parfois, toute une vie ? En un mot, comment reprendre un peu de pouvoir sur soi ?
Et puis, arrive un jour où l’on se sent mieux, « stabilisé » grâce au séjour en psychiatrie, marchant d’un pas mal assuré sur le chemin du rétablissement. Mais hélas trop souvent, après quelque temps hors les murs, le chemin se transforme en un fossé trop insécurisant pour le franchir seul. La fragile confiance s’est brisée sur le regard de l’autre, des autres, ceux de l’extérieur qui n’ont pas ces grandes fêlures intérieures. Et la famille, épuisée, ne sait pas, ne sait plus comment faire pour aider. Et l’on revient à l’hôpital.
Alors, en 2017, après la lecture d’un article sur le modèle Clubhouse dans un quotidien national, l’impérieuse nécessité de créer ce lieu à Nantes s’est fait sentir. Enfin, un sas entre le monde ordinaire et celui de l’hôpital qui permet progressivement la réinsertion psychosociale des personnes souffrant d’un trouble psychique grave.
Démarré fin 2017, le Clubhouse de Nantes a ouvert en 2020, soutenu par l’Association Clubhouse France et porté par un comité de pilotage dynamique et solide. C’est ainsi que le docteur Bocher, premier soutien dynamique de ce Club, nous a permis de nous réunir rapidement avec les docteurs Denis Leguay et Patricia Saraux, ainsi que Marie-Annick Benâtre et l’ARS des Pays de la Loire. Grâce à ce portage fort, la dynamique de création a trouvé un formidable écho à la fois dans la générosité privée du tissu des entreprises et des fondations en Pays de la Loire, mais aussi du côté de l’état et des collectivités territoriales. Mais l’essentiel de cette construction est l’implication sans failles des membres fondateurs, c’est-à-dire des personnes souffrant de troubles psychiques. Grâce à la dynamique de ce groupe restreint, fondée sur les travaux d’Anzieu, Festinger, Kurt Lewin, et ceux de Bion, l’ouverture du Club s’est faite dans les meilleures conditions qui soient.
Ce modèle devrait trouver un essor considérable dans un futur proche, tant les besoins sont immenses.