Tribune

« La fin du salariat parfois annoncée par certains n’est pas pour demain. »

Par
Franck Morel
Avocat associé chez Flichy Grangé Avocats,
Ancien conseiller social du Premier ministre

Le travail se transforme. C’est une évolution continue tant elle accompagne les mutations de l’économie et les besoins de nos concitoyens. Évoquer la valeur travail, c’est évoquer la place donnée au travail dans la société, la fonction que remplit le travail pour l’individu et l’importance qui y est attachée. C’est une question récurrente dans le débat public. À l’occasion des élections présidentielles de ces trente dernières années, elle a le plus souvent été au centre des préoccupations, pour résorber la fracture sociale, pour travailler plus pour gagner plus, pour organiser un lien intergénérationnel entre seniors et jeunes, pour sécuriser le droit du travail et faciliter les parcours professionnels, pour garantir la soutenabilité de notre régime de retraite.

Aujourd’hui, le travail demeure au centre des interrogations et est confronté à de nouvelles questions. Il reste au centre du financement de notre système de Protection sociale, assis sur des contributions reposant sur la masse salariale, ou les revenus d’une activité indépendante pour l’essentiel, et dont les équilibres sont sensibles aux évolutions de l’activité.

On peut dénombrer aujourd’hui trois grandes tendances qui viennent changer le travail et qui vont solliciter l’action de tous ceux qui organisent les conditions dans lesquelles le travail est effectué. La diversification des statuts (1), l’éclatement des temps (2) et la place donnée au travail dans le parcours de vie (3) constituent ces évolutions.

De manière transversale, seule une méthode qui s’appuie de manière pragmatique et organisée sur le dialogue social peut appréhender de manière constructive et utile ces changements.

1. La fin du salariat parfois annoncée par certains n’est pas pour demain. L’essentiel des actifs sont salariés. Pour autant, les cinquante dernières années se caractérisent par une diversification des formes d’activités. L’intérim, critiqué à ses débuts, a largement trouvé sa place, les entreprises de travail temporaire étant devenues en 2005 des agences d’emploi et pouvant recruter des intérimaires en CDI depuis 2015. Le portage salarial, né dans les années 80, a été régulé par la loi puis une convention collective à partir de 2008. L’essor de l’autoentrepreneuriat sans précédent depuis la création de ce statut en 2008 montre l’appétence pour un accès rapide et aisé à une activité indépendante, rampe de lancement, force d’appoint ou de subsistance. Enfin, le développement des plateformes de travailleurs indépendants, particulièrement dans les secteurs de la mobilité, nous interpelle sur l’équilibre à trouver. C’est une réponse en termes d’accès à l’activité pour des personnes qui ne trouvent pas de place dans le marché du travail, mais elle suppose une régulation pour éviter la précarisation tout en permettant une satisfaction plus rapide des besoins des consommateurs. Ces formes d’activités nouvelles vont être rejointes par d’autres et derrière cette diversité des visages du travail est illustrée la recherche perpétuelle entre flexibilité, souplesse, liberté et garanties sociales, sécurité, régulation.

2. La France d’aujourd’hui et de demain est moins celle d’une économie marquée par le taylorisme où les règles du théâtre classique que sont l’unité de temps, de lieu et d’action marquent l’organisation du travail. Le travail est morcelé et chacun veut de plus en plus gérer ses horaires pour prendre en compte ses temps de vie, l’horaire collectif et l’unité de temps qui étaient la règle devenant l’exception. Le télétravail a explosé avec la crise Covid et a désormais trouvé une place qui restera supérieure à ce qu’elle était avant 2020, y compris parfois depuis l’étranger comme alternative à un détachement pour accomplir une prestation de services, et le lieu de travail est donc mouvant. Les frontières entre ce qui est du travail et ce qui n’en est pas avec les temps d’astreintes, la porosité pour le meilleur et pour le moins bon entre le travail et l’activité personnelle illustrent la fin de l’unité d’action. Tous ces changements appellent à réguler différemment le temps de travail. Si on ajoute à cela le fait qu’une approche plus qualitative mettant en avant la charge et l’intensité du travail renvoie plus au contenu et au contexte de celui-ci qu’à sa seule quantité, la nécessaire modernisation de notre cadre juridique est définitivement avérée.

3. Enfin, le travail n’a plus la place centrale dans la vie de chacun qu’il occupait voici quelques années. Il est questionné dans son sens et les actifs sont de plus en plus sensibles à sa finalité. Il est bouleversé aussi dans les métiers qu’il permet d’exercer et impose une adaptation croissante, une mobilité accrue des actifs. À l’heure où on s’accorde à estimer que l’intelligence artificielle va avoir un impact en termes d’automatisation ou de gain en termes de productivité sur un tiers au moins des emplois, l’agilité s’avère indispensable. Le recours aisé à la formation professionnelle en constitue un moyen. Comment faire mieux dans ce domaine sans alourdir des dépenses publiques déjà à un niveau insupportable ? C’est l’un des défis auxquels nous sommes collectivement confrontés.

Nous n’aborderons ces mutations qu’en opérant des changements qui peuvent s’appuyer sur des réponses ressenties comme légitimes et équilibrées. Et dans ce cadre, le dialogue social a vocation à tenir une place essentielle. C’est la méthode qui a été choisie à juste titre pour organiser la régulation des plateformes d’indépendants. C’est celle qui peut permettre de déployer des réponses adaptées en matière de formation continue dans des secteurs d’activité. Plus de 88 000 accords d’entreprise et près de 1 500 accords de branche ont été signés en 2022 et il faut continuer à encourager cette tendance.

Aux pouvoirs publics de faire confiance à la négociation collective à chaque niveau, gage de légitimité et de prise en compte équilibrée et durable des intérêts des acteurs. Aux partenaires sociaux de respecter les exigences de prise en compte de l’intérêt général et de la soutenabilité des dépenses publiques mis en avant par des autorités qui puisent ces orientations sur un fondement démocratique. À tous de faire vivre cette interaction nécessaire qui est le pire des systèmes, plein de défauts et de difficultés… à l’exception de tous les autres. Les défis autour du travail le nécessitent et y invitent. Ce sera le cas.