DOSSIER
Hervé Chapron & Michel Monier
EX-DGA DE PÔLE EMPLOI, MEMBRE DU COMITÉ DIRECTEUR DU CRAPS
EX DGA DE L’UNEDIC, MEMBRE DU CRAPS
Voilà donc la Protection sociale promue au rang de « première de cordée ». Si souvent dénoncée comme source de nos maux, coûteuse, généreuse, reflet d’une société de facilité, voire d’irresponsabilité, redevenue subitement à la faveur d’une peur digne de celle de l’an Mil née d’une pandémie planétaire, la Protection sociale est aujourd’hui non pas une solution mais La solution.
Le « quoi qu’il en coûte »aux allures de « brûle ce que tu as adoré1 » résonne étrangement après le « pognon de dingue2 » comme une inversion des valeurs. Du « bashing social3 » au « tout par le social », une révolution copernicienne serait-elle… en marche ? Les charges sociales trouvent un statut nouveau : celui d’investissement. L’orthodoxie financière, le mythique « 3 % de déficit » ne tiennent plus !
Le nouveau monde aux méthodes de blitzkrieg trouvait à travers la Réforme sa légitimité. Il ne tuait pas le Père, tant psychanalyse et psychologie lui étaient étrangers. Il l’ignorait pour mieux le faire apparaître ringard. Et voilà que le virus arrive sur un terrain social fortement dégradé !
La crise des Gilets jaunes avec ses cris de désespoir et ses violences pas toujours spontanées, les affrontements faute d’un minimum de pédagogie, à la suite d’une tentative de réforme du système de retraites, attestant en creux la volonté réformatrice des gouvernants, n’avaient pas tempéré son ardeur. Ignorant jusqu’au mépris la crise de l’Hôpital, plus encore celle des hospitaliers, ce nouveau monde avait affirmé ses priorités une fois pour toute. Déterminé et fidèle à lui-même, rien ne pouvait y faire.
Dans ce contexte bien particulier, la réforme de l’Assurance chômage de juin 2019 apparaissait finalement la seule à pouvoir suivre sa trajectoire, conformément à la philosophie de ses instigateurs, comptable, étatique donc juste !
Brève histoire d’une chronique inattendue
Ce nouveau monde avait dès son arrivée aux affaires affirmé sa volonté de fluidifier la société française dont il fallait préalablement modifier l’ADN. Code du travail, Formation professionnelle puis Assurance chômage. Là, au prétexte de l’incitation à la reprise d’emploi, de la défense du pouvoir d’achat et d’ouvrir le dispositif à un public plus large, il fallait d’une part, revoir les conditions de l’indemnisation et, d’autre part, faire de ce qui était une assurance sociale un dispositif de solidarité. Se substituant aux cotisations par le moyen de la CSG l’État devenait financeur ! Le machin des Partenaires sociaux était montré du doigt pour une gestion irresponsable, un mode de management archaïque, un bilan financier à la dérive. Il fallait donc agir, contraindre les gestionnaires de cette assurance sociale à faire des économies. La réforme se fît donc par décret. En juin 2019, l’État prenant les choses en main faisait d’une pierre deux coups. Économiser 3,4 milliards d’euros sur deux ans et déstabiliser le petit village gaulois du paritarisme « pur », dernier carré de résistance à l’éradication en marche des corps intermédiaires.
Avec les Gilets jaunes, malgré leur représentativité contestable et leurs moyens d’action inacceptables, le nouveau monde avait esquissé un léger infléchissement. En leur accordant près de 20 milliards, il reprenait les bonnes vieilles ficelles, celles d’un autre temps « je dépense donc j‘agis4 » sans pour autant ne rien régler…
Nouvelle inflexion avec la réforme des retraites, désormais sous le tapis. Après deux années de fausse concertation et une année de persuasion vaine, le credo de l’universalité était sérieusement ébréché par quelques entorses et pas des plus minimes. Un nouveau concept était né, celui de l’universalité aux particularités dérogatoires !
Avec le recul, permis par ce confinement, fluidifier la société, que Michel Crozier dénonçait déjà comme bloquée dès 1970, ce fût en fait un « toujours plus d’État » ! 50 % des salariés le sont désormais de l’État, 100 milliards de prêts sont garantis par ce même État au bénéfice de 500 000 entreprises, des secteurs entiers comme le tourisme, l’aérien ou le monde du spectacle sont pieds et mains liés à lui.
Le douloureux retournement : la conjoncture impose sa règle
Le virus est venu gripper la dynamique des réformes. Forcément il fallait protéger, les individus, l’économie, la société.
Alors l’heureuse décision est prise de dépenser sans compter. Pour pallier, autant que faire se peut, les insuffisances des structures hospitalières et garantir les moyens d’existence à une France confinée.
Voilà donc réapparaître l’Assurance chômage à la faveur du monde agressif de l’invisible. Sous prétexte de mettre fin au traitement social du chômage ce qui n’était pas scandaleux en soi, bien au contraire, l’État à travers son dogme de la verticalité, de l’orthodoxie financière (bien qu’à géométrie variable le plus souvent !), oubliant qu’il était garant et non pas gérant de la Protection sociale, mettait fin à l’État-Édredon5 !
Alors que 40 % des demandeurs d’emploi devaient être impactés, soit 1,4 million, par la réforme, il faut, vite, en repousser les effets. Le très modéré, chantre du syndicalisme d’accompagnement, Laurent Berger représentant la première centrale syndicale de France avait dit cette réforme : c’est « une tuerie6 »… Excusez du peu !
Mais, voilà que cette crise sanitaire fait recourir, comme jamais, à ce dispositif de protection qu’est l’Assurance chômage. Ce modèle coûteux, qui ne favorise pas le retour à l’emploi, géré par un paritarisme hors d’âge est aujourd’hui l’instrument privilégié pour secourir l’Économie et, presque de manière caricaturale, en tout état de cause simpliste pour sauver du naufrage le monde culturel. L’Assurance chômage accusée il y a moins de douze mois de tous les maux, est devenue le navire amiral de la lutte contre la tempête qui souffle sur l’Économie !
L’État est désormais seul à la manœuvre. Dans un moment d’égarement un membre des plus libéraux du Gouvernement pense à nationaliser si besoin est. Le précédent quinquennat, « facialement » socialiste, s’était déchiré à ce sujet pour en refuser le principe ! Les Partenaires sociaux habitués désormais à passer sous les fourches caudines de l’exécutif, continuent à jouer les Bourgeois de Calais sans trop s’en désespérer7 ! La dette pourrait atteindre 60 milliards d’euros, en fin d’année. L’indemnisation s’emballe, sous l’effet du chômage partiel, remède miracle pour plus de 12 millions de salariés, par l’allongement de l’indemnisation pour les demandeurs d’emploi arrivés en fin de droit, par les différentes mesures prises en urgence et à l’évidence par le tarissement des cotisations, repoussées en termes d’échéance ou en voie d’annulation…
D’une manière tout aussi dramatique qu’inattendue, la crise sanitaire convoque enfin la question délicate, toujours éludée, écartée en permanence par le débat démocratique, celle de la signification du déficit. Les experts disent : le modèle économique de l’Assurance chômage est contracyclique ! C’est bien là la nature de ce dispositif : soutenir quand il n’y a pas assez d’emplois, soutenir les plus fragiles face aux mutations. Et, en mars dernier, plus de 12 millions de salariés ne peuvent plus occuper leur emploi, 12 millions de salariés sont fragiles. Illustration cruelle de ce que la « mauvaise gestion » de l’Assurance chômage ne traduit rien d’autre, avant tout l’état de la conjoncture et la nécessaire adaptation des règles.
Le chômage partiel de masse et le report de la réforme de juin 2019 démontrent que là est la vocation première de l’Assurance chômage8 qui n’a jamais agi autrement, en soutenant le pouvoir d’achat, en protégeant autant que faire se peut les revenus – la récente réforme sur l’intégration des indépendants au régime le prouve. Son rôle de stabilisateur et donc d’amortisseur social, de soutien à l’activité économique apparaît à l’évidence… et semble même conforter ce qui lui était reproché : être le système le plus généreux de l’OCDE !
Le moment se présente – propice – pour conforter nos « exceptions françaises ». De nombreuses personnalités du monde des arts et de la culture témoignent de leur inquiétude devant les conséquences économiques inéluctables de la crise sanitaire pour les acteurs du secteur culturel. Elles demandent une prolongation de leurs droits dans le cadre de leur régime spécifique, celui des intermittents du spectacle, d’une année au-delà des mois où toute activité aura été impossible. Le Président de la République au cours d’une visioconférence accepte sans réserve, spontanément devant la Bérézina certaine que ce secteur va subir… La Protection sociale hélicoptère est actionnée par ceux-là même qui se gargarisaient de son « pognon de dingue » ! Voilà un nouveau milliard attribué…
Quelles leçons retenir…
De toute évidence et d’une manière générale, le nouveau monde semble n’avoir pas activé son imagination pour assumer ses ruptures et dessiner des horizons inédits. Rien de neuf pour se confronter frontalement aux réalités des temps de crise, pas d’autre savoir-faire que celui de mettre en surchauffe les outils qu’il fallait, il y a peu encore, jeter !
Si le nouveau monde avait commencé le démontage un à un des vaisseaux de l’ancien monde, il ne les avait pas encore brûlés. C’est heureux !
Après la fin du « social bashing » prononcée lors de l’allocution présidentielle du 12 mars, le coup d’arrêt du détricotage du système de Protection sociale à la française serait enclenché !
C’est ainsi que le recours massif, généralisé et généreux à l’activité partielle aura été une arme maîtresse du dispositif de gestion de crise. Plus de 12 millions de salariés ont bénéficié de cette possibilité – du jamais vu. Il n’y a là rien de neuf, si ce n’est l’intensité ! Le dispositif a été créé par les Partenaires sociaux dans les années 80, il y a 40 ans ! Le chômage partiel avait déjà été utilisé, de façon homéopathique en comparaison d’aujourd’hui, au début des Grandes piteuses lors des restructurations massives et des délocalisations. Il semblait alors être l’instrument ad hoc, la panacée pour les chefs d’entreprise face aux mutations du monde. Tout au plus, le Gouvernement actuel s’est-il contenté de conforter ce dispositif en accordant aux bénéficiaires l’abondement aux régimes de retraite.
Côté monde culturel, le régime des intermittents du spectacle se voit doter d’un turbocompresseur. Régime indispensable au rayonnement culturel de la France pour les uns, dérive financière d’une société du spectacle par trop influente pour les autres, en tout état de cause dérogatoire du régime général de l’Assurance chômage ce n’est pas lui non plus un perdreau de l’année ! Ancien s’il en est, puisque déjà le Front populaire en avait esquissé un embryon, avant même que la Protection sociale se structure à la Libération suivant le programme du Conseil National de la Résistance. Intégré par la suite au régime d’Assurance chômage, il est devenu un statut au sein d’une société éprise d’égalité !
En reconduisant purement et simplement le dispositif propre à la permittence, là encore aucune innovation n’a été recherchée. On aurait pu imaginer, pour sauver cette exception française, un financement solidaire et pour le coup universel, car en réalité, c’est tout autant les intermittents qu’il faut aider, que leur régime d’indemnisation qu’il faut adapter. Il ne s’agit pas seulement, en pareille circonstance, de trouver à prolonger les droits des intermittents mais à réinventer le système d’indemnisation dont ils bénéficient aujourd’hui. À l’évidence, une assurance contre le chômage ne suffit plus. Il faut que la solidarité vienne la compléter : un effort de solidarité de toute la communauté nationale devient indispensable. Il faut aujourd’hui que tous les citoyens participent au financement de cette exception française ! En d’autres termes, ce régime des intermittents structurellement déficitaire et plus encore demain, ne doit plus être financé par les seuls salariés du privé. Les professions libérales et indépendantes, les fonctionnaires et parlementaires doivent maintenant participer aussi à la financer. Qui peut, aujourd’hui ne pas être concerné par le sauvetage du patrimoine culturel vivant, ce bien commun ? À cette occasion on aurait pu imaginer la création d’un fonds alimenté par un prélèvement lors de la vente ou la diffusion d’œuvres tombées dans le domaine public, par une taxe sur les maisons de vente9…
Conséquence de ce nécessaire « quoi qu’il en coûte », ces mesures imposent au régime d’Assurance chômage dont la gestion paritaire était jusqu’alors contestée par les pouvoirs publics pour sa générosité chronique, une dette de près de 50 milliards…
Rien de très nouveau donc ! Bien au contraire ! La Protection sociale, c’est désormais l’argent hélicoptère et toujours la dette !
En 1968, la jeunesse criait à qui voulait l’entendre « l’imagination au pouvoir »… Il arrive que le point mort donne le vertige !
… pour ne pas recommencer
Face à pareille crise, on aurait pu espérer voir réapparaître Cortés. La référence aurait été directe, logique, cohérente. Cortés fameux conquistador qui pour s’emparer du royaume des Aztèques et fonder la Nouvelle Espagne brûla ses vaisseaux. Non, on a fouillé les malles, puis on est descendu dans les cales, on a sorti et mis sur la table le jambon et le fromage ! Ce fut Defoe à la place de Cortés !
Il faut voir là le nouveau monde agir à sa manière : agir seul et spontanément10. Les Partenaires sociaux ont été ignorés. Les « grands parents » voient leur héritage éreinté sans mot dire. La start-up nation a levé des fonds… Des fonds publics !
Pour que tout change, faut-il vraiment que rien ne change ? L’ombre de Tomasi di Lampedusa devient obsédante. L’on perçoit déjà que la reprise sera, cette fois encore, moins dynamique en France que ce qu’elle est, habituellement, ailleurs. Ce sera une nouvelle conséquence de l’ancien monde, forcément ! Les architectes du nouveau monde ne l’ont pas encore rendu possible, il leur était donc impossible de ne pas faire avec les possibilités qu’offre encore l’ancien monde. Ils sont devenus de facto les gardiens du patrimoine. Il faudra bien, cependant, le réformer un jour. Il faudra bien avoir une vision et donner un sens à ce nouveau monde, avant de lui donner un contenu… Pour entrer dans l’Histoire !
Alors arrive la lancinante question du financement ! On a rasé gratis. On a joué « open bar » ! Un jour viendra, celui de la facture. Qu’il faudra d’un moyen ou d’un autre, honorer. L’heure n’est plus aux artifices, aux esquives, à l’anesthésie…
Attendons-nous donc à entendre certains vouloir « Prendre aux riches11 » ! L’idée est excellente, à n’en pas douter. Elle séduit toujours ! Peut-être parce que « Prendre aux riches », c’est sous-entendre que c’est bien là que la richesse se crée. Alors souscrivons nous-même à cette formule… À condition !
Choses rassurantes d’abord. La culture économique du citoyen n’est pas ce que l’on en dit. Elle est de facto de bon niveau : il n’ignore pas qui crée la richesse ! Ensuite, parce que cette voie élude de facto l’État comme premier recours. C’est triplement heureux !
On savait cet État déjà endetté. Le Covid l’a rendu impécunieux. A contrario, l’on devine aisément que les riches ne le sont pas. Il faut donc en conclure que, dans ce « monde d’après », tout autant anxiogène que libérateur, encore brouillon dans ses expressions, le rôle de l’État devra être revu, recentré sur ces missions que l’on dit régaliennes et que les riches devront impérativement continuer à l’être ! Et peut-être davantage !
État-Gendarme, État-Providence, État-Nounou, État-Édredon, État-Pourboire… La palette est vaste, trop vaste. C’est bien son rôle, son périmètre d’intervention, sa relation aussi avec nos Territoires qu’il faudra enfin redéfinir clairement, sans préjugés et sans arrières-pensées, tout autant que la responsabilité effective de ses agents à remplir les missions qui leur seront confiées.
« Prendre aux riches », c’est également accepter qu’ils puissent et, plus encore, qu’ils doivent continuer à créer de la richesse et admettre en même temps, une fois pour toutes, que créer de la richesse, ce ne peut être que la célébration de l’union du capital et du travail, que la définition des modalités de constitution du capital de production, de la hauteur de sa rémunération, de la hauteur de la rémunération du risque et bien évidemment de la rémunération du travail…
« Prendre aux riches » enfin, ne doit être rien d’autre que de repenser la chose économique en lui donnant du sens, refonder le social pour lui conférer de l’efficacité. Osons, alors, voir dans l’objectif de «Prendre aux riches » l’ambition de réconcilier enfin, avec les enseignements tirés de cette crise, l’Économique et le Social pour, entre autres, faire renaître une démocratie sociale légitime donc forte.
Si un consensus doit se faire, il devra insuffler à n’en pas douter, après le glissement progressif amorcé dès le début des Trente Piteuses du modèle de Protection sociale, expression d’un État-Providence vers un État-Pourboire, tout son sens à l’obligation sociale que la Nation, davantage que la République, doit à ses membres. Il sera alors l’heureuse illustration de cette « raison sociale » retrouvée. Cette « raison sociale » imaginée par Adam Smith qui conçoit le progrès social tant comme une condition nécessaire qu’une conséquence obligée du progrès économique.
Entre le repas gratuit de Peter H. Linder et le «no free lunch» de Milton Friedman, la voie est suffisamment large pour que l’indispensable réconciliation de l’Économique et du Social soit tout autant réaliste que réalisable. Car, en réalité, ce sont tout à la fois, les excès néolibéraux et la poursuite entêtée et désespérée de la gratuité universelle, qu’il faut corriger, voire stopper: le confort du low-cost, autant que celui du tiers-payant ont leur responsabilité… Vaste programme !
Encore faut-il « Prendre aux riches » efficacement ! Et ne pas céder là encore à la facilité sous des prétextes fallacieux. Car financer est vain si l’on ne comptabilise pas dettes et créances pour obtenir une image fidèle. La transparence doit sous-tendre l’effort !
Par le mécanisme des allègements, des exonérations voire des baisses d’impôts, le budget de la Sécurité sociale voit régulièrement ses ressources amputées sans que ses dépenses ne le soient, même si l’ODAM est là qui les contraint. Alors : on compense12 !
On compense par des transferts du budget de l’État au bénéfice de celui de la Sécu, conformément à la loi Veil. On a inventé pour cela les « impôts et taxes affectées ».
Ce mécanisme trouble le débat budgétaire, complexifie la lisibilité des comptes publics. Ce mécanisme ajoute un débat au débat : l’État ne compense que partiellement (ou pas du tout).
C’est tellement vrai que le ministère de l’Action et des Comptes Publics, lui-même, en convient: « La notion de Protection sociale en France est plus large que le champ des administrations de Sécurité sociale (ASSO) ; elle comprend en effet les dépenses sociales des autres administrations publiques – État et collectivités territoriales – ainsi que celles des organismes privés tels que les mutuelles et les régimes de prévoyance » et nous rassure aussi « les lois de financement de la Sécurité sociale (LFSS), articulées avec les lois de finances dans le cadre d’une construction globale cohérente, permettent de piloter les dépenses de Sécurité sociale et le redressement des comptes sociaux ».
Devant cette complexité la tentation est grande, pour les docteurs de Bercy de faire simple… en fusionnant en un budget unique les comptes de la Sécu avec ceux de l’État. Pour simplifier une comptabilité publique « en partie trouble (!) », la recette serait donc de « consolider en un tout » et non pas d’identifier ce qui relève de l’un et de l’autre de ces deux budgets. Voilà, encore, la tentation centralisatrice que nous rappelle Patrice Corbin, membre du Comité directeur du CRAPS (Cercle de Recherche et d’Analyse sur la Protection Sociale), Conseiller-maître honoraire à la Cour des comptes : « C’est une vieille idée de budgétaires qui ne voient que la dimension « prélèvements obligatoires ». Et c’est, à mon sens, une idée perverse parce qu’elle signifie que le social n’existe pas en tant que tel. Dans cet esprit, qui revient à une forme d’étatisation, on ne laisse rien à la société civile. Celle-ci, jusqu’à présent, était impliquée dans la gestion de la Sécurité sociale par le biais des Partenaires sociaux, même si leur rôle a diminué. ».
Confirmation est donnée à la lecture du rapport « Les comptes de la Sécurité sociale – 2019 » de la Haute juridiction financière, la Cour des comptes. En démêlant le fatras des « allègements – exonérations – compensations » participant au financement par l’État de la Sécurité sociale, la Cour identifie quelques trous dans la raquette : l’État ne compenserait pas l’intégralité des allègements et exonérations de cotisations sociales dont il enrichit (c’est bien la bonne formulation !) sa politique, dont on ne sait plus si elle est « politique sociale » ou « politique économique ».
Tout ceci ne pourra se faire sans corps intermédiaires reconnus, responsables tant par leur choix que par leur volonté de participer à l’œuvre collective. Or « les corps intermédiaires semblent avoir atteint le grand âge, celui de la dépendance. Les partis (politiques) traversent une crise existentielle violente, celle de la cinquantaine… La place est désespérément vide. Des espèces nouvelles apparaissent : des partis qui n’en sont pas, qui n’auraient pas finalité à le devenir puisque protéiformes à souhait, allergiques à toutes les règles établies, mais qui pour autant acquièrent sans coup férir une notoriété sans égale, faux semblant de représentativité, en saturant quotidiennement l’espace médiatique par une expression trop longtemps refoulée13. ».
Les corps intermédiaires n’existeraient plus ! Les syndicats tant salariés que patronaux ne représenteraient plus rien, qu’eux-mêmes ; Les syndicats et les partis politiques ne font plus masse ! Fort de ce constat, il n’y aurait plus qu’à leur appuyer encore un peu plus sur la tête et… fini les syndicats ! Fini les Partenaires sociaux14 !
Le croire, c’est croire que les mondes naissent ex nihilo ! Qu’Histoire et Fiction ne font qu’un !
Or, les corps intermédiaires non seulement sont une partie de notre mémoire collective mais ils participent, avec une autre légitimité qu’électorale, à l’écriture de notre Histoire sociale. Il est donc particulièrement dommageable à un moment opportun de penser et de construire le « monde d’après » avec des Partenaires sociaux qui, à l’issue de la négociation avortée de la dernière convention de l’Assurance chômage en juin 2019, ont subi non pas une défaite mais une humiliation.
Certes ils ne sont pas seulement victimes mais fautifs aussi !
Les concepts et pratiques à la mode que sont la co-construction, la démocratie participative et la consultation citoyenne semblent devoir être une solution dont le modèle le plus achevé serait le grand débat, l’âge de tous les possibles !
Mais, de toute évidence réinstaller le débat, impérieuse nécessité, oblige à un prérequis : celui d’interlocuteurs identifiés et responsables. L’individualisme ou le tribalisme, le corporatisme aussi, bien davantage que quelque doctrine politique que ce soit, ont fait oublier que la démocratie ne peut se passer de corps intermédiaires, particulièrement dans une République aux réflexes centralisateurs affirmés.
N’est-il pas biaisé de vanter les réussites économiques de notre bon voisin et d’oublier qu’outre-Rhin les représentations des salariés ont, culturellement, une place reconnue et une voix entendue ?
N’est-ce pas gaspillage que de subventionner autant d’associations et de ne pas les entendre ?
N’est-ce pas enfantillage que de faire émerger des acteurs d’une économie sociale et solidaire pour limiter leur aire d’action ?
N’est-ce pas d’un autre âge que de jouer à l’État centralisateur chaque fois qu’un « acte de décentralisation » est octroyé15 ?
Faisons donc le pari que le corps social – qui n’est pas qu’électoral – pour brouillon qu’il soit bien souvent dans son expression (re)trouverait à s’exprimer par le canal de corps et organisations intermédiaires auxquels l’État affirmerait reconnaître représentativité et, donc, intérêt !
Constater et affirmer ce que doit être un ministère de la Protection sociale
Santé et Solidarité avec le Travail ont été mis sur le devant de la scène pour combattre d’abord les conséquences funèbres de cette crise sanitaire qui forcément en annonce une seconde, économique pour laquelle Bercy travaille à installer les moyens de la riposte. D’ores et déjà le télétravail a fait son entrée sur scène modifiant profondément notre rapport à l’entreprise et à notre quotidien.
Quelques critiques se sont faites, à bas bruits, sur la dilution des responsabilités dans la gestion des réponses à la crise. Santé et Travail ont, chacun, mobilisés des moyens complémentaires. Ensemble ces deux ministères « pèsent » 30 % du PIB, en temps normal. Ne faut-il pas, aujourd’hui, envisager qu’ils forment un ministère unifié, celui de la Protection sociale regroupant, Santé, Solidarité, Indemnisation du chômage, Retraite et Fin de vie… Un ministère qui puisse porter non seulement une politique publique de Sécurité sociale, mais une stratégie globale de Protection sociale, et qui serait en capacité, par le moyen de lois de programmation, de prévoir les réponses à une crise. Un ministère dont le budget, exonéré de cette « comptabilité en partie trouble », ne serait plus une loi de financement mais une loi de finance, qui n’aurait plus à souffrir des compensations attendues du budget de l’État ?
Ce ministère, par son poids, serait en capacité de résister aux oukases de Bercy, d’anticiper les colères des ronds-points, les cris de la rue et la pression des réseaux sociaux. Garant du dialogue social, il pourrait paradoxalement participer à réduire le champ d’intervention de l’État, en valorisant les acteurs sociaux tant dans l’Entreprise que dans les Territoires…
SOURCES
1 Baptême de Clovis. Saint Rémi.
2 Emmanuel Macron. 12 juin 2018.
3 Cf. « La fin du bashing social ». Michel Monier et Hervé Chapron. CRAPSLOG n°17.
4 Cf. « Emploi : tout va très bien madame la Marquise ». Hervé Chapron. Édition Docis. 2016.
5 Les Échos. « La fin du traitement social du chômage désormais en marche ! ». 24 juin 2019. Michel Monier et Hervé Chapron.
6 23 septembre 2019.
7 Les Échos. « Les trois défaites des Partenaires sociaux ». 11 juillet 2019. Michel Monier et Hervé Chapron.
8 Les Échos. « Ce que le déficit de l’Assurance chômage dit du mal français ». 28 avril 2020. Michel Monier et Hervé Chapron.
9 Le Monde. « Le régime des intermittents du spectacle ne doit plus être financé par les seuls salariés du privé ». 5 mai 2020. Michel Monier et Hervé Chapron.10 Les Échos. « Dialogue social : Extension du domaine de l’État. ». 31 janvier 2020. Michel Monier et Hervé Chapron.
11 Les Échos. « Prendre aux riches, voilà une excellente idée ! ». 21 avril 2020. Michel Monier et Hervé Chapron. 12 « 5 leçons pour penser le social au XXIe siècle ». Ouvrage à paraître. Michel Monier et Hervé Chapron.
13 Les Échos. « Les Gilets jaunes : un nouveau syndicalisme… low cost ». 16 mai 2019. Michel Monier et Hervé Chapron.
14 « 5 leçons pour penser le social au XXIe siècle ». Ouvrage à paraître. Michel Monier et Hervé Chapron.
15 « 5 leçons pour penser le social au XXIe siècle ». Ouvrage à paraître. Michel Monier et Hervé Chapron.