Dr Michel Triantafyllou
Chef de Pôle Psychiatrie et Neurosciences au GHU Paris
Le débat sur l’isolement et la contention : un piège ou une opportunité pour la psychiatrie publique ?
Le monde de la Psychiatrie est secoué depuis plusieurs mois par une crise fortement médiatisée : celle induite par l’adoption de l’Article 84 dans la Loi de financement de la Sécurité sociale. Cet article inscrit une durée maximale de 6 heures pour le renouvellement de la Contention et de 12 heures pour la mise en chambre d’Isolement, le tout ne pouvant pas excéder 48 heures. Ces renouvellements doivent obligatoirement être décidés – de jour comme de nuit, même si le patient dort – par un psychiatre et être adressés sans délai au Juge des libertés et de la détention. Ces mesures concernent, selon les estimations des rapports de 2019, des Commissions départementales de soins psychiatriques publiés par la Direction générale de la santé (DGS), 37 % des patients hospitalisés sans leur consentement, soit 10 % de l’ensemble des patients hospitalisés en Psychiatrie publique et en ESPIC.
Le paradoxe est que cet article de loi entraîne une très forte agitation, alors que le principe d’encadrement et de réduction des pratiques d’isolement et de contention recueille l’assentiment de tous. Cet article est à l’origine de crispations, de controverses et de polémiques qui se répandent dans la presse et suscitent un malaise profond. Face aux reproches d’« archaïsme », de « dérapages » quasi-continus, parfois de « traitements inhumains » et de « défaillance généralisée », qui se répandent dans des médias et chez nombre d’acteurs publics, les professionnels de la Psychiatrie ont le sentiment d’être méconnus, méprisés, déconsidérés et humiliés…
Cette crise polarise toute l’attention des acteurs et risque de piéger la Psychiatrie publique dans ce seul enjeu « de droit », alors qu’elle est simultanément confrontée à des difficultés majeures et à des enjeux cruciaux qui s’accumulent depuis des années :
Une croissance exponentielle des Files Actives et des besoins
En effet, le nombre des patients suivis et pris en charge a augmenté de plus de 40 % en moins de 10 ans. En même temps, de nouveaux besoins émergent et de nouvelles missions sont dévolues à la psychiatrie : la prise en charge des personnes en situation de grande précarité, celle des migrants, les psychotraumatismes, le suivi des agresseurs (sexuels ou auteurs d’autres violences), la crise de la COVID+ et les COVID longs, pour ne citer que quelques-uns. Sans oublier les personnes radicalisées, dont la prise en charge psychiatrique a suscité de vives oppositions faute d’évidences scientifiques sur le sujet, mais qui revient malgré tout à intervalles réguliers…
L’effondrement démographique
Plus de 1 200 postes de praticiens hospitaliers, soit 20 % des effectifs budgétés, sont vacants au sein des Établissements publics de psychiatrie avec une forte disparité territoriale. Le nombre des internes qui choisissent la spécialité décroît d’année en année. Le nombre des infirmiers est insuffisant et le recours à l’intérim est fréquent.
Une crise budgétaire
Un sous-financement chronique : le taux de progression de la Dotation annuelle de financement (DAF) de la Psychiatrie publique s’est situé entre 0,7 et 1,1 % de 2010 à 2018, alors que la progression de l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (ONDAM) a progressé de 2,5 à 3 % pour la même période. Il s’ensuit des coupes sévères dans les investissements et le renouvellement des matériels et des équipements. Les locaux d’hospitalisation, des hôpitaux de jour et des Centres médicopsychologiques (CMP) sont ainsi de plus en plus vétustes. La Psychiatrie est manifestement le parent pauvre de la Médecine.
Une évolution capacitaire défavorable
Le nombre de lits n’a cessé de diminuer pour passer de 118 000 en 1981 à moins de 60 000 en 2014 dont un peu plus de 40 000 pour l’hospitalisation dans les Établissements publics. Cet énorme travail de désinstitutionnalisation ne s’est pas accompagné par un redéploiement équivalent des moyens et des ressources vers l’ambulatoire, contrairement aux promesses maintes fois réitérées par les gouvernements successifs. La logique de « l’hôpital entreprise » l’a emporté et la Psychiatrie se trouve ainsi malmenée.
Et pourtant, elle manifeste une créativité et une adaptation organisationnelle exceptionnelles : malgré la pénurie, elle met en place de nouveaux dispositifs (VigilenceS pour les crises suicidaires, Conseils locaux en santé mentale pour l’ancrage dans la Cité, équipes dédiées aux Urgences des hôpitaux généraux, services au sein des établissements pénitentiaires, équipes mobiles précarité, pour ne citer que quelques-uns…). Elle a pu s’organiser avec une rapidité et une souplesse remarquables face à la crise sanitaire actuelle pour continuer à suivre l’ensemble de ses 2 200 000 patients, en ambulatoire et en hospitalisation libre et/ou sans consentement, tout en ouvrant en un temps record plus de 1 000 lits COVID Psy à moyens constants…
Plutôt que de s’enfermer dans des conflits à l’issue incertaine ou des dénonciations médiatiques sans réelle connaissance des enjeux, un plan ambitieux en faveur de la Psychiatrie publique est nécessaire :
• Une progression de 4,5 % de la DAF sur 10 ans pour compenser la disette imposée depuis de trop nombreuses années.
• Un plan massif d’investissement pour la rénovation du parc immobilier trop vétuste.
• Un plan pluriannuel de remédicalisation, de recrutement des personnels, d’attractivité et de formation.
Cet effort pour la Psychiatrie publique nous paraît être une véritable Urgence républicaine !
Quelques chiffres-clés
• Environ 400 000 patients hospitalisés en Psychiatrie publique et en ESPIC, dont 85 000 en Soins sans consentement, soit 21,5 % du total des hospitalisations, pour environ 15 000 000 des journées d’hospitalisation.
• Plus de 2 200 000 patients suivis par les secteurs de Psychiatrie publique, dont 87 % exclusivement en ambulatoire, soit plus de 1 900 000 patients pour environ 21 500 000 actes ambulatoires.