hervé chapron
Membre du Comité directeur du CRAPS
Ancien Directeur général adjoint de Pôle emploi
L’automatisation, liée à l’économie des data, va déferler sur tous les secteurs de l’économie mondiale. Dans vingt ans, pas un n’aura été épargné. Les hommes politiques sont tétanisés par cette transformation imminente (le cAS Uber est ô combien révélateur) qui va marquer le déclin de l’emploi – et donc du salariat.
Tous, arcboutés sur l’accompagnement de cette perspective inéluctable, semblent oublier que le quotidien actuel de la population active, si d’importants progrès au cours des dernières décennies ont été accomplis en matière de santé, n’est pas aussi paradisiaque que l’on pourrait croire.
Au cœur de toute organisation se situe le capital humain.
Le regard et la gestion du capital humain ont évolué au fil du temps. C’est une évidence ! De son exploitation la plus primaire qui sévissait lors de la révolution industrielle, parfaitement décrite par tous les naturalistes dont le plus célèbre d’entre eux Zola avec Germinal, le capital humain est apparu après la Seconde Guerre mondiale progressivement comme un élément essentiel au développement de l’entreprise. Il est aujourd’hui considéré à travers sa performance non plus exclusivement par le prisme physique mais bien comme un capital ayant la même valeur et certainement beaucoup plus que le capital financier.
Le capital humain est désormais au cœur de la stratégie de l’Entreprise.
Le concept de gestion de ressources humaines s’impose alors pendant les « Trente Glorieuses ». À ce capital humain, il convient donc de lui fournir toutes les conditions nécessaires pour qu’il puisse optimiser son potentiel. Essentiellement par la santé autant physique que psychique que par la formation. D’une exploitation sauvage dénuée de tout respect et de tout scrupule, le capital humain est devenu une source d’investissement !
Près de cinq siècles après Jean Bodin, l’Entreprise découvre à son tour « Qu’il n’est de richesses que d’Hommes ! ». Et l’essor du secteur tertiaire durant les « Trente Glorieuses » a précipité cette mutation aux allures de révolution. La performance de l’entreprise, c’est-à-dire sa compétitivité, repose sur ses équipes : un esprit sain dans un corps sain !
Ainsi, sur un siècle, la santé au travail a d’abord été circonscrite à travers une acception exclusivement physique (travail des enfants, médecine du travail, accident du travail, CHSCT, etc.) pour limiter en partie l’absentéisme de plus ou moins de courte durée, puis étendue aux aspects psychologiques aboutissant à la dernière loi sur le droit à la déconnexion, enfin à travers une acception extrêmement large, celle de bien-être, devant trouver son aboutissement dans le contexte « d’entreprise libérée ». Soyons missionnaires plutôt que fonctionnaires, développons une mission plutôt qu’assumer une fonction… Ainsi de trepalium, c’est-à-dire torture pour définir le concept de travail, on aboutit désormais à une nécessaire voire indispensable notion d’épanouissement…
On estime aujourd’hui que pour un euro investi en santé/sécurité au travail, le retour sur investissement serait supérieur à 2 euros. Le stress au travail coûterait par exemple, entre 1,9 et 3 milliards d’euros en France selon l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail en 2007.
Social, santé, organisation et management sont désormais indissociables. Le véritable enjeu étant le bien-être des salariés et leur valorisation comme principale ressource de l’entreprise.
La valeur d’une structure est celle des hommes qui la composent.
Pourtant :
• le nombre d’accidents du travail stagne à un niveau trop élevé d’environ 650 000 par an (dont plus de 34 000 accidents graves) en 2016 ;
• pour le seul régime général, les maladies professionnelles ne cessent d’augmenter ; on en comptait entre 15 et 20 000 de plus par an à la fin du siècle dernier et le rythme est désormais de presque 50 000 en 2016 ;
• plus d’une personne par jour meurt d’un accident du travail malgré la baisse enregistrée (569 décès en 2008 et 514 en 2016, sans compter les décès dus à des accidents de trajet qui sont de 254 en 2016) ou à la suite d’une maladie professionnelle (425 décès en 2008 et 382 en 2016) ;
• plus de 13 % de la population active sont aujourd’hui exposés à au moins un agent cancérogène ;
• en 2016, 34,1 % des salariés ont eu au moins un arrêt de travail pour cause de maladie. Un pourcentage quasi stable depuis 2013, mais on assiste à une progression de presque deux points depuis 2010 ;
• neuf agents absents toute l’année sur cent fonctionnaires territoriaux coûtent 2 067 euros par arrêt à un Conseil départemental.
Ainsi près d’un travailleur sur quatre a un problème de santé !
A l’autre bout de la chaîne, l’absence d’emploi est tout aussi dramatique.
Les « Trente Piteuses » ont succédé à partir du premier choc pétrolier aux « Trente Glorieuses». D’abord considéré comme une conséquence d’un ajustement économique nécessaire, le chômage s’est progressivement installé durablement au sein de la population française qui n’a su apporter en quarante ans aucune solution à ce cancer qui gangrène toutes les catégories sociales et les tranches d’âge. Dès lors, le traitement social du chômage s’est imposé avec un coût budgétaire global au regard des dépenses actives et passives de 100 milliards d’euros par an en termes de politique publique.
• Le chômage est la première préoccupation des Français avant la sécurité.
• Le chômage touche 9 % de la population active soit environ 3,5 millions de chômeurs.
• 40 % des chômeurs ne sont pas indemnisés.
• 25 % des jeunes sont au chômage et 50 % en outre-mer.
• 40 % de chômeurs de longue durée soit 2,4 millions de personnes.
• La durée moyenne du chômage atteint un an et quatre mois et le chômage de longue durée concerne 2,4 millions de personnes en 2016.
• L’indemnisation moyenne d’un chômeur est de 1 020 € nets par mois. La moitié des personnes privées d’emploi a touché moins de 500 euros par mois !
• Deux milliards d’euros par an d’indemnités ne sont pas attribués à des chômeurs, pourtant éligibles, faute d’inscription à Pôle emploi.
Le chômage est désormais l’un des principaux facteurs de risque d’entrée dans la pauvreté. Le niveau de vie de plus d’un tiers des chômeurs est inférieur au seuil de pauvreté !
Le chômage est désormais une question de santé publique :
• 10 à 14 000 décès par an lui sont imputables du fait de l’augmentation de certaines pathologies, maladie cardio-vasculaire, cancer, etc. (Enquête SUIVIMAX, Inserm 2015). Le chômage tue près de trois fois plus que les accidents de la route ! ;
• le risque est multiplié, de connaître un épisode dépressif : 24 % des hommes et 26 % des femmes sont ainsi concernés (Dares 2015) ;
• une augmentation de 10 % du taux de chômage se traduirait par une hausse du taux de suicide de 1,5 % tous sexes confondus (Bull épidémiologique 2015) ;
• les hommes sans emploi ont 2,32 fois plus de risques de se déclarer en mauvaise santé et 1,34 fois plus de risques de devenir obèses que ceux qui ne le sont pas.
Or, ce risque est insuffisamment identifié par les politiques de santé publique !
Non seulement ces conséquences sont ignorées mais « une certaine fatigue de la compassion » s’exprime. Ainsi, 60 % des personnes interrogées estiment que les chômeurs pourraient trouver un emploi s’ils ou elles le voulaient vraiment et 46 % (contre 73 % en 1994) que les pouvoirs publics n’en font pas assez pour les personnes les plus démunies (enquêtes CREDOC).
Au-delà de la fragilisation des individus et de leurs familles, c’est l’équilibre même des régimes de Protection sociale qui se voit impacté. Cette réalité est mal connue et peu documentée. Pour les seuls demandeurs d’emplois non indemnisables par l’Assurance-chômage, soit 2,3 millions de personnes, le coût total de la privation d’emploi est estimé à 36 milliards d’euros en 2013, notamment en termes de moindres rentrées sociales et fiscales (ATD Quart Monde).
Enfin, l’impact du chômage sur l’entourage est peu étudié. Le chômage accroît la fragilité des couples et influe sur le calendrier de la première naissance (INED 2015). Il a un réel impact sur l’avenir des enfants : 3 millions d’enfants vivent sous le seuil de pauvreté, 440 000 enfants supplémentaires depuis la crise de 2008 (ONPES, 2014) et la précarité professionnelle des parents impacte les résultats scolaires des enfants (Insee 2004).
Chaque année, ce sont 150 000 actifs de plus qui arrivent sur le marché du travail sans que notre pays puisse créer un nombre suffisant d’emplois pour leur insertion professionnelle.
Or la crise de l’emploi ne fait que débuter.
Si les jeunes générations ont le chômage comme héritage, la révolution numérique, troisième temps séquencé de la période post Seconde Guerre mondiale (« Trente Glorieuses », « Trente Piteuses », « Trente Numériques ») va générer un nouveau contexte tout aussi dramatique auquel ni l’école, ni l’université, qui s’entêtent à diffuser son savoir de manière toujours verticale et non horizontale, ne préparent notre jeunesse (Cf. classement PISA).
Selon une étude d’Oxford, 47 % des emplois sont potentiellement menacés par le numérique. Quand bien même, pour l’OCDE seulement 9 % des emplois seraient réellement menacés, la numérisation n’en pose pas moins de véritables problèmes. Même si les politiques d’emploi doivent s’adapter (et pour la dernière période leur efficacité reste à démontrer), les problèmes de santé dans la sphère emploi/chômage sont appelés à devenir un véritable sujet de société !
Restons néanmoins optimistes : il n’y a jamais eu de mauvais vents, il n’y a que de mauvais marins !