Tribune
Michel Monier
Membre du Cercle de Recherche et d’Analyse sur la Protection sociale – Think tank CRAPS, et ancien DGA de l’Unédic
La réforme des retraites aurait déclenché une crise démocratique. Cette réforme, les mobilisations qu’elle motive et le niveau du débat parlementaire qu’elle génère ne sont que la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Comprendre cette réforme comme cause d’une crise démocratique, c’est être aveugle et ne pas voir qu’avant de déborder la coupe était déjà pleine.
La coupe s’est remplie, sans que l’on y prenne garde, du désintérêt pour les processus électoraux, désintérêt dont on peine à savoir s’il est la conséquence, ou la cause, de la défiance du « peuple » envers les élites. Elle s’est remplie du rejet des Institutions. Elle s’est remplie aussi en réaction à un volontarisme législatif qui a fait recourir trop souvent à des procédures qui, pour être constitutionnelles, ne sont pas dans l’esprit de la Constitution. Le court-termisme, le souci de l’élection prochaine et l’ambition de laisser sa marque dans l’histoire ont fait abuser du pouvoir exécutif dont les titulaires successifs ont oublié que la Ve République, donnait au président de la République un vaste pouvoir parce qu’elle lui donnait aussi un lien direct avec le corps électoral.
L’exécutif s’est, peu à peu, fait fort d’être « expert »1 au détriment de sa mission de politique. Les grands serviteurs de l’État en assurent la stratégie et l’administration, ils en assurent aussi la permanence. Experts, ils démontent peu à peu (et bien avant que des néolibéraux ne s’y attaquent) la démocratie sociale qui avait le double avantage de participer à nourrir le lien social et d’être comme un sas entre le peuple et le pouvoir politique. Le mouvement s’est affirmé quand ces grands serviteurs de l’État ont commencé à recourir à des cabinets de conseil, à externaliser ainsi partie de l’expertise d’État. La pratique n’est pas tout entière critiquable et il faut faire le tri dans cette externalisation mais, elle est et ajoute à la méfiance d’un corps social qui doutait de ses élus et redoute la disparition d’un service public accessible.
La coupe s’est remplie du doute quant à l’avenir, un doute ô combien renforcé par les transitions qui s’imposent – énergétique, démographique… – dont les effets immédiats sont perceptibles sans que l’on ne sache ce que sera le monde d’après.
La coupe s’est remplie de cet attachement au mythe des Trente glorieuses, au totem d’un système de Protection sociale dopé par la dette parce que le travail n’est plus ni suffisamment rémunérateur ni suffisamment financeur du système.
La coupe s’est remplie… chacun trouvant à y boire ! Les uns voulant réformer, les autres développant un discours populiste : les deux trop souvent hors-sol, pensant le Bien sans entendre ni voir l’évolution des attentes du corps social. Les uns comme les autres veulent et disent ce que doit être le régime le meilleur. « Il est douteux que l’on puisse déterminer le régime [politique] le meilleur » nous enseignait Raymond Aron « abstraction faite de l’organisation générale de la société ». Il est encore plus douteux que le meilleur régime politique naisse d’une lutte démagogique pour l’accès au pouvoir !
La coupe s’est remplie d’engagements promis par des hommes et des femmes, plus ou moins providentiels mais qui se présentent comme tels.
La coupe s’est remplie de ces faiblesses, qui finissent par être coupables, face aux excès qui se disent être liberté d’expression.
L’organisation générale de la société a évolué plus vite que la pensée politique et semble n’être pas comprise dans les discours tant réformateurs que conservateurs (les deux à front renversé). Au progrès économique et social, au confort d’une démocratie qui respire par le moyen de la revendication et de la grève se sont ajoutés, récemment, les confinements pour cause de pandémie avec la providence d’une forme de nationalisation de l’économie. Une société soucieuse de l’immédiat et effrayée par tout ce qui se présente complexe s’est affirmée de manière décomplexée. Il ne s’agit plus que de surfer sur la réalité comme l’on surfe sur le web. Confort, progrès, immédiateté, l’organisation générale de la société est devenue liquide2… il ne manquait plus que cette goutte qui vient avec la réforme paramétrique des retraites ! La cancel culture vient à point, relayant les populismes, pour jeter le bébé avec l’eau du bain. La société est vraiment, devenue liquide
Crier au déni de démocratie, dénoncer la crise démocratique, s’arc-bouter et dénoncer l’irresponsabilité : autant de gouttes qui s’ajoutent. De tout bord, il s’agit de dénoncer la crise de la démocratie sans voir d’où elle vient.
Le lent mouvement qui s’est affirmé jusqu’à ce climax n’est pas une crise : c’est une transition démocratique qui se présente et à laquelle il faut répondre. Il faut que tout change pour que la démocratie se survive : une sortie de crise laisse toujours des mauvaises traces, accepter une transition donne un avenir. Pour se survivre, la démocratie doit vivre.
Les modes de consultations doivent évoluer, une nouvelle démocratie sociale doit être inventée, l’empire de l’Administration experte doit revoir ses ambitions et les corps intermédiaires retrouver une juste place. S’il faut une lutte des classes ce doit être celle qui fait retrouver une classe moyenne. Il faut aussi revoir quelques-unes de nos leçons d’histoire. Si le monde à venir doit (!) être post-industriel, décroissant, consommateur raisonnable, énergétiquement renouvelable, il ne doit pas être post démocratique. Souvenons-nous que le XXe siècle a été, dans ses premières années, l’âge des extrêmes3 !
1« Le pouvoir d’expertise de l’exécutif et son évolution sous la Ve République », Arnaud Teyssier, Revue politique et parlementaire, N°1103, La métamorphose des clercs.
2« La vie liquide », 2006, Zygmunt Bauman.
3« L’âge des extrêmes. Histoire de ce court XXe siècle », 1994, Éric J. Hobsbawm.