Hervé Chapron & Michel Monier
Membre du Comité Directeur du CRAPS et ancien Directeur Général Adjoint de Pôle emploi & Ancien Directeur Général Adjoint de l’Unédic
Le discours présidentiel entrouvre la porte d’une véritable modernisation de la conduite des affaires publiques. Mais, parce qu’« elle vient du fond des âges », parce que « les siècles l’appellent » la France est Terre de résistance, de résistance vis-à-vis d’elle-même…
L’ancien monde se cache là où il devrait faire preuve d’une volonté réelle de repenser la conduite des affaires publiques. L’ENA, davantage qu’un moule bourdieusien reproducteur, s’est affirmée comme celui dans lequel sont distillés les ingrédients de la pensée unique : point de salut hors des administrations centrales !
Et pourtant, politiquement d’abord, de la fronde aux gilets jaunes, l’Histoire est jalonnée de révoltes contre le pouvoir central. Administrativement ensuite : en décentralisant tardivement et toujours du bout des doigts, trop souvent à travers des épisodes non achevés, c’est un jacobinisme bon teint qui est érigé en un évangile laïque. économiquement encore : à travers le poids de l’économie administrée pesant lourdement sur l’état de ses finances publiques. Culturellement enfin : en instruisant des querelles, originellement celles des Anciens et des Modernes, sans cesse renouvelées, du XVIIe siècle à nos jours, Pyramide du Louvre et restauration de Notre-Dame incluses.
Dans la querelle des Anciens et des Modernes, ce sont les Anciens, les centralisateurs, qui tiennent le haut du pavé.
Regardons la politique de l’emploi. Elle est, certes de manière particulièrement feutrée, au centre d’une « querelle » qui prend ses allures, elle-aussi, de querelle des Anciens et des Modernes.
Rappelons le coût de la politique de l’emploi : annuellement plus de cent milliards d’euros. Pour les Anciens : distribuer, c’est agir ! Entre le coût de l’indemnisation des demandeurs d’emploi, celui de la formation professionnelle, des allégements de charge favorisant la création d’emplois, le fonctionnement des structures administratives diverses et variées que l’universalité de Pôle emploi est loin d’avoir supprimées…
Certes, le logiciel historique commence à être sérieusement modifié. Après le Code du travail, la formation professionnelle, en attendant juin l’Assurance chômage… Le Président de la République lors de sa conférence du 25 avril n’a-t-il pas affirmé que « nous vivons dans une société avec des politiques publiques qui ont largement été pensées au sortir de la Deuxième Guerre mondiale » ? Pour celle de l’emploi, depuis le début de la Ve République !
Depuis peu, depuis la crise sociale et dans le cadre du grand débat, les uns et les autres ont été contraints de prendre position sur le besoin de décentraliser certaines actions regroupées sous le terme générique de politique de l’emploi. Faut-il voir là l’émergence de « Modernes » ?
Ici, le MEDEF en appelle « à un approfondissement de la compétence économique des Régions pour en finir avec les décisions arrêtées depuis le siège (des opérateurs nationaux) en matière de formation ». On pense sans le dire à la décentralisation… CroissancePlus emboîte immédiatement le pas. Ailleurs, la proposition 18 du rapport Cap 22 est sans ambiguïté : « la formation est une compétence décentralisée même si l’état garde quelques prérogatives. Une clarification par une décentralisation complète pourrait conduire à cesser les missions déconcentrées de l’état mais également à recentrer la Direction générale de l’emploi et de la formation professionnelle… ». Enfin, la ministre du Travail considère au regard des emplois francs que « ce sera plus facile de communiquer sur des départements ou des régions. » Et, récemment, le Haut-commissaire aux compétences et à l’inclusion par l’emploi, conclut : « en matière de formation, il faut territorialiser ».
L’unanimité semblerait acquise ! Des Modernes s’affirment ! Ce serait alors sans compter avec les Anciens ! Vieux combat pour eux : ainsi l’avis du Conseil d’administration de Pôle emploi de 2015. L’établissement public y formalisait sa pensée sous forme de doctrine, celle de l’état, celle des Confédérations syndicales, et celle des administrations centrales : régionaliser son action ce serait créer sui generis des inégalités au détriment de l’égalité républicaine dont il est le garant en termes d’accompagnement des demandeurs d’emploi. Quant à la DGEFP, pour elle la Région n’est pas le bon niveau. Fermez le ban !
Les Anciens : rien ne presse ! Pourquoi trancher puisque le problème du chômage de masse, celui de longue durée a été ignoré par les gilets jaunes. L’anesthésie par le traitement social du chômage a pris des allures de drogue dure. En attendant, combien de milliards sont dilapidés par tacite reconduction au service des Léviathan bureaucratiques que sont devenues les politiques de l’emploi supposées étancher la massification du chômage ?
Les Modernes : comment ne pas imaginer à l’ère de l’économie 3.0 des politiques de l’emploi qui ne soient pas conçues par les acteurs de proximité au service des besoins spécifiques des territoires… Le projet d’ATD Quart monde – Territoires zéro chômeur de longue durée – devenu réalité par expérimentations n’est-il pas d’ores et déjà un succès et par là même une voie de réflexion ?
Halte à cette drôle de guerre ! Faisons sauter les placebos, les lignes Maginot et autres pansements symboles d’une guerre de position. Une guerre de mouvement s’impose à nous : un pays qui ne décentralise pas est un pays qui stagne…
Il faut, sans tarder, ouvrir le SPER aux Régions en accordant a minima à leurs Présidents sa coprésidence au côté du Préfet dont en matière d’emploi le rôle a été le plus souvent limité à une politique de guichet distribuant des contrats aidés décidés au niveau national. Soyons cruels et souvenons-nous de l’adresse aux Préfets de Jacques Chirac en 1995 : « vous allez devoir inventer, essayer, évaluer, multiplier les solutions nouvelles, encourager les initiatives originales, adapter les mesures générales et les ressources aux situations locales… »
Alors, la formation de nos élites étant mise au débat, place désormais à une école nationale de la décentralisation. Une école qui enseigne que la réalité de la chose publique ne se plie pas à la seule force normative des administrations centrales. Une école où l’on enseignerait aussi la « soutenabilité sociale » et pas seulement la soutenabilité budgétaire.
« Je vous assure mon cher cousin que vous avez dit nouveau monde. Moi j’ai dit nouveau monde ? Comme c’est bizarre ! ».