DOSSIER
Les politiques conduites depuis une trentaine d’années ne se sont pas traduites par une privatisation, mais par une étatisation de la Sécurité sociale.

JEANNICK TARRIÈRE

FONDATRICE DE TRAITS-D’UNION PRÉSIDENTE DU COMITÉ SCIENTIFIQUE DU CRAPS

La justice sociale érigée par nos concitoyens comme un principe d’action

Les grandes passions font les grandes nations » disait Carnot et aussi, les grandes idées, sans lesquelles, il n’y a point de grandes nations. Écartée de l’agenda politique depuis une trentaine d’année par des gouvernements engagés dans une course au moins-disant social, l’idée de justice sociale ressurgit, aujourd’hui, de ses cendres.

L’idée de justice sociale est-elle morte et enterrée ? Pour Alain Supiot, éminent juriste et professeur au Collège de France, il n’y a rien de plus faux. L’aspiration à une société plus juste est en train de revenir au galop, inexorablement, tel « le phénix qui renaît de ses cendres. »  Plus que jamais, cette idée nous permet de réfléchir à l’après-capitalisme. Partout dans le monde, le déni de justice sociale suscite révoltes et récupérations politiques ou religieuses. Les pays qui avaient été les champions du néolibéralisme n’échappent pas à cette rage sourde. Nos concitoyens l’invoquent actuellement pour lutter contre la mise en place d’un âge pivot, en dessous duquel il ne sera pas possible de partir avec une retraite à taux plein.

Formulée pour la première fois, par Alfred Fouillée en 1899, dans la Revue des Deux Mondes, l’idée de justice sociale a connu, après les atrocités de la Seconde Guerre mondiale, une fortune peu commune. De nombreux pays en ont fait un fondement constitutionnel de leur ordre juridique et s’en servent encore de garde-fous, pour revendiquer une juste distribution. 

LES POLITIQUES CONDUITES DEPUIS UNE TRENTAINE D’ANNÉES NE SE SONT PAS TRADUITES PAR UNE PRIVATISATION, MAIS PAR UNE ÉTATISATION DE LA SÉCURITÉ SOCIALE. TENDANT À FAIRE DISPARAÎTRE LE « TIERS SECTEUR » HÉRITÉ DU CONSENSUS DE 1945….

En 1944, la Déclaration de Philadelphie a prétendu subordonner à la réalisation de la justice sociale internationale « tous les programmes d’action et de mesures d’ordre économique et financier ». En 1948, la Charte de la Havane prévoyait la création d’une Organisation Internationale du Commerce (OIC) dont l’une des missions aurait été la réalisation des objectifs de plein emploi et de relèvement du niveau de vie, fixés par la Charte des Nations unies. Ses statuts lui enjoignaient notamment, de lutter contre les déficits des balances des paiements, de favoriser la coopération économique et non la concurrence entre les États, de promouvoir les normes internationales du travail et de contrôler le mouvement de capitaux mais cette organisation n’a jamais vu le jour, car la Charte de la Havane n’a jamais été ratifiée.

Faute d’accord des pays riches, la Charte des droits et des devoirs économiques des États, n’a pas pu être adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, le 14 décembre 1974 et fait figure du chant du cygne des projets de justice sociale internationale, nés de l’après-guerre.

L’échec répété des projets d’ordre international fondé sur la justice sociale n’a pas condamné celle-ci à la stérilité juridique. Relevant de la responsabilité des États, inscrite au fronton des Constitutions des pays industrialisés, elle a engagé à la mue de ces États. C’est ainsi que dans notre pays, cette idée s’est traduite très concrètement par la création, de l’État social et de ses trois piliers : le service public, le code du travail et la Sécurité sociale.

Si la France s’est inspirée de la Grande-Bretagne pour fonder son système de Sécurité sociale à la Libération, l’influence de la Mutualité a conduit à concevoir la Sécurité sociale non pas comme une administration publique dirigée par l’État mais comme un lieu de démocratie sociale. Le refus de l’étatisation a placé la Sécurité sociale dans un tiers secteur qui relève pour l’essentiel du droit privé, tout en poursuivant une mission d’intérêt général à but non lucratif. Dans les relations sociales, comme en matière de Sécurité sociale, le modèle français repose sur un ordre public social qui laisse une large part d’autonomie des individus et des acteurs dans un cadre fixé par l’État pour garantir l’intérêt général.

Les politiques conduites depuis une trentaine d’années ne se sont pas traduites par une privatisation, mais par une étatisation de la Sécurité sociale. Tendant à faire disparaître le « tiers secteur » hérité du consensus de 1945, régi par la démocratie sociale et le paritarisme. L’étatisation en cours de l’Assurance vieillesse est le préalable à la mise en œuvre des recommandations formulées dès 1994 par la Banque mondiale : substituer des cotisations définies aux prestations définies et irriguer les marchés financiers par une épargne retraite rendue inévitable par la paupérisation des systèmes par répartition. 

Trop souvent relégués au rang « des gens qui ne sont rien », à des « pleurnichards », nos concitoyens ont repris cette idée de justice sociale pour contester le projet de fixer un âge pivot qui se révèle être particulièrement injuste pour les 40 % de salariés au chômage avant l’âge légal de la retraite et injuste pour les personnes qui ont commencé à travailler jeunes et qui travaillent dur…

Comme Alfred Fouillée, l’opinion publique pense la justice sociale en termes d’idée-force. Une idée directrice qui, comme la liberté, ou la démocratie, exprime leurs idéaux. Un moteur à l’action individuelle et collective. L’expression de leur attachement viscéral au système de Protection sociale, au bien commun.