Édouard Couty
Ancien DGOS & Conseiller maître honoraire à la Cour des comptes
Procrastiner encore ou agir enfin
Les alertes de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sont connues. Dans les pays développés, les maladies mentales se classent au 3e rang en termes de prévalence et sont responsables d’1/4 des invalidités. Parmi les dix maladies les plus préoccupantes pour le XXIe siècle, cinq sont des maladies mentales : schizophrénie, troubles bipolaires, addictions, dépressions et troubles obsessionnels compulsifs. Une augmentation de 50 % de la part des maladies mentales dans la charge de morbidité due à l’ensemble des maladies est annoncée. On vérifie actuellement que la pandémie aggrave considérablement ce terrible constat.
En France, les pathologies psychiatriques touchent 25 à 30 % de la population. Elles sont responsables de la majeure partie de la mortalité par suicide, génératrices d’exclusion sociale, et d’invalidité qui détériorent la qualité de vie pour les patients et leur entourage, il s’agit bien d’un enjeu majeur de santé publique. La mauvaise santé mentale accroît les coûts économiques sociaux et de santé, les maladies psychiatriques et les traitements par psychotropes coûtent plus de 22 milliards d’euros soit 15 % des soins remboursés et près de 8 % des dépenses d’Assurance maladie pour l’hospitalisation, plus que le cancer et plus que les maladies cardio-neuro-vasculaires. Les coûts économiques et sociaux ont été évalués à 109 milliards avant l’impact de la crise sanitaire actuelle.
À la priorité de santé publique, s’ajoute un enjeu économique et social très lourd.
La psychiatrie concerne les professionnels de santé (psychiatre, psychologues et paramédicaux) qui ont pour missions de soigner les maladies mentales et de promouvoir la santé mentale. Leur pratique s’inscrit dans une relation individuelle avec le malade. La santé mentale s’inscrit dans une approche populationnelle. Outre les professionnels spécialisés, elle concerne les médecines préventives (travail et scolaire), mais aussi les élus, les travailleurs sociaux, les patients et leurs familles, les responsables des politiques publiques (santé, logement, culture, enseignement, emploi, justice…). Pour tous, l’action doit se situer dans les champs sanitaires, sociaux et médicosociaux. La seule absence de maladie mentale ne suffit pas. Dans ce domaine, la définition de l’OMS prend tout son sens : état de bien-être physique, psychologique, social, économique…
Les tentatives pour promouvoir une politique en matière de santé mentale et de psychiatrie ont été nombreuses depuis 20 ans.
Depuis Bernard Kouchner, en 2001, presque tous les ministres de la Santé ont annoncé des plans pour la psychiatrie et la santé mentale ou défendu des lois portant des mesures sur ce thème. Ces réformes ont été précédées de travaux avec les acteurs, de nombreux rapports ont été remis aux ministres.
Tous proposent :
• De mieux connaître l’état de santé de la population pour mieux prévenir.
• D’associer les patients, leur famille et leur entourage à la conception et à la mise en œuvre de cette politique.
• De former les professionnels à l’accueil des malades et à la prise en charge de leur maladie, notamment les médecins généralistes et les paramédicaux avec la création d’une spécialité d’infirmiers en santé mentale et en psychiatrie.
• De décloisonner les activités sanitaires et médicosociales, la ville et l’hôpital spécialisé par l’ouverture du secteur psychiatrique sur son environnement (monde du travail, de l’école, de l’université, de la culture…) par la constitution de réseaux, et de centres de référence.
• De développer la recherche.
• De réformer le mode de financement pour mieux prendre en compte les parcours, l’accompagnement et le maintien au domicile.
En somme, tous tendent à structurer une approche plus globale de la santé mentale et plus intégrée de l’organisation des soins psychiatriques.
Des actions ont été menées, des dispositions législatives prises et pourtant la question d’une politique en matière de santé mentale et de psychiatrie reste posée aujourd’hui avec plus d’acuité.
Toutes les évaluations des plans ministériels successifs réalisées par des missions parlementaires, la Cour des comptes, l’IGAS, le Haut Conseil de la santé publique constatent qu’ils n’ont pas atteint tous les objectifs annoncés et que les grandes questions n’ont pas été résolues.
La feuille de route Santé mentale et psychiatrie présentée en 2018 a l’ambition de traiter les questions de prévention, d’organisation des soins, de formation, de recherche, et d’impliquer concrètement les patients et leur entourage. Un délégué ministériel a été nommé ainsi qu’un comité associant tous les acteurs.
La crise sanitaire n’a pas permis d’actions déterminantes, alors qu’elle a considérablement aggravé la situation.
Devant le constat de l’ampleur des dégâts sur l’état de santé mentale de la population générale et de certaines populations spécifiques (étudiants), le président de la République a annoncé la tenue d’assises nationales de la santé mentale « avant l’été 2021 » et le ministre de la Santé a nommé une nouvelle commission.
Alors que l’on sait que la santé mentale est un enjeu de santé publique et un enjeu économique et social qui concerne tous les citoyens, alors que l’on a depuis longtemps des propositions pour bâtir une politique ambitieuse, deux questions se posent : pourquoi toutes les tentatives précédentes n’ont pas totalement abouti ? Et comment dépasser la frilosité et la résistance des professionnels qui entendent bien que ces questions restent exclusivement dans le seul champ sanitaire ?
La politique en matière de santé mentale doit être pensée comme une politique de santé publique globale s’appuyant sur les trois volets sanitaire, médicosocial et social mais aussi sur d’autres déterminants : qualité de vie au travail, logement, activités sociales et culturelles, formation, emploi, justice, sécurité publique.
La vision interministérielle est essentielle, elle conditionne la réussite.
L’approche transversale, interministérielle, intersectorielle et interprofessionnelle doit guider la réforme.
C’est la seule méthode qui permette de surmonter les résistances corporatistes. Pour que les usagers soient des acteurs à part entière, comme c’est le cas dans beaucoup d’autres pays, pour développer l’évaluation des structures, des activités et des pratiques, pour retrouver l’esprit de la réforme de 1960 et affirmer l’existence d’un secteur ouvert sur son environnement associant élus, professionnels de la prévention et du soin et usagers, cette approche transversale est nécessaire. Le secteur psychiatrique d’aujourd’hui est hospitalo-centré alors qu’il devrait être en osmose avec la cité sur son territoire. Médecine scolaire, médecine du travail, secteur psychiatrique, hôpital général, médecine libérale, établissements sociaux et médicosociaux et collectivités territoriales doivent tisser ces liens pour assurer la continuité entre la prévention, les soins, le suivi, et la réinsertion sociale. Enfin, tous doivent agir pour que les malades, les professionnels qui les prennent en charge et les familles qui les accompagnent ne soient plus stigmatisés comme ils le sont encore. En 1960, c’est la psychiatrie qui a montré la voie du progrès pour l’organisation des soins, elle ne peut pas en 2021 être le frein à un nouveau progrès.
À l’heure des annonces au plus haut niveau de l’État pour l’élaboration d’une politique publique forte, espérons, pour les malades, leur entourage, pour les professionnels et pour la qualité de la vie ensemble dans la cité que la volonté politique permettra l’action d’ampleur attendue depuis longtemps.