Par Éric Chenut
Président de la Mutualité Française
Malgré des décennies de chômage de masse, il n’y a pas de fatalité à ce que notre pays ne renoue pas avec le plein emploi.
Il doit donc en être de même pour la santé. L’espérance de vie sans incapacité très moyenne dans notre pays (63 ans pour les hommes et 64,5 ans pour les femmes), l’augmentation exponentielle depuis 20 ans des affections de longue durée, les inégalités d’espérance de vie entre catégories socio-professionnelles ne sont pas des fatalités.
Et si nous avions pour ambition de placer au cœur des politiques publiques, de l’action publique, le complet bien-être physique, psychique, social et environnemental comme horizon commun ?
Et si nous évaluions l’action publique à la capacité à progresser collectivement vers la pleine santé ?
Et si pour prendre toutes décisions collectives, nous questionnions leurs impacts en termes d’externalités pour la santé des populations ?
Nous savons tous et toutes que 80 % des déterminants de santé dépendent d’éléments exogènes au système de santé lui-même. Or, l’essentiel du débat public, quand il s’agit de la santé, se concentre sur l’organisation du système de santé, et bien trop souvent même sur l’hôpital seulement. Or, ce dernier gagnerait à ce qu’on lui donne les moyens pour assumer et assurer ses missions, et que tout soit fait, en matière de politiques publiques et d’organisation sociale, pour éviter le recours à l’hôpital, toutes les fois où cela est possible.
Pour pallier l’insuffisance de nos efforts en prévention, nous sommes collectivement contraints à financer toujours davantage le curatif. Au-delà du coût économique et social que cette perte de chance représente, l’impact humain est considérable. Elle altère la perception du bien-être collectif et accentue les inégalités entre ceux qui peuvent investir sur leur bonne santé, leur alimentation, la pratique d’activité physique et sportive régulière, qui peuvent travailler dans des secteurs professionnels moins délétères pour leur santé… et ceux qui ne le peuvent pas. Cela explique en grande partie l’écart d’espérance de vie entre catégories socio-professionnelles, qui constitue probablement la première et la plus choquante des inégalités dans notre pays.
Il est temps que collectivement nous mettions la même énergie à viser la pleine santé que nous en mettons à converger vers le plein emploi.
L’augmentation des dépenses de santé est utile si elle permet de se soigner mieux et plus. À un moment où la médecine se technicise, innove, où la population vieillit, il est illusoire d’imaginer que nous pourrions dépenser moins. Pour autant, il n’y a pas de fatalité à ce que les dépenses de santé augmentent plus vite que la richesse nationale, que l’effort à consentir pour se soigner, et surtout rester en bonne santé, nous oblige à arbitrer entre des dépenses de réparation, en privilégiant toujours le curatif.
Pour notre maintien en pleine santé, pour agir sur nos environnements personnels et professionnels, nous avons intérêt à investir ensemble sur la prévention, à travers l’éducation, la culture, les transports, le logement, le travail… Nous y avons intérêt individuellement, pour que la facture n’augmente pas plus vite que nos ressources, et collectivement pour le bien-être des populations et pour faire reculer les inégalités.
Il est nécessaire que ces choix ne soient pas des orientations arrêtées par des experts mais au contraire des priorités partagées, démocratiquement débattues. La démocratie en santé est un levier pour rendre acteurs celles et ceux à qui les approches populationnelles et territoriales vont s’appliquer. C’est un levier pour faciliter la bonne appropriation des prescriptions préventives, pour répondre aux besoins des gens tout simplement.
Notre culture de santé publique est largement perfectible, la crise sanitaire l’a montré, comme elle a prouvé qu’il était possible, en France, comme ailleurs, que les femmes et les hommes s’emparent des préconisations et les appliquent dès lors qu’elles sont comprises et accessibles, aussi contraignantes soient-elles.
Plutôt que de miser sur le « nudge » qui est une forme de conditionnement socio-comportemental, où l’on fait de la prévention « à l’insu du plein gré » des bénéficiaires finaux, il semble plus utile, à l’aube de transitions essentielles au plan environnemental, démographique et numérique, de miser au contraire sur l’intelligence collective, sur la participation citoyenne en développant les capacités psycho-sociales des populations. Traiter les assurés sociaux comme des enfants immatures en s’appuyant sur du conditionnement comportemental est une forme de manipulation qui à terme peut être contreproductif en ce que ces pratiques altèrent la confiance dans l’action publique.
Chacun doit pouvoir décider en responsabilité de l’utilisation qu’il souhaite de ses données de santé, de sa participation à des programmes de recherche ou à des suivis de cohorte, de sa contribution à l’émergence d’une médecine prédictive, préventive, participative et personnalisée. Mais pour cela encore faudra-t-il se donner les moyens de la nécessaire confiance des assurés sociaux en explicitant les enjeux, le champs des possibles, en contribuant à leur éducation populaire et citoyenne en matière de numérique en santé.
Si nous voulons que demain la responsabilité individuelle et collective se concrétise autrement que par des contraintes comptables pénalisantes pour celles et ceux qui sont malades, et au contraire privilégier et encourager la « pleine santé », il faut permettre à chacun d’être acteur, de ne pas être seulement sujet voire objet de soins.
En misant sur la démocratie en santé, en explicitant à chacun le sens de la protection sociale, en faisant progresser la compréhension de la citoyenneté sociale, nous permettrons l’émergence de comportements vertueux pour soi, et pour les autres. Nous nous prémunirons quant aux incompréhensions qui se sont faites jour entre l’individu et la société, entre sa liberté individuelle et la préservation de l’intérêt général.
Dans un système de protection socialisée, où l’essentiel des dépenses est mutualisé, il est indispensable de consacrer davantage de nos ressources à prévenir les risques et à promouvoir la pleine santé, pour éviter des dépenses futures, le maintien en bonne santé, et pour éviter les replis individualistes où certains ne veulent plus contribuer à la couverture de certains risques estimant que le comportement des autres n’est pas cohérent avec les intérêts collectifs.
La protection sociale garantit l’émancipation individuelle et collective en permettant à chacun de s’extraire du risque de misère/pauvreté suite à un aléa, à un problème de santé ou un accident de la vie, à la survenance d’un handicap ou de la perte d’autonomie. Par les couvertures en santé, par la prévoyance, par l’épargne retraite ou les couvertures dépendance, la protection sociale est un facteur de cohésion. Pour ce faire, il faut que cette protection collective soit garantie dans le temps. Elle s’exercera et sera performante le jour où malheureusement le besoin se fera ressentir. Il est donc fondamental de l’inscrire dans la durée et d’en expliciter les finalités pour garantir la confiance indispensable à l’acceptabilité de son financement.
La méconnaissance du sens de la protection sociale ne doit pas aboutir à l’altération du vivre ensemble sous couvert de replis identitaires ou individualistes. Par la responsabilité individuelle et collective, par un engagement puissant sur la prévention, nous devons donner les moyens à tous de s’impliquer pour soi et pour les autres dans la prévention. C’est cela qui garantira la soutenabilité du système de protection sociale et fera en sorte qu’en cas de risques inéluctables, la prise en charge, en soins et accompagnements, soit assumable collectivement.
La prévention est donc un engagement citoyen, un levier de préservation des solidarités, le moyen de réduire à terme les inégalités. Elle doit être un critère de fixation des orientations des politiques publiques et la pleine santé l’horizon de nos engagements mutuels pour en évaluer la performance solidaire.