Tribune
Par
Matthieu Girier
Directeur du pole Performance des ressources humaines de l’ANAP,
Président de l’ADRHESS,
Membre fondateur du think tank Le sens du service public
Les débats qui ont suivi la crise épidémique du Covid en matière d’organisation du travail n’en finissent pas de rebondir. Pas un mois ne se passe sans que soit fait état des conséquences sur le niveau moyen de productivité des secteurs industriels, les trajectoires diversifiées en matière d’évolution du taux d’emploi, de « Great Demise » américaine et, au-dessus de tout, la situation de crise du système de santé, dans tous les pays développés, et en France au premier rang de ces derniers. Comme si le Covid avait levé le voile sur une situation préexistante, mais pour autant ignorée, et qui conduit aujourd’hui à une situation inextricable.
Pourtant, même si la situation semble parfois difficile à interpréter, tant elle touche des secteurs d’activité et des types de métiers ou de trajectoires professionnelles très différentes, il n’est pas très difficile de trouver très rapidement, en interrogeant les professionnels de terrain, une explication à cet état de crise. Combien de fois entend-on, chaque jour, une rengaine à peu près identique chez les professionnels qui font le choix de tourner la page d’un métier qu’ils s’étaient plus ou moins choisi, à la sortie des études secondaires, « malgré nous ». Des métiers souvent difficiles à exercer compte tenu des contraintes qui pèsent sur ceux qui les exercent, qui viennent grossir les contingents naturels de professionnels qui font chaque année le choix de changer de métier, en nombres de plus en plus importants au fil des évolutions des aspirations générationnelles ? In fine, interroger les professionnels qui tournent la page de leurs carrières passées démontre que trois mécanismes cruciaux sont actuellement en crise profonde, et que leur remise en cause devient désormais urgente.
Métier désiré vs Métier réel
En premier lieu, voir des nouvelles générations de professionnels intégrer le marché du travail et l’hôpital public en particulier démontre une chose : l’orientation à la fin du secondaire vers les métiers, notamment ceux du soin, et de plus en plus complexe. Cette réalité est probablemsent due à des difficultés à se figurer la réalité de l’exercice quotidien de métiers fantasmés tant par les futurs professionnels, au contact de séries télévisées foisonnantes et bien connues, que par leurs parents, satisfaits de voir leur progéniture s’engager dans des carrières où le chômage est quasiment inexistant, et où la certitude d’une autonomisation promise se voit presque réalisée avant même le début du premier poste de travail.
Le renforcement du recours à Parcoursup pour ces métiers est venu renforcer cette difficulté avec un tropisme au « clientélisme ». La conséquence est simple : de plus en plus de professionnels de santé, au terme de trois à cinq ans d’études, se trouvent dans l’incapacité totale de s’engager dans la carrière soignante, laquelle présente de fortes contraintes d’organisation, à l’issue de leurs études, avec trois points de fuite : rupture de la période d’essai à moins d’un mois de la fin des études, refus d’engagement au-delà d’un contrat à durée déterminée de six mois pour vivre une autre vie, ou reprise d’étude en santé ou en sciences de l’éducation par les multiples portes d’entrée universitaires désormais ouvertes.
Crise du Covid : un révélateur
En second lieu, le « grand chambardement » personnel et professionnel qu’a représenté la crise du Covid dans le secteur de la santé a constitué une profonde remise en cause de mécanismes jusqu’ici marginaux dans la pensée des professionnels de santé, et hospitaliers au premier rang d’entre eux. Le niveau d’acceptation des contraintes, et leur faible compensation financière, a été considérablement abaissé, remettant en cause les fondements mêmes de l’organisation du système de santé et son poids relatif dans le système d’assurance sociale par répartition tel que nous le connaissons en France. Entendre dire, de la part d’un professionnel en disponibilité, en congé sans solde, en arrêt maladie ou en accident de travail, que le seul problème à résoudre pour qu’il ou elle envisage de reprendre une activité dans le secteur de la santé est que, « au fond, il (ou elle) ne se voit juste plus exercer ce métier tant il est dur », est une marque définitive de ce désamour teinté de tristesse qui marque les fins de carrières anticipées des soignants, tant publiques que privées.
Cette dureté du métier tient essentiellement en deux formules : contraintes insurmontables et glissements de tâches. Les contraintes liées à l’exercice professionnel de jour et de nuit, week-end et semaine, sont depuis longtemps au cœur de la difficulté d’organiser le service. Les rationalisations issues de la réforme structurelle de l’hôpital intervenue au tournant des années 2000 peuvent certes être pointées du doigt. Pour autant, la lecture qui veut que les maux de notre époque soient liés à l’application imparfaite des quatre grands mouvements de transformation répond également à une logique qui se défend :
– Imperfections du virage ambulatoire, qui laissent des capacités d’hospitalisation complète en grand nombre encore ouvertes dans les hôpitaux, notamment le weekend ;
– Vicissitudes de la contractualisation interne qui n’a que dans de rares cas donné lieu à la mise en place d’un modèle poussé à son terme, comme, par exemple au centre hospitalier de Valenciennes, et laissé subsister une organisation très descendante et pyramidale, tant médicale qu’administrative, au détriment d’une construction itérative du destin collectif des établissements ;
– Incompréhension de la réforme budgétaire et financière, où l’instrument, la tarification à l’activité, concentre les critiques qui désignent en réalité la dynamique d’évolution de l’objectif national de dépenses d’Assurance maladie (ONDAM), ou la façon qu’ont les équipes hospitalières de mener l’explication pédagogique de la trajectoire des besoins en santé du territoire qu’ils desservent ;
– Récriminations envers la Haute Autorité de Santé, dont les normes seraient insupportables, et qui pourtant demeure une vigie dans un secteur où les infections nosocomiales et les accidents de prise en charge demeurent.
Les contraintes spécifiques au métier de soignant, désormais si décriées et rejetées, souffrent donc tout autant de la nature intrinsèque de l’activité hospitalière, mais aussi de l’imperfection de la conduite des réformes de ces dernières décennies, et de leur caractère partiel.
Être soignant, c’est soigner avant tout
Et puis, en troisième lieu, vient la question de la nature des tâches elles-mêmes, et les glissements qui s’opèrent entre professionnels. Lorsque plus de 50 % du temps de travail des soignants est dédié à réaliser d’autres activités que de réaliser des soins directs, au lit du malade, il ne peut qu’exister un écart flagrant entre la théorie d’un métier appris à l’école, quand bien même les stages qui émaillent ces années en donnent un premier aperçu, et la réalité vécue pendant les quatre décennies d’une carrière complète.
Les travaux menés en France et ailleurs sur la mesure de la charge en soins et l’analyse qu’il est possible d’en tirer démontrent bien que le recentrage des soignants sur le soin, loin des tâches logistiques, administratives, pharmaceutiques, est désormais une urgence qui préoccupe directeurs des ressources humaines et directeurs des soins dans leurs capacités à mettre en œuvre et assurer la continuité des soins sur le temps long.
À l’aune de ces trois constats, remonter la cote d’amour de la valeur travail n’est somme toute pas si compliqué que cela : s’attacher à donner une image vraie des métiers, de la réalité quotidienne, de la vie, in fine, que les agents vivront une fois engagés dans la carrière, est un premier pas sur le chemin d’une attractivité renouvelée des métiers du soin. Cette image vraie doit correspondre au cœur du métier appris et désiré, en évitant l’effet de vitrine qui veut qu’un établissement en difficulté de recrutement se fasse plus beau et plus désirable que ce que la réalité lui permettra d’être. Et c’est sans doute à ce prix-là que le contrat moral, désormais fondamental, entre les établissements et les professionnels qui les font vivre, pourra se retisser durablement.