Par le Dr Jean-François Thébaut
Vice-Président de la Fédération Française des Diabétiques
Depuis des temps immémoriaux, il est de coutume que les médecins prescrivent, voire ordonnent, à leurs patients le traitement qu’ils considèrent comme le plus adapté d’un point de vue empirique. Au cours des siècles, nombreux sont donc les patients qui, bien que restés vivants, ont été détruits mentalement faute de prise en compte de leur qualité de vie. Pour le diabète, on ne parle ainsi plus de maladie mortelle depuis 1921 – 100 années sont effectivement passées depuis la découverte de l’insulinothérapie par les chercheurs canadiens Charles Best et Frederick Banting.
Mais, au-delà de la survie, où sont passées les considérations tenant à la qualité de vie ? En 1948, l’Organisation mondiale de la santé définissait la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social » avant d’ajouter qu’elle ne « consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Pourquoi alors ne pas être allés au-delà, en tenant compte de la véritable « expérience patient » ?
Dans leur sagesse, les auteurs antiques savaient pourtant déjà que les « drogues », elles seules, n’étaient pas suffisantes. C’est ainsi que dans la mythologie grecque, les filles du dieu de la médecine Asclépios, Hygie et Panacée, sont considérées comme les déesses de la santé et de l’hygiène de vie, c’est-à-dire de la médecine préventive. Il y a ainsi déjà plus de 2 500 ans qu’il a été montré que le comportement des individus est tout aussi important que la thérapeutique…
Aujourd’hui, les procédures d’évaluation des technologies de santé, avant leur mise sur le marché et leur remboursement, tiennent compte du service médical rendu du produit sur des critères strictement méthodologiques.
À l’aube du XXIe siècle, l’avènement de l’Evidence Based Medicine, ou médecine fondée sur les preuves, proposée par le professeur Sackett, pouvait laisser croire qu’enfin les préférences des patients allaient être prises en compte.
Force est de constater que ce n’est pas le cas. Dans une enquête récente relatée par les ateliers de Giens, les industriels ont été interrogés sur la manière dont ils prenaient en compte, dans leurs dossiers d’évaluation, les considérations tenant à « l’expérience patient ». Le constat est sans appel : à part de rares exceptions, les dossiers se sont concentrés principalement sur les considérations médicales.
Qu’importent les préférences des patients ? Qu’importe même leur qualité de vie ? Du moment que les analyses statistiques sont considérées comme « significatives » sur des critères biologiques considérés « comme durs », le traitement est bon et recommandable. Il est vrai que, la plupart du temps, ces études prennent pour un objectif principal incontestable : la mortalité ! Et, en l’occurrence, rien ne peut s’y opposer. Le projet de vie, lui, importe peu quand la mort est la seule ligne d’horizon sans le traitement.
Ici, les régulateurs, évaluateurs et autres financeurs, jouent les complices faute de méthodologie claire pour analyser cette expérience patient. Car si la Haute Autorité de santé reconnaît que « cette dimension peut participer à l’évaluation du service médical rendu y compris de son critère concernant l’intérêt de santé publique », elle admet aussi que leur prise en compte reste « à mieux définir » et qu’il est aujourd’hui « difficile » d’isoler l’impact de l’expérience patient dans le cadre de l’évaluation du produit.
Doit-on pour autant miser sur la vie à tout prix, éludant par là même la question primordiale de sa qualité ?
Cette réflexion s’est instituée de manière de plus en plus importante avec l’explosion des maladies chroniques. Ainsi, une autre forme de jugement a commencé à s’imposer : celle de la qualité de la vie et des préférences des patients. D’où l’irruption dans le périmètre de la Health Technology Assesment (HTA) des Patient-Reported Outcome Measures (PROMs) et des Patient-Reported Experience Measures (PREMs), dont l’objectif était de laisser aux patients le soin d’évaluer respectivement leurs parcours de soins et leurs résultats en matière de qualité de vie.
Ces notions ont été d’emblée détournées pour en faire des outils de management de la qualité des établissements de santé et de la comparaison entre eux, concurrence oblige plus que santé publique.
Il est temps de revenir aux fondamentaux de la médecine fondée sur les preuves et de la prise en compte des préférences du patient.
Et si nous incluions d’emblée l’expérience patient, mesurée par les PREMS et les PROMS, aux critères d’évaluation des traitements médicamenteux et non médicamenteux ?
Et si nous intégrions dès le départ ces considérations dans les protocoles de recherche, qu’ils soient fondamentaux, cliniques ou en vie réelle ?
Et si nous redonnions une dimension humaine à l’évaluation des technologies de santé tout en conservant la rigueur méthodologique de l’Evidence Based Medicine ?
Les aspirations purement médicales peuvent se concilier avec les considérations relatives à l’expérience patient. Et nous, patients et associations de patients, restons à la disposition des équipes académiques, universitaires ou privées qui nous ont procuré des traitements formidables d’efficacité pour changer le paradigme.
Car la plus-value des thérapeutiques ne s’évalue plus tant sur la survie d’une population que sur la qualité de vie (en bonne santé physique, psychique et sociale) qu’elle est susceptible de lui procurer !