Par Samuel Geffroy & Olivier Milhères
Fondateurs de Milhères & Geffroy Associés
Quelles sont les conditions pour obtenir une prévention réellement efficiente en matière de risques psychosociaux et de santé mentale au travail ?
Les politiques publiques, comme les experts en management et les directions des structures concernées, publiques ou privées, pensent la prévention sous l’angle de la production bureaucratique de règles, normes ou référentiels adossés à l’empilement des textes législatifs.
Cette injonction, qui se décline au niveau des organisations par l’action d’agences parapubliques, ignore l’échec cuisant des politiques publiques sur ce sujet. Le principe qui consiste à toujours refaire encore plus de ce qui échoue est ici à l’œuvre.
Le point commun de ces pratiques fautives est double :
– Ignorer sciemment la crainte légitime des acteurs face au risque d’instrumentalisation du sujet au détriment du pouvoir de direction et d’organisation ;
– Renforcer constamment la dimension absolutiste de la contrainte qui sous-tend la construction et le déploiement de ces politiques publiques.
À titre d’exemple, nous pouvons lire dans un rapport récent d’une de ces agences publiques ces deux interrogations méthodologiques édifiantes :
« Est-ce que les règles et normes négociées offrent des marges de manœuvres suffisantes aux acteurs pour qu’ils mènent à bien leur activité ? » et « est-ce que d’autres pratiques échappent complètement et de manières récurrentes au cadre proposé ? ».
L’État s’empare des questions relatives aux conditions de travail avec une dérive, certes justifiée par le Bien de tous, mais qui produit in fine, deux écueils préjudiciables à l’ensemble de la société :
– La succession de lois, règlements et accords négociés qui restent lettres mortes ou qui sont constamment contournés, la jurisprudence devenant le régulateur tardif du système ; ceci accentue la complexité et l’instabilité de notre droit et des relations de travail. Le recours à la prévention tertiaire, donc curative, au détriment des autres préventions est le signe majeur de cet échec.
– L’étouffement des initiatives et de la liberté managériale, de la capacité d’anticipation et de création qui doivent se développer au sein des organisations (cf. citations infra).
Bref, la justification de cette doctrine publique a beau être la défense de la performance sociale, nous expérimentons constamment sur le terrain des stratégies d’évitement, de communication finement ajustées (et renforcées par l’action des consultants prospérant sur ce marché), axées sur la protection du risque d’engagement de la responsabilité pénale des dirigeants plus que sur une véritable volonté de prévention et d’amélioration des conditions de travail. Souvent l’Etat est le premier vecteur de ce comportement (cf. la tutelle exercée sur les EHPAD déterminée par les enjeux budgétaires au détriment des maltraitances institutionnelles affectant les personnels comme les résidents).
Nous relevons un écart majeur entre les intentions et les pratiques. Les acteurs sont souvent embarqués dans de véritables « usines à gaz » dont les productions sont très souvent inadaptées et aux impacts très réduits, lorsqu’ils existent.
Dès lors, pourrait-on enfin s’interroger sur la corrélation entre l’incessante dégradation des conditions de travail, la monté des malaises et du mal-être au travail et l’inflation législative, normative et méthodologique à l’œuvre depuis 2008 (Accord National Interprofessionnel sur le stress au travail) dans notre pays ?
Un changement de doctrine s’impose. Il est même urgent.
Sept principes pourraient guider cette réorientation des politiques et du management publics :
1 – Replacer au centre de toute décision la prise en compte des fonctionnements systémiques et abandonner les raisonnements fondés sur des causalités linéaires. Par exception, l’alignement équilibré entre le sens, les processus et les contenus servirait d’ossature aux conduites des transformations et au management des structures tant publiques que privées.
2 – Développer une vigilance (sans en normer illusoirement les modalités) envers les injonctions paradoxales, les doubles liens, les dissonances cognitives, les conflits de valeurs qui sont générés par des décisions normatives ou managériales ; elles sont les racines organisationnelles des diverses modalités de souffrance au travail. Leur résolution est efficiente.
3 – Réintroduire le concept de prévention quaternaire qui servirait de facteur équilibrant entre les trois préventions usuelles et garderait les acteurs publics et privés éloignés de cette tentation normatrice contraignante et absolutiste.
4 – Développer une culture de repérage et de traitement des écarts dans les pratiques managériales, entre les prescriptions et le réel, entre les intentions et les retours d’expérience. A ce titre, le message vocal diffusé dans le métro londonien « Mind the gap » pourrait condenser sous forme de mantra cette exigence aussi simple que fondamentale et ignorée.
5 – Réhabiliter le principe du rasoir d’Ockham et sortir de cette logique inflationniste de production tous azimuts de référentiels, guides, cahiers des charges, etc. On pourrait ainsi réduire drastiquement le nombre d’agences étatiques et développer la culture de la recherche de solutions réduites en nombre, cohérentes entre elles et générant un effet de levier sur plusieurs dimensions problématiques.
6 – Intégrer les principes systémiques (boucles rétroactives, covariance, etc.) à la place des raisonnement simplistes et fautifs construits sur l’imaginaire des causalités linéaires (si B alors c’est qu’il y a eu A), génératrices de culpabilité et d’agressivité.
7 – Former les managers publics et privés à l’ensemble de ces principes que nous nommons plus amplement La clinique de la transformation, soit l’articulation entre la clinique du travail et la sécurisation des processus de transformation et de traitement des situations dégradées.
En attendant cette refonte idéologique des principes sous-tendant les politiques publiques inefficientes en matière de prévention des risques psychosociaux et de la dégradation de la santé mentale au travail, les acteurs pourraient localement s’emparer d’une méthodologie différente en termes de management et de communication :
– Comprendre que prévenir les RPS et la dégradation de la santé mentale au travail n’implique pas forcément des actions qui exposent et fragilisent le pouvoir de direction : il est aisément possible, dans une logique systémique, de mettre en œuvre une réelle et efficiente action de prévention sans même la nommer comme telle et employer ouvertement le sigle RPS tant redouté de bon nombre de dirigeants et DRH.
Dans son rôle, l’Etat pourrait d’une part arrêter de persister dans une voie préjudiciable et inefficiente pour redonner une liberté aux acteurs fondée sur l’incitation et non la contrainte « soft ».
– Avoir le courage d’entendre ce que les gens ne disent pas ouvertement pour, au regard de sa propre responsabilité, définir une action juste.
Pascal nous le rappelait déjà en nous invitant à la lucidité et à dépassionner nos réactions : « Personne ne parle de nous en notre présence comme il parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d’amitiés subsisteraient, si chacun sait ce que son ami dit de lui lorsqu’il il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion. » (Pensées, L978-100).