Par le Dr Christian Espagno
Neurochirurgien et ancien Directeur associé de l’ANAP
Jamais le malaise des soignants à l’hôpital n’a été aussi grand.
Le « Ségur de la santé » finalisé en juillet 2020 est un échec partiel car ses résultats concrets se résument à des avancées salariales certes essentielles et significatives mais insuffisantes, sans être accompagnés des autres mesures aussi indispensables concernant l’ensemble des problèmes de l’hôpital.
De récentes études européennes montrent en effet que le mal être des soignants progresse partout en Europe mais c’est en France qu’il est le plus important. Près de 7 soignants sur 10 se déclarent actuellement en situation d’épuisement professionnel. Les 2/3 des soignants disent que la pandémie de la Covid-19 n’a fait qu’exacerber ce sentiment, soit le pourcentage le plus élevé de tous les pays Européens. Des études qualitatives ont également été menées pour déterminer les causes de cette situation explosive. Les soignants font majoritairement ressortir pêle-mêle : leur charge de travail, la lourdeur des documents médicaux et administratifs à renseigner, le manque d’autonomie et de prise de décision, les exigences croissantes des patients, un manque d’équipement et de ressources, des procédures inefficaces et déshumanisées. Le modèle de rémunération à la T2A est aussi parfois incriminé parmi les différents facteurs de dysfonctionnement du système.
Les risques que cela implique sont considérables, et pas uniquement pour la santé des soignants : des erreurs de diagnostics et thérapeutiques peuvent surgir, le découragement des praticiens est susceptible de dégrader la qualité des soins. Des démissions et arrêts maladie en grand nombre désorganisent et affaiblissent les équipes présentes, favorisant une nouvelle salve de burn-out et d’arrêts. Selon les sources, de 8 à 15 % des postes d’infirmières sont désormais vacants, et environ 6 000 lits sont inutilisés en France de ce fait. La vague de démissions s’est accentuée avec la Covid, et le malaise est persistant chez ceux qui restent, leur charge de travail s’accroissant irrémédiablement. Une gestion erratique des lits dans beaucoup d’établissements impose au personnel soignant des changements permanents de planning et des rappels fréquents depuis le domicile créant ainsi une « mise en alerte » continue au détriment des périodes nécessaires de repos et de congés. Les horaires de travail effectifs, heures supplémentaires non récupérées comprises, dépassent souvent les 40 heures par semaine pendant des périodes de plusieurs mois.
C’est l’ensemble de la qualité et de la performance de notre système de soins qui est menacé actuellement.
Les avancées salariales du Ségur de la santé sont considérées comme insuffisantes et de nouvelles augmentations sont réclamées.
Il y a aussi parfois un manque de coordination flagrant entre les impératifs des gestionnaires administratifs et ceux des soignants, médecins en particulier, ce qui génère souvent des conflits et un manque d’efficacité voire un blocage de la situation.
Enfin, et il ne s’agit pas du moindre des problèmes, les Systèmes d’Information Hospitaliers (SIH) sont trop souvent inadaptés à l’écosystème hospitalier, nécessitant de multiplier les saisies et, au lieu de faciliter l’exercice quotidien, le complique et le rend plus chronophage ce qui génère stress et mécontentement. Faute d’outils adaptés, les tâches administratives demandées sont incomprises et rejetées comme inutiles ce qui, il faut bien le reconnaitre, est parfois le cas.
Ce profond mal être des soignants a plusieurs graves conséquences :
La confiance des patients dans leur système de santé s’effrite elle aussi : même si les Français restent encore largement majoritaires à faire confiance aux acteurs de la santé, clairement cette confiance commence à se fissurer et les Français sont de plus en plus pessimistes. 61% pensent que la qualité des soins fournis par les établissements de santé va se détériorer à l’avenir. La crise de la Covid a évidemment considérablement perturbé l’offre de soins en multipliant les annulations et les reports et en dissuadant nombre patients de se rendre à l’hôpital par crainte d’une contamination. La ligue contre le cancer redoute que 30 000 cancers soient non détectés, ou détectés trop tardivement du fait de la Covid. Une étude de Gustave Roussy, présentée au congrès de l’ESMO, estime que ces retards pourraient entrainer d’ici 5 ans une surmortalité par cancers entre 2 et 5 %. Un chiffre qui pourrait même être sous-évalué selon les auteurs de l’étude (Groyer 2020).
Les inégalités de prise en charge intra et interterritoriales augmentent : de nombreuses petites structures hospitalières font face à un manque crucial d’attractivité avec dégradation de la qualité et de la sécurité des soins, équipes soignantes réduites ou inexistantes
Le gap de qualité et d’efficacité avec les pays les plus performants se creuse : Alors que l’OMS classait la France en tête des pays il y a 20 ans elle n’occupe plus actuellement dans les différents classements qu’un rang situé entre la 5e et la 10e place.
Face à ce constat un peu déprimant et surtout dangereux la réalisation d’un véritable « aggiornamento » de l’hôpital, du même niveau que celui des réformes Debré de décembre 1958, parait s’imposer sans attendre, dès le début du nouveau quinquennat.
Plusieurs axes forts pourraient être mis en place :
Améliorer les conditions de travail des soignants et mieux les responsabiliser sur le plan organisationnel :
En mettant les rémunérations des soignants à la moyenne des pays européens comparables au notre. Même si le Ségur de la santé a permis de l’atténuer et si les comparaisons ne sont pas toujours évidentes il existe probablement encore un écart de 5 à 10% des revenus par rapport à la moyenne de nos voisins européens qu’il faut combler sans attendre. C’est une condition nécessaire mais pas suffisante pour restaurer l’attractivité de ces professions.
En revoyant l’organisation des unités de soins et en améliorant leur autonomie sur le plan organisationnel et financier. Le découpage des unités de soins à l’hôpital selon les spécialités est de plus en plus obsolète. Aujourd’hui les médecins s’identifient de moins en moins selon leur spécialité et de plus en plus selon la famille d’actes qu’ils pratiquent ou le parcours de leur patient. Avec le développement des pratiques dites interventionnelles les notions même d’activité chirurgicale ou médicale deviennent de plus en plus floues. Pour plus de cohérence, de coordination et de fluidité il faut donc réorganiser les unités de soins selon les parcours et les filières de prise en charge.
Revoir la gouvernance et l’organisation interne de l’hôpital :
En allant progressivement vers une cogérance entre médecins et dirigeants administratifs car le cœur de métier de l’hôpital est le soin.
En renforçant l’efficience des systèmes d’information hospitaliers. Il faut à tout prix que les SIH rattrapent les 10 à 15 ans de retard qu’ils ont par rapport à d’autres secteurs économiques. C’est indispensable dans tous les domaines de la gestion hospitalière. Les systèmes d’information ne doivent plus être une contrainte et une perte de temps pour le personnel mais au contraire une aide précieuse qui leur fait gagner du temps et de l’efficacité. Sur ce sujet il faut reconnaître que la mission confiée il y a deux ans à Dominique Pon et Laura Létourneau en charge de la transformation numérique en santé, maintenant dotée de moyens conséquents, s’est véritablement emparée du problème ce qui devrait permettre de corriger les trois maux principaux dont souffrent les SIH : absence de gouvernance cohérente, d’interopérabilité et de sécurité nationale.
Accélérer la restructuration territoriale :
Il est connu que la France dispose d’un nombre de lits et d’hôpitaux supérieur à la moyenne des pays européens. Par exemple, on trouve deux fois plus de lits par habitant en France qu’en Europe du Nord, en Grande-Bretagne, en Italie ou en Espagne. En France, l’offre de soins en matière de plateaux techniques est trop dispersée avec une hospitalisation complète certes globalement surdimensionnée puisque le taux d’occupation moyen est de 70 % alors que la moyenne de l’OCDE est de 80 %, mais surtout mal répartie. Il faut accélérer le regroupement de plateaux techniques performants : le bon sens voudrait que l’on restructure l’offre de soins en fonction des besoins réels de la population et de l’évolution du progrès médical. Le maintien de petites structures dispersées, peu performantes est souvent responsable d’une inégalité d’accès aux soins. En effet, les patients modestes qui n’ont pas les moyens de se déplacer, seront pris en charge dans ces structures où la qualité des soins n’est pas garantie. Une étude française publiée récemment dans une revue internationale montre qu’il y a encore des équipes chirurgicales qui opèrent moins de dix cancers du poumon par an avec un risque de décès en postopératoire multiplié par 1.5. Cette situation conduit à maintenir du personnel soignant et des médecins parfois sous utilisés et même pour certains établissements, à recruter des médecins mercenaires qui coûtent une fortune alors que d’autres structures, performantes et attractives, sont insuffisamment dotées. L’autre effet pervers peu évoqué, c’est le sentiment d’isolement de certains praticiens et la démotivation pour leur métier. Cela renvoie à la gradation des soins et des établissements sur un territoire. Face au vieillissement de la population les soins de ville et les structures adaptées (EHPAD) ne sont pas suffisamment organisés pour éviter de nombreuses hospitalisations inutiles, coûteuses et parfois délétères.
Bien sûr ces nécessaires regroupements hospitaliers devront s’accompagner d’une importante restructuration des transports sanitaires afin de permettre aux patients d’accéder plus facilement aux centres d’excellence.
Assurer une meilleure coopération public-privé :
Lors de la première vague de l’épidémie de Covid on a bien vu que les coopérations public-privé ont eu, surtout dans certains territoires, du mal à se mettre en place. Alors que les hôpitaux publics étaient submergés par l’afflux de malades avec nécessité d’établir à la hâte de véritables « hôpitaux de campagne » et des transports en urgence d’une région à l’autre à grand frais et avec une considérable mobilisation de soignants, les convois passaient parfois devant des établissements privés avec des réa vides. Heureusement le système s’est rapidement ressaisi et la coopération public-privé a été bien meilleure lors des vagues suivantes.
Il est de la responsabilité première des ARS d’initier et d’accompagner de véritables parcours coordonnés de prise en charge permettant aux malades de bénéficier des meilleurs soins dans les meilleurs délais sans aucun dogmatisme concernant le statut des établissements concernés.
Mettre en place une véritable évaluation de la qualité des soins :
Il n’y aura pas de restructuration profonde et durable sans une évaluation continue du système. Cette évaluation performante passe par plusieurs outils indispensables :
– Des recueils d’indicateurs efficaces : notre pays prend du retard dans l’évaluation de la qualité des soins. On ne peut plus aujourd’hui offrir des soins conformes aux données de la science et aux légitimes exigences des malades sans suivre un certain nombre d’indicateurs robustes qui permettent de mesurer les progrès et de se comparer aux autres. Il est également indispensable maintenant d’inclure dans cette évaluation le jugement et le ressenti des patients, donc de mettre en place un recueil d’indicateurs qui leurs sont plus spécifiques (PROMS et PREMS).
– Une meilleure tenue de registres, tant pour les soins enjeux de santé publique que pour les soins innovants, afin de mieux orienter les actions de prévention et de prendre en compte plus rapidement les progrès thérapeutiques.
Bien sûr cela nécessite de la part de tous les acteurs une réelle volonté de progresser et de disposer de systèmes de recueil performants qui soient au maximum automatisés afin d’éviter des doublons et des pertes de temps.
En synthèse, il est intéressant de noter que ce profond malaise paraît moins visible au sein des structures privées alors que la charge de travail est au moins équivalente et que les rémunérations de la plupart des soignants, en particulier les infirmières et les aides-soignantes, sont plutôt inférieures à celles du secteur public. Certes le monde médiatique est moins attiré par les difficultés des établissements privés mais il y a peut-être aussi d’autres raisons. Une d’entre elles pourrait être une gestion beaucoup plus souple et moins soumise à une hypertrophie administrative et technocratique. La crise de la Covid à bien montré qu’à l’hôpital public, pour peu qu’on leur fasse confiance et leur laisse suffisamment d’initiative, les acteurs sont capables de trouver de remarquables solutions organisationnelles qui ont certainement permis d’éviter au cours des premières vagues des catastrophes sanitaires beaucoup plus grandes. Sans la très forte implication de la plupart des soignants et l’ingéniosité de leurs solutions notre système de santé n’aurait pas tenu le choc.
C’est cette souplesse qu’il faut absolument créer à l’hôpital public. Par exemple en étant capable de transformer très rapidement des lits de soins critiques en lits de réanimation par un stockage et un entretien efficace du matériel nécessaire et surtout par une mutualisation et une mise à niveau régulière du personnel afin qu’il puisse immédiatement être performant en cas d’un besoin brutal de nouveaux lits de réanimation dont le maintien permanent en période plus « calme » serait inutile et particulièrement coûteux. L’expérience de Valenciennes, dite de « l’hôpital magnétique » qui attribue à chaque unité de soins une large autonomie de gestion et financière avec des résultats très positifs est à ce titre très encourageante.
Malgré l’ampleur et les difficultés de la tâche ne soyons pas pessimistes. Notre système de santé et ses soignants a montré lors de la crise Covid toute sa valeur pour peu qu’existe une ambitieuse volonté politique de mettre en place une organisation moderne, souple et performante.