Tribune

« Les capacités de formation sont saturées, les métiers du soin n’attirent plus, et ces augmentations à marche forcée pourraient entraîner des conséquences bien plus néfastes. »

Yaël Thomas
Ancien Président de l’Association Nationale des Étudiants en Médecine de France

« Il y a 20 % d’étudiants en médecine en plus, c’est une victoire ! » annonce le premier. « C’est insuffisant, il faut doubler le nombre d’étudiants en médecine ! » rétorque un autre. « Non ! Il faut le tripler ! » réplique un troisième. Nous nous croirions à une vente aux enchères, où chacun renchérit sur son opposant dans un réflexe pavlovien aux accents électoralistes.

Le 6 avril 2024, Gabriel Attal a annoncé son intention de porter à 16 000 les capacités de formation en médecine en 2027. Elles étaient d’environ 8 000 à la rentrée 2017 et ont déjà brutalement augmenté à plus de 10 000 à la rentrée 2018, un chiffre relativement stable depuis. Cette croissance brutale d’environ 20 % met déjà en difficulté un grand nombre d’universités, alors comment envisager une nouvelle hausse de 60% ?

Ces annonces apparaissent, au mieux, irréalistes et, au pire, démagogiques. Et cela vaut pour l’ensemble des forces politiques qui les proposent. Les capacités de formation sont saturées, les métiers du soin n’attirent plus, et ces augmentations à marche forcée pourraient entraîner des conséquences bien plus néfastes.

Oui, la réduction drastique et irréfléchie du nombre d’étudiants en médecine dans les années 70 et 80 a engendré une partie des difficultés actuelles, mais cette augmentation précipitée n’est pas moins insensée. Pourtant, tous la brandissent comme la solution ultime. C’est en réalité une solution à moyen et long terme, à condition qu’elle soit anticipée, planifiée et accompagnée.

DES CAPACITÉS DE FORMATIONS SATURÉES

Partout, les infrastructures universitaires ne permettent plus d’accueillir autant d’étudiants. Les marches des amphithéâtres se transforment en bancs universitaires. Les travaux pratiques et dirigés en groupes restreints se raréfient et avec des effectifs plus nombreux. Le matériel de simulation est onéreux et les universités éprouvent des difficultés à le financer. La théorie « jamais la première fois sur le patient » s’éloigne tous les jours un petit peu plus. Pourtant, la récente réforme du deuxième cycle des études médicales a instauré les « Examens Cliniques Objectifs et Structurés » (ECOS) censés faire la part belle à la simulation et la pratique clinique. Le résultat ? Des bananes en guise de pads de peau de suture.

De plus, les enseignants hospitalo-universitaires souffrent eux d’une double crise : les postes manquent et l’attractivité du statut est en chute libre. Bras armé de la triple mission confiée aux CHU, la FHF appelle à la création de 1000 postes hospitalo-universitaires. Ils sont plus que nécessaires, mais le véritable défi sera de les pourvoir ! De fait, les jeunes médecins se reconnaissent de moins en moins dans cette fonction cumulant recherche, soin et enseignement qui est difficile à conjuguer avec un équilibre entre vie professionnelle et personnelle.

Enfin, les capacités d’accueil des services commencent à saturer. Il est de plus en plus courant que certains étudiants alternent les semaines de présence pour espérer bénéficier d’un stage formateur. L’hospitalocentrisme et sa méprise pour le monde libéral associé à des CHU qui retiennent jalousement cette main d’œuvre bon marché, ont longtemps bridé le développement de stages en périphérie. Mais ouvrir de nouveaux terrains de stage ne suffit pas : il faut une stratégie globale incluant la création de logements et l’octroi d’indemnités de déplacement cohérentes. Il est inconcevable qu’un externe, avec un revenu mensuel d’à peine plus de 200 euros, soit contraint de financer un logement temporaire ou des trajets quotidiens, en supposant qu’il dispose d’un moyen de transport personnel. Des solutions palliatives prennent du temps à se mettre en place et nécessitent une forte volonté politique, qui demeure encore difficilement perceptible.

LA CRISE DES VOCATIONS

Ce qui semble néanmoins plus inquiétant est la baisse de l’attractivité des métiers de la santé. En faculté de pharmacie, plus de 1500 places sont restées vacantes entre 2022 et 2023 et plus de 300 places n’ont pas été pourvues en études de maïeutique. Une désaffection représentant environ 20 % d’étudiants en moins, alors que ces professions sont en grande tension. La formation en soins infirmiers n’est pas non plus épargnée. Bien que l’augmentation des places le compense, la DREES constate un taux d’abandon en très forte hausse et qui pourrait atteindre 22 % pour la promotion 2020-20231. Ce constat est similaire pour la plupart des formations sanitaires, avec un taux d’abandon en première année qui augmente sensiblement par rapport au début des années 2010.

La médecine n’est peut-être pas encore aussi touchée par cette désaffection, mais près de deux tiers des étudiants en médecine ne recommanderaient pas leurs propres études à un proche2. Et bien que difficilement évaluable (notamment en raison du manque de transparence des données), le taux d’abandon au cours des études de médecine est loin d’être négligeable !

À partir de ce constat préoccupant, il s’agit d’identifier les causes et de trouver des solutions. La première est évidente : les conditions d’exercice. Les améliorer est l’objet de revendications quotidiennes des syndicats et des acteurs terrains. La seconde l’est également : les conditions d’études. Leurs problématiques ont été précédemment évoquées, et des solutions sont proposées dans un article publié par le CRAPS3. La troisième est moins connue et moins exaltante : l’orientation. Cette dernière est supposée avoir été révolutionnée par les réformes de l’enseignement secondaire successives, force est de constater que les taux d’abandon et de réorientation des étudiants en santé augmentent, suggérant une primo-orientation inappropriée.

DES CONSÉQUENCES SUPPOSÉES QUI MÉRITERAIENT D’ÊTRE ÉVALUÉES

Deux conséquences majeures doivent être considérées.

La première est la baisse de la compétence de nos professionnels de santé par deux mécanismes : l’affaiblissement de la qualité de formation et la baisse du niveau des attendus pour les formations en santé.

En augmentant les quotas de formation sans augmenter les moyens alloués aux universités, comme c’est le cas actuellement, la qualité de la formation se dégrade inévitablement. Cette précarisation chronique du monde universitaire, qui touche par ailleurs quasiment l’ensemble des cursus, est induite par une logique de mise en concurrence permanente des universités. Cette approche néolibérale impacte en premier lieu les universités périphériques, pourtant clés dans l’ancrage territorial des formations et déterminantes dans la répartition des professionnels de santé. Il est également légitime de questionner l’évolution des attendus des formations, particulièrement au regard de la baisse énoncée du niveau scolaire. Les formations médicales sont encore très exigeantes. Cependant, nous constatons une augmentation significative du taux de redoublement en deuxième année depuis la mise en place de la Réforme d’Entrée dans les Études de Santé (REES, dite PASS/L.AS)4 : il est passé de 1 % pour la promotion 2018-2019 à 8 % pour la promotion 2020-2021. Cette évolution peut avoir plusieurs origines corroborant nos hypothèses : une baisse du niveau académique, une baisse de la qualité de la formation sans adaptation des attendus, ou une inadéquation des connaissances enseignées.

La seconde conséquence d’une augmentation déraisonnée du nombre de professionnels est le retour d’un marché concurrentiel. Si nous sommes encore loin de cette situation, il est nécessaire de l’anticiper pour éviter les erreurs du passé. Il faut entre 10 et 15 ans pour former un médecin, et la hausse du nombre d’étudiants n’a donc aucun effet à court terme sur l’accès aux soins. Cet impact est néanmoins majeur à moyen et long terme. Cependant, aucune étude publique prospective n’évalue les besoins en professionnels de santé des prochaines années. Bien que complexe, elle semble indispensable. Elle doit prendre en compte plusieurs paramètres essentiels, dont :

– L’évolution démographique et sociale ;

– L’évolution des métiers et des rôles de chacun dans une équipe de soins, à l’heure ou de profondes transformations sont à l’œuvre ;

– L’évolution de la valeur travail et des modes d’exercice des jeunes et futurs professionnels ;

– Les progrès technologiques et leur impact sur les pratiques médicales ;

– Les politiques de santé publique et les priorités nationales et internationales ;

– L’accessibilité et la répartition géographique des soins de santé ;

– Les changements climatiques et leurs effets sur la santé publique ;

– Les migrations internationales et leurs répercussions sur le système de santé.

En somme, l’augmentation du nombre d’étudiants en médecine doit s’accompagner d’une véritable volonté politique de réinvestissement dans nos universités, de valorisation des carrières hospitalo-universitaires et de redéfinition de l’attractivité des métiers de la santé. Il est essentiel de mettre en place une planification stratégique fondée sur des données fiables et des projections réalistes des besoins en professionnels de santé. Sur ce sujet ou un autre, sortons des postures politiques et ayons l’ambition d’une vision stratégique à long terme pour des politiques de santé effectives.

Les étudiants, les professionnels de santé, mais surtout les patients, méritent mieux que des effets d’annonce.

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Sources :
1. Marion Simon (DREES) (2023, mai). Les étudiantes en formation d’infirmière sont trois fois plus nombreuses à abandonner en première année en 2021 qu’en 2011. Études et résultats, 1266.
2. Enquête précarité 2023 de l’ANEMF.
3. Yaël THOMAS. CRAPS 2023. Investir dans les étudiants en santé pour un avenir prometteur.
4. Note d’information du Systèmes d’Information et d’Études Statistiques (SIES) – Enseignement Supérieur – Première année du premier cycle d’études de santé : évolution des parcours et de la réussite des étudiants. 2023.