Tribune
Dr Franck Devuldver
Président de la CSMF
La CSMF exprime des inquiétudes concernant la financiarisation croissante de la médecine libérale, mettant en garde contre ses risques potentiels et ses dérives. Quelle est votre vision sur ce sujet, et quelles conséquences pensez-vous qu’elle pourrait avoir sur la pratique des médecins libéraux ?
C’est évidemment une source d’inquiétude. Cela nous inquiète à tel point que nous en avons fait le thème central des Universités de la CSMF 2023. Il faut bien distinguer le nécessaire investissement dans la santé dont nous avons besoin et la financiarisation qui consiste pour des acteurs financiers tels que les fonds de pension ou d’investissement à prendre le contrôle sur certaines activités au détriment des médecins qui n’ont, in fine, plus la main sur leurs organisations. On constate malheureusement que l’application de logiques financières gagne de plus en plus le secteur de la santé. C’est déjà majoritairement le cas de la biologie médicale, détenue aujourd’hui par 7 principaux acteurs qui sont des fonds de pension et d’investissement. Un autre exemple illustre ce phénomène : 77 % de l’activité médicale produite en France dans un établissement de santé privé est réalisée dans un établissement appartenant à des fonds financiers. On constate globalement qu’une véritable OPA est menée par des acteurs nationaux ou extra-nationaux sur des spécialités jugées rentables à l’instar de la radiologie, ou de l’anatomopathologie. Le risque est alors immense que l’indépendance de notre système de santé, financé par les cotisations des Français, soit mise à mal. Plus encore, c’est la Nation qui risquerait de perdre une partie de son indépendance si les acteurs majoritaires venaient à être des fonds de pension nord-américains ou australiens, pour n’en citer que deux. Je ne dis pas que la santé ne doit pas répondre aux règles économiques élémentaires, mais nous savons pertinemment que ces investisseurs visent ce secteur au regard de sa grande rentabilité.
Les conséquences ne sont pas sans incidences puisque les bénéfices et les dividendes issus de cette rentabilité sont rétribués aux actionnaires qui se trouvent parfois à l’étranger. Ces fonds ne sont donc pas réinjectés dans notre système, au bénéfice de nos concitoyens. Cette recherche effrénée de rentabilité conduit en outre les investisseurs à faire des choix stratégiques dans la gestion des entreprises médicales, cliniques, cabinets de radiologie, etc. alors que la santé ne peut pas être gérée comme une entreprise classique. Il s’agit de la santé des Français ! Si la rentabilité devait par ailleurs devenir la boussole de l’activité médicale, en ayant pour seul objectif les actes les plus rémunérateurs, nous délaisserions un pan entier de notre médecine dont la qualité serait fortement compromise. Les acteurs financiers ne doivent pas être exclus du système, mais ils doivent respecter des règles établies. S’il est normal qu’un investissement soit source de rentabilité, la décision et la stratégie médicale doivent appartenir aux médecins qui exercent dans les établissements ou les sociétés médicales. Des règles existent puisque la loi prévoit qu’un actionnaire non-médecin ne peut pas posséder plus de 25 % des actions de la société. Cependant, dans un certain nombre de cas, on constate que ces 25 % d’actions génèrent la quasi-totalité des dividendes de la société sous forme d’actions prioritaires préférentielles. Au final, détenir le capital et les dividendes revient à détenir la décision stratégique. Il est donc impératif qu’un cadre soit respecté. Les objectifs ne peuvent être purement financiers. Si c’est le cas, notre système de santé et l’accès aux soins s’en trouveront grandement dégradés !
Vous vous êtes prononcé en faveur d’un « Optam pour tous ». En quoi cela consiste-t-il et quelles en seraient les implications ?
Le monde a évolué, la population française a augmenté et en trois générations nous avons gagné 20 ans d’espérance de vie. C’est positif bien sûr, mais nous n’avons pas pris – et nous ne sommes pas les seuls -, la mesure de ces transitions démographiques et nous n’avons pas pris les décisions qui s’imposaient lorsqu’il le fallait. Finalement, nous sommes aujourd’hui confrontés à une augmentation du nombre de patients atteints de pathologies chroniques et l’évolution des besoins de santé de la population est estimée à 4% par an. Toutefois, comment allons-nous répondre à cette demande de soins croissante alors que les finances publiques accusent un déficit de 3000 milliards d’euros ? Comment peut-on redonner à la médecine de ville l’attractivité nécessaire pour exercer sa mission et relever les défis qui s’imposent au bénéfice des citoyens avec un sous-Ondam pour 2024 annoncé à 3,5 %, en deçà donc de l’inflation ?
Je pense que la solution se trouve dans un espace de liberté tarifaire solvabilisé tout ou partie par les complémentaires santé. Il ne s’agit pas de remettre en cause le rôle de la Sécurité sociale, mais de proposer aux assureurs complémentaires d’Assurance-maladie, qui évoluent sur un marché concurrentiel et qui se différencient les uns des autres par des spécificités de branche ou le remboursement d’exercice au niveau de preuve aléatoire, de jouer un rôle différent à travers la valorisation de l’expertise médicale et de l’exercice du médecin, au service d’un meilleur accès aux soins. Notre pacte social est grandement altéré par le fait que nos concitoyens, alors qu’ils cotisent, sont confrontés à des inégalités d’accès aux soins selon leur lieu de vie et leur réseau. Ce pacte social doit être renouvelé. L’ « Optam pour tous » incarne cette volonté ambitieuse de renouveau !
Quels sont selon vous les carences et les leviers d’amélioration possibles pour une performance globale du système de santé ?
Il est fondamental que le virage préventif que le président de la République appelle de ses vœux, soit pris. C’est un enjeu clé de l’amélioration de l’accès aux soins de demain. Nous devons passer d’un système purement curatif à un système de soins beaucoup plus axé sur une médecine préventive. Toutefois, nous avons aujourd’hui un Ondam déconnecté des besoins de santé de la population et qui ne permet pas sur un an d’avoir suffisamment de visibilité pour engager des transformations nécessaires, notamment pour la prévention. C’est pour cela que j’appelle de mes vœux un Ondam pluriannuel. On constate par ailleurs que nous ne sommes pas suffisamment performants sur la prise en compte de la qualité et de la pertinence des soins. C’est pourtant l’affaire de tous, des médecins (ville et hôpital), des autres professions de santé et des patients ! Lorsque l’on regarde les pays du nord de l’Europe par exemple, il est intéressant de constater – comme c’est le cas aux Pays-Bas – que les médecins, à leur initiative et en lien avec les patients, examinent et valorisent la réussite du soin et la façon dont celui-ci est vécu par les patients. Cela doit rentrer dans nos mœurs.
Il y a du progrès puisque la valorisation de la pertinence et de la qualité figure dans le champ des négociations conventionnelles comme le prévoit la lettre de cadrage du ministre et sera donc discutée prochainement. La pertinence et la qualité ont vocation à faciliter la pratique des médecins. C’est donc une très bonne chose, s’il ne s’agit pas d’une maîtrise comptable déguisée. Plus globalement, nous devons être attentifs à notre responsabilité écologique puisque nous savons que la santé est responsable de 8% de la facture carbone. Au vu des prévisions alarmistes du GIEC, il y a urgence à agir. Pour conclure, pertinence, qualité, écologie et prévention doivent être pensées comme un continuum. Plus nous préviendrons, moins nous utiliserons de dispositifs médicaux et de médicaments et plus nous réaliserons d’économies qui pourront être réinjectées dans le système de santé. C’est un cercle vertueux dans lequel tout le monde gagne !
Les délégations sont au cœur des évolutions de l’organisation de notre système de santé. Comment appréhendez-vous le partage des tâches et de façon plus large l’évolution des métiers ?
Penser que les médecins arriveront à régler seuls les problématiques d’accès aux soins et de prises en charge n’est pas réaliste. Le travail en coopération et en coordination avec les autres professions de santé est indispensable, mais ce n’est ni facile ni naturel notamment parce que les médecins sont sélectionnés sur un individualisme forcené et font face à une concurrence accrue pendant leurs études. Cela ne favorise pas l’approche collective. Ensuite, et c’est un vrai regret, ils ne sont pas formés à l’aspect managérial. Je pense que les fondations de la coordination résident en la convention médicale et en sa réussite. Si nous continuons de rémunérer les médecins 25 ou 26 euros 50, il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils partagent et délèguent à d’autres professions de santé pour se retrouver à assurer la prise en charge de patients lourds, complexes, avec des pathologies chroniques. Je pense par ailleurs que le terme employé est important. Si l’on parle de délégation de tâches, cela convient très bien aux médecins, mais ce n’est pas le cas par exemple des infirmiers qui, loin de vouloir une activité déléguée, aspirent à une autonomie dans le périmètre de leur métier. Si l’on parle en revanche de transfert de compétences, c’est les médecins qui s’y opposeront puisqu’une compétence s’acquiert et ne se transfert pas. Le terme le plus approprié est le partage de compétences, visant à améliorer la prise en charge sur un bassin de vie, au niveau des territoires.
On constate par ailleurs que le transfert brutal de la prise en charge à un autre acteur, comme ça a été le cas dans les PLFSS précédents, se traduit par des échecs. Je pense à cet égard que le transfert de la prise en charge totale du diagnostic et du traitement des cystites et des angines aux pharmaciens est une erreur. Cela peut être une solution dans les territoires où l’on ne trouve plus de médecins. En revanche, si les patients peuvent avoir un rendez-vous avec leur médecin généraliste ou qu’ils sont en mesure de contacter le 15 pour échanger avec un médecin régulateur pouvant établir un diagnostic, il n’ y a pas de raison qu’ils s’orientent en premier lieu vers le pharmacien. Le diagnostic doit rester la compétence du médecin. Pour les cas où les patients ne pourraient pas trouver de médecin, nous avions proposé à travers un amendement qui n’a pas été retenu, la possibilité pour les pharmaciens de faire des prescriptions et des dispensations dans le cadre de protocoles. Nous devons évidemment travailler ensemble, mais pour cela le médecin doit recouvrer son statut d’expert avec une rémunération adaptée.
En quoi consiste « l’engagement populationnel » que vous appelez de vos vœux ?
Je tiens à préciser en premier lieu que contrairement aux dires de certains, la CSMF n’a jamais incité la CNAM à mettre en place le contrat d’engagement territorial (CET). Nous avions exprimé, il y a un an, dans le cadre des négociations conventionnelles, la nécessité de rémunérer le médecin comme un expert, de façon différenciée selon la complexité de sa consultation. En effet, toutes les consultations ne se valent pas, certaines sont beaucoup plus longues notamment lorsqu’il s’agit de personnes âgées en ALD qui n’ont plus de médecin traitant et qui se présentent chez un autre médecin. Ensuite, nous avions proposé de valoriser la rémunération forfaitaire de celles et ceux qui par leur organisation arrivent à voir plus de patients. Chez les généralistes, il s’agit du forfait patient médecin traitant. Nous avons également suggéré un forfait file active pour celles et ceux qui arrivent à voir plus de patients différents. J’espère que cela sera abordé dans le cadre des négociations. Nous avions par ailleurs bien souligné que ce sujet ne devait pas être envisagé de façon coercitive. Cela passe par un changement de méthode. Force est de constater en effet qu’en début d’année la CNAM avait posé un certain nombre d’obligations. Un respect des obligations qui valait un tarif nouveau pour les actes habituels et qui a bien sûr été très mal perçu par les médecins.
Toutefois, celui qui par son organisation participe aux soins non-programmés, à la permanence des soins, organise des consultations avancées, met en place des dispositifs d’équipes de soin primaires ou spécialisés, propose de la téléconsultation et de la téléexpertise au service du lieu où il exerce, doit être valorisé pour son engagement. En ce qui concerne les astreintes et les gardes, donc la permanence des soins, nous devons arrêter de considérer que parce qu’ils ont fait médecine, les médecins aspirent tous à travailler à 4h00 du matin et les dimanches. Cela fait évidemment partie de notre métier, mais si la rémunération est dérisoire, ils n’y participeront pas que ce soit à l’hôpital ou en ville. L’engagement populationnel ne doit pas être coercitif car on ne peut pas mettre sous contrainte une profession ayant un tel déficit démographique, au risque de perdre tout le monde en chemin. Cet engagement doit par conséquent être incitatif et la responsabilité doit être collective. Laissons les médecins et leur Conseil de l’ordre s’organiser. Si cela ne fonctionne pas, il sera alors temps de siffler la fin du match !
Malgré une volonté de changer de paradigme, force est de constater que le système de santé reste très centré sur l’hôpital. Dans un monde idéal, comment devraient s’organiser les rapports entre l’hôpital et la médecine libérale ?
Je suis convaincu que la médecine de ville est l’avenir de l’hôpital. Il est indispensable que la fonction de l’hôpital dans notre système de santé soit redéfinie. Sa vocation est de prendre en charge les cas graves, il ne doit pas faire de la médecine de ville. La place de la médecine de ville en tant que porte d’entrée du système de soins doit être réaffirmée avec force. Pourtant, on constate aujourd’hui que sur 87 000 médecins généralistes diplômés, seuls 44 000 d’entre eux sont installés comme médecins de famille. Je ne pense pas qu’ils soient tous partis à l’étranger ou en reconversion professionnelle. Certains sont sur des plateformes de téléconsultation, d’autres exercent dans des centres de soins non-programmés ou sont salariés de la fonction publique hospitalière (au sens large). La vocation d’un généraliste est de faire de la médecine de ville, il est donc impératif que le métier soit rendu plus attractif et que la fonction hospitalière soit redéfinie. Chacun doit être dans son rôle, en coopération. Les systèmes ne sont pas concurrentiels mais complémentaires.
Prenons l’exemple de ce que le Conseil de l’ordre des médecins dénomme la « diagonale du vide ». Les médecins y sont rares. Nous devons trouver des solutions rapides pour améliorer l’accès aux soins. La population de ces territoires ne peut plus attendre. Dans ce cas de figure, l’hôpital et la ville doivent véritablement travailler de concert. Je ne pense pas qu’il faille créer des CHU dans toutes les villes de France, mais plutôt créer des antennes universitaires territoriales. C’est la seule façon pour que les étudiants découvrent un territoire et qu’ils aient envie d’y rester. S’ils viennent d’une grande ville éloignée, ils n’iront jamais ou très difficilement s’installer dans ces territoires en tension. Au regard de ce constat, je crois beaucoup en la création de communautés hospitalo-libérales de territoires. Dans cette logique, les médecins du public et du privé travailleraient en coopération avec d’autres professions de santé au sein des territoires et seraient en mesure d’identifier les besoins de la population et l’évolution démographique. Nous devons nous baser sur toutes les forces en présence.
Plus largement, les négociations conventionnelles sont-elles toujours, selon-vous, un outil vecteur de performance pour l’accès aux soins et pour le financement de la médecine libérale ?
J’en suis convaincu. Si la convention échoue, ce serait une profonde erreur de la part de tous car cela nous conduirait à un virage législatif et les élus multiplieront les projets et propositions de loi sans aller dans la subtilité de l’exercice de nos métiers et de l’accès aux soins, ce que permet la convention. Si les parlementaires sont évidemment légitimes à se saisir des questions relatives à notre système de santé, ce n’est pas leur rôle de définir la finesse de l’organisation d’une profession comme la nôtre. Ensuite, nous aurons un virage réglementaire pour les sujets qui n’auront pas abouti dans le cadre des négociations conventionnelles. Je pense en revanche que la convention doit être rendue plus dynamique et responsabilisante. Il serait en effet pertinent que les besoins nationaux soient identifiés et prennent en compte les spécificités des différents territoires. Les besoins financiers seraient évoqués dans un second temps. En résumé, une fois les besoins identifiés, nous irions expliquer à la puissance publique et aux complémentaires santé le projet pour améliorer l’accès aux soins et le budget que cela nécessite. Ensuite, le politique arbitre. Nous inverserions le processus qui consiste à attribuer un budget avec lequel les acteurs doivent s’arranger.
Il n’est sûrement pas souhaitable d’être en négociation permanente. Cependant, la convention médicale doit être plus dynamique qu’aujourd’hui. Ne pas tenir compte de l’évolution du coût de la vie, de l’évolution des besoins de santé et de l’innovation médicale revient à geler les acquis issus de la convention pendant 5 ans. Chacun comprendra que le tarif de la consultation ne peut pas être le même qu’en 2016. Que dire des nombreux actes techniques valorisés au même niveau qu’il y a 30 ans. Par ailleurs, le financement de la vie conventionnelle des syndicats médicaux est aujourd’hui conditionné par la signature de la convention. Il y a un manque de transparence. Si un syndicat est en désaccord et ne signe pas, alors qu’il n’en reste pas moins représentatif, on lui coupe à peu de choses près « les vivres ». Il est important que les corps intermédiaires soient en mesure de fonctionner et de faire ce que l’on attend d’eux. Plus globalement, je suis convaincu que la convention médicale reste l’avenir de la médecine de ville et que ce n’est pas en période de crise qu’il faut tout remettre en cause !
Un entretien réalisé avec Anaïs Fossier, Responsable des études du CRAPS.