Tribune

« La France forme peu, forme à côté, et forme cher ! »

Hervé Chapron
Membre du Comité directeur du CRAPS

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Cette analyse est issue du chapitre 2 « La Construction Nationale » du dernier ouvrage du CRAPS « Les 11 incontournables de la protection sociale ».

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Dès les années 60, le modèle éducatif inventé sous la IIIe République fait face à des critiques de plus en plus acerbes dont l’expression la plus développée est formalisée par Pierre Bourdieu1, qui l’analyse comme une institution reproduisant les inégalités puisque les exigences et les critères du système d’enseignement jouent au détriment des classes défavorisées. Michel Crozier, en 1970, dénonce quant à lui une société bloquée2 : « Pour que la participation soit possible et efficace, il faut que les organisations passent d’un modèle rigide bureaucratique contraignant à un modèle plus souple et plus tolérant fondé sur la mobilité, la concurrence et la négociation. » C’est dans ce contexte que Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre de Georges Pompidou, développe lors de son discours de politique générale, le concept de « nouvelle société », réponse politique entre autres à ces deux phénomènes sociologiques constatés.

Directement issue de ce concept de « nouvelle société », la loi du 16 juillet 1971
« architecture » le système français de la formation professionnelle, composante de l’éducation permanente, en posant le principe du « droit à la formation » sur le temps de travail. Les entreprises ayant plus de 10 salariés ont désormais une obligation de formation à hauteur de 0,80 % de la masse salariale brute. Le législateur posait ainsi le principe d’un financement privé de la formation professionnelle créant mécaniquement un marché de la formation soumis à la loi de l’offre et de la demande. La loi dite
« Delors » du nom du conseiller social du Premier ministre organisait ainsi la formation professionnelle continue comme un outil d’adaptation des entreprises.

Le texte
Article 1 de la loi du 16 juillet 1971

La formation professionnelle permanente constitue une obligation nationale. Elle comporte une formation initiale et des formations ultérieures destinées aux adultes et aux jeunes déjà engagés dans la vie active ou qui s’y engagent.

Ces formations ultérieures constituent la formation professionnelle continue.

La formation professionnelle continue fait partie de l’éducation permanente. Elle a pour objet de permettre l’adaptation des travailleurs au changement des techniques et des conditions de travail, de favoriser leur promotion sociale par l’accès aux différents niveaux de la culture et de la qualification professionnelle et leur contribution au développement culturel, économique et social.

L’État, les collectivités locales, les établissements publics, les établissements d’enseignement publics et privés, les associations, les organisations professionnelles, syndicales et familiales, ainsi que les entreprises, concourent à l’assurer.

Près d’un demi-siècle plus tard, et malgré les 14 réformes et aménagements successifs, le bilan est un désastre alors que « toutes les études internationales, toutes les expériences, toutes les analyses montrent en effet que l’emploi est moins lié aux conditions de recrutement et de licenciement qu’au niveau de compétences des travailleurs : plus on est formé, tout au long de sa vie, moins on a de risque d’être chômeur ». Plusieurs éléments expliquent ce résultat :

– Alors que la France s’est engagée dès 1985 à « amener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat » suite en 1968 à la création du bac technologique, le marché de l’emploi des jeunes n’est pas pour autant régulé compte tenu de la rupture de valeur entre Éducation nationale, enseignement supérieur et formation professionnelle. 120 000 jeunes entrent annuellement toujours sur le marché du travail sans aucune qualification, sans aucune formation3

– L’atomisation des moyens, de ses financeurs et des utilisateurs : entre « le marché Delors » de la formation, la formation consommée en interne par les entreprises, celle destinée aux administrations, celle mise en oeuvre par les régions à destination des apprentis ou des demandeurs d’emploi, celle correspondant à des interventions de l’État ou celle irriguée par d’autres acteurs institutionnels telles les chambres de commerce et d’industrie, la formation professionnelle est un labyrinthe : la France compte 80 000 organismes de formation pour 15 000 en Grande-Bretagne et 10 000 en Allemagne.

– L’illisibilité de l’offre trop souvent insuffisamment corrélée aux enjeux de développements économiques territoriaux et de filières contribue peu à la qualification en profondeur des territoires, alimente trop de strates d’emplois précaires, peu rémunérés et souvent peu qualifiés.

– La formation continue semble réservée pour l’essentiel à ceux qui ont un emploi privé ou public : seuls 12 % des inscrits à Pôle emploi ont accédé à une formation alors que six chômeurs sur dix ont retravaillé dans les six mois suivant une formation proposée par Pôle emploi4. En réalité, l’effort de formation national est deux à trois fois moindre que celui de pays comme l’Allemagne ou la Grande-Bretagne qui y consacrent plus de 3 % de leur PIB.

– Bien que le Conseil d’orientation pour l’emploi5 affirme que « les taux d’emploi des apprentis sont généralement plus élevés que ceux des jeunes ayant suivi des formations de même niveau en cursus classique », l’apprentissage, recette magique outre-Rhin, et le travail manuel sont toujours considérés comme un déclassement social bien que sept apprentis sur dix trouvent un contrat à la sortie de leur apprentissage ; en effet, la loi renvoie pour l’essentiel à la modalité « du stage de formation professionnelle », qui est une unité d’oeuvre commode pour définir l’objet à financer et à contrôler au regard d’un critère de conformité aux règles de financement. Il n’est question ni de pertinence, ni d’efficience, ni de qualité. L’accès à la formation relève d’une logique « de prescription » par les financeurs, employeurs et collectivités publiques à l’exception du CIF6.

En réalité, la France forme peu, forme à côté, et forme cher ! Avec pour résultat un taux de chômage national un des plus élevés des pays de l’OCDE, ne descendant jamais en dessous de 7 % pendant près d’un demi-siècle, un chômage des jeunes approchant trop souvent les 20 % et un chômage des seniors formant le socle du chômage de masse.

Dès son arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron, conformément à son programme présidentiel, restructure la formation professionnelle en reprenant à son compte les éléments substantiels de l’accord interprofessionnel du 22 février 2018 relatif aux droits des salariés. À la logique de « marché » est substituée une logique de
« personnalisation » des droits. En réformant « en même temps » l’assurance chômage (salariés démissionnaires, salariés indépendants) et l’apprentissage, la loi « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » du 1er août 2018, ambitionne a minima, par des processus transversaux, d’éradiquer des rigidités économicosociales existantes :

– En développant et facilitant l’accès à la formation, autour des initiatives et des besoins des personnes, dans un souci d’équité et de liberté professionnelle.

– En majorant l’accès à la formation des non-qualifiés. Une enquête du CEREQ réalisée en 2015, soit deux ans avant la promulgation de la loi, auprès de 4 500 entreprises et 16 000 salariés, montrait que 56 % des cadres avaient suivi une formation au cours des 18 derniers mois contre 22 % des ouvriers non-qualifiés.

– En renforçant l’accès des TPE-PME à la formation. En 2011, seulement 34 % des salariés de ces dernières en bénéficiaient contre 65 % de ceux des grandes entreprises et ETI.

Extrait du compte rendu du Conseil des ministres du 27 avril 2018

La ministre du Travail a présenté un projet de loi pour la « liberté de choisir son avenir professionnel » :

Le projet de loi poursuit la rénovation du modèle social français. Engagée par les cinq ordonnances relatives au renforcement du dialogue social prises en septembre 2017, qui ont transformé le marché du travail, elle se prolonge par la transformation du système d’apprentissage, la réforme du système de formation professionnelle continue ainsi que de l’assurance chômage, et par l’adaptation et la simplification de la politique d’insertion professionnelle des travailleurs handicapés.

Cette démarche vise à anticiper les mutations économiques et sociétales qui se font jour, tout en reprenant certaines orientations issues des accords interprofessionnels nationaux de février 2018. Les transformations majeures que connaissent les entreprises du pays et des secteurs entiers de l’économie ont des effets importants sur les organisations de travail, les métiers et donc les compétences attendues de la part des actifs. Elles requièrent de refonder une grande partie de notre modèle de Protection sociale des actifs autour d’un triptyque conjuguant l’innovation et la performance économique, la construction de nouvelles libertés et le souci constant de l’inclusion sociale.

Ainsi, la loi :

– Réforme le compte personnel de formation (CPF), qui sera alimenté non plus en heures mais en euros. Une application numérique sera créée pour connaître en temps réel ses droits individuels acquis au titre du compte personnel de formation et de choisir une formation.

– Institue un compte d’engagement citoyen ayant pour objectif de recenser et de valoriser les activités participant d’un engagement citoyen et d’acquérir ainsi des droits à formation. Ce compte sera également comptabilisé en euros.

– Propose systématiquement des modules de remise à niveau sur les compétences de base et les savoirs numériques aux demandeurs d’emploi qui le souhaitent.

– Garantit la qualité de la formation professionnelle : les organismes de formation, prestataires de bilan de compétences ou d’accompagnement à la valorisation des acquis de l’expérience (VAE) devront être certifiés par un certificateur professionnel et indépendant s’ils veulent accéder à un financement public ou mutualisé.

– Crée un nouvel établissement public, France compétences, chargé de la régulation de la formation professionnelle continue et de l’apprentissage. Il assure des missions de péréquation financière, contribue au suivi et à l’évaluation de la qualité des actions de formation dispensées, à l’observation des coûts et des niveaux de prise en charge des formations s’agissant des fonds publics ou mutualisés. Il établit et actualise le répertoire national des certifications professionnelles.

– Substitue une nouvelle contribution unique relative à la formation professionnelle et à l’apprentissage à la taxe d’apprentissage en vigueur, ainsi qu’à la contribution relative à la formation professionnelle continue. Les opérateurs paritaires collecteurs agréés (OPCA) deviennent des « opérateurs de compétences ». Ils ne collecteront plus les cotisations formation (c’est l’Urssaf qui sera chargée de cette collecte).

– Donne une place prépondérante à l’apprentissage. Celui-ci est favorisé par la libéralisation du marché à l’ensemble des organismes de formation qui souhaitent dispenser des actions de formation par apprentissage et pour lesquelles un niveau de financement pour chaque contrat sera assuré. La limite d’âge de formation en apprentissage passe de 26 à 29 ans révolus. Le temps de travail maximum des apprentis mineurs sera porté de 35 à 40 heures par semaine et de 8 à 10 heures par jour selon les activités.

Analyse

Présentée comme une réforme copernicienne de la formation, la loi « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » s’attache avant tout à rationnaliser la tubulure du système davantage que son modèle fondamental. La place stratégique de l’État est réaffirmée, l’influence de la gestion et de la gouvernance paritaire se trouve réduite au niveau interprofessionnel, national et régional et la capacité des territoires à favoriser des systèmes de formation en adéquation avec leurs propres spécialisations économiques n’est pas prise en compte…

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Sources:
1. Les Héritiers : Les étudiants et la culture. Pierre Bourdieu en collaboration avec Jean-Claude Passeron.
2. La société bloquée. « Si l’on veut faire bouger cette société bloquée qu’est devenue la société française, il faut absolument secouer le carcan que fait peser sur elle la passion de commandement, de contrôle et de logique simpliste qui anime les grands commis, les patrons, les techniciens et mandarins divers qui nous gouvernent. »
3. NEET : ni en étude, ni en emploi, ni en formation.
4. Jacques Attali. Conversation avec Jacques Attali : « La bataille pour l’emploi ». L’Express. 28 août 2017.
5. Rapport au Premier ministre, 2013.
6. Jean-Marie Luttringer. JMC. Droit et politique de formation. Chronique 133. Mars 2018.