Tribune

« Loin de vider le travail de son sens, l’IA redonne, sur le fond, de nouvelles perspectives aux métiers de la santé »

Par
David Gruson,
Président fondateur d’Ethik-IA

Le théâtre, la littérature et le cinéma de science-fiction – mais aussi plus généralement nos représentations collectives vis-à-vis de l’innovation technologique – regorgent de figurations mettant en opposition l’intelligence artificielle et le travail. Tantôt l’IA et la robotisation sont présentées comme libératrices vis-à-vis d’un travail présenté comme aliénant : Karel Čapek forge d’ailleurs le mot « robot1 » à partir du tchèque « robota », qui signifie précisément un « labeur » auquel est assignée une dimension péjorative. Tantôt, au contraire, l’IA serait une déferlante destructrice de millions d’emplois et mettant en péril toutes nos catégories classiques et nos hiérarchies de valeurs vis-à-vis de l’engagement dans le travail. Dans les deux cas, l’intelligence artificielle joue comme une forme d’antinomie absolue à l’égard de la valeur travail.

La réalité constatée s’agissant de la phase actuelle de diffusion rapide de l’IA dans le champ de la santé et de l’autonomie est, en fait, la démonstration du contraire : non seulement IA et valeur travail ne s’opposent pas mais elles se revivifient l’une l’autre !

L’année 2023 a, en effet, été marquée par une accélération majeure de la diffusion de l’intelligence artificielle avec, en particulier, la percée de l’IA générative. Les cas d’usage se sont démultipliés dans le champ de la santé dans des domaines aussi divers que la radiologie, l’ophtalmologie, la dermatologie ou encore l’oncologie.

Le rapport du Conseil National de l’Ordre des Médecins de janvier 20182 avait déjà exprimé à quel point notre système de santé était en train de connaître une transformation profonde sous l’effet de l’émergence progressive d’un pilotage par les données de santé. Le déploiement de l’intelligence artificielle est une source d’améliorations potentielles littéralement extraordinaires pour la santé humaine. Ce saut qualitatif pour notre système de soins s’accompagne d’un effet de levier potentiel majeur pour la création de valeur pour la France. Il induit également des transformations possiblement radicales des métiers du champ sanitaire et médico-social. Nous vivons actuellement une révolution des cas d’usage de recours à l’intelligence artificielle, celle-ci se traduisant, en pratique, par des améliorations très sensibles de l’accès aux soins pour les patients mais aussi de la qualité de vie au travail pour les professionnels. De ce point de vue, le réel de 2024 dépasse de loin les tendances que nous pouvions imaginer voici encore quelques mois ou quelques années3.

La technique la plus mature reste, de loin, la reconnaissance d’image par apprentissage machine (« machine learning »). Elle trouve d’ores et déjà à s’appliquer largement en radiologie (par exemple, IA de diagnostic en traumatologie aux urgences), dermatologie (diagnostic du mélanome), ophtalmologie (diagnostic de la rétinopathie du diabète, de la DMLA ou du glaucome) ou encore en oncologie (cas d’usage d’analyse massive de clichés de tumeurs). Dans toutes ces disciplines, les performances de diagnostic des algorithmes dépassent désormais fréquemment celles des humains. Ces nouveaux outils technologiques permettent de repositionner les interventions des professionnels les unes par rapport aux autres, en jouant, en particulier, en synergie avec le mouvement d’extension des compétences vers les professionnels paramédicaux pour repositionner les professionnels médicaux vers des tâches à plus haute valeur ajoutée. Loin donc de vider le travail de son sens, l’IA redonne, sur le fond, de nouvelles perspectives aux métiers de la santé. Dans ce contexte, comme nous le pensions dès une étude publiée en 2019 pour l’Institut Montaigne4, il ne faut pas craindre la disparition des médecins, et plus généralement des soignants. Au contraire, c’est bien une possibilité majeure de simplification des conditions d’exercice et d’amélioration de la qualité de vie au travail qu’il faut saisir.

Par ailleurs, nous observons depuis le début de l’année 2023, que la phase d’accélération majeure sur l’IA générative comprend un autre volet beaucoup plus immédiat. La focale mise sur ChatGPT décomplexe en quelque sorte les acteurs de santé sur le recours aux dispositifs d’IA « de la génération d’avant ». Tous les champs de spécialités à haut niveau de requérance en interprétation d’images connaissent ainsi une phase sans précédent de diffusion de solutions d’IA sur le terrain. La propagation rapide de ces solutions donne des opportunités majeures de rapprochement de l’accès au diagnostic de spécialités dans la ruralité ou dans les quartiers urbains en difficulté. Pour les patients, ce moment d’accélération donne des potentialités nouvelles d’accès plus précoce aux diagnostics de spécialités. Une vraie révolution dans la prévention du cancer du sein est ainsi à portée de main avec la mise au point de systèmes opérationnels d’interprétation des mammographies.

Pour autant, ces gains ne sont vraiment atteignables en pratique que si le déploiement des solutions d’IA est pensé comme s’insérant dans des pratiques professionnelles en renouvellement. Les exemples sont nombreux de systèmes très au point sur le plan technologique mais dont les concepteurs n’ont pas pensé suffisamment tôt à la manière, en conduite du changement, de les articuler le plus fluidement possible avec le réel des métiers. Ce n’est qu’en regardant l’innovation en IA que comme un continuum de révolution technologique et de transformation du travail que nous parviendrons à en tirer le plein potentiel et à vivre avec elle pour le meilleur. En plus d’être un standard de régulation positive éthique et juridique, le principe d’une « Garantie Humaine » – inséré dans le nouveau règlement européen sur l’IA, « AI Act » – associant professionnels de santé et représentants des patients dans le monitoring de l’IA vise aussi, en pratique, à créer les conditions de cette synergie et de cette revivification mutuelle entre intelligence artificielle et valeur travail.

Pour accompagner ces transformations, une véritable démarche d’accompagnement à la conduite du changement doit pouvoir être initiée en mobilisant l’ensemble des leviers possibles. C’est un chantier majeur pour les pouvoirs publics dans les prochains mois, mais aussi pour l’ensemble des acteurs de l’innovation et plus largement pour toutes celles et tous ceux qui font vivre notre système de santé au quotidien.

Entre IA et valeur de travail, il faut donc refuser les oppositions caricaturales et les « désillusions du progrès5 » qui les accompagnent pour capitaliser, au contraire, sur un fort potentiel synergique et forger ainsi notre vivre ensemble à l’heure de la révolution technologique.

Sources :
1. Karel Čapek. R.U.R. 1920.
2. Rapport « Médecins et patients dans le monde des data, des algorithmes et de l’intelligence artificielle ». Ordre des médecins. Janvier 2018.
3. David Gruson. La Machine, le Médecin et Moi. Éditions de l’Observatoire. Janvier 2019.
4. Rapport « IA et emplois en santé : quoi de neuf docteur ? ». Institut Montaigne. Janvier 2019.
5. Raymond Aron. Les Désillusions du Progrès. Éditions Calmann-Lévy. 1969.